Sylvie GOULARD

Sous-gouverneur de la Banque de France.

Partage

Le retour des frontières n'est pas la solution

Dans un contexte mondial de protectionnisme croissant et d'appels au retour des frontières, l'Union européenne peut faire la démonstration de ses réalisations. Marché unique, libre circulation et euro sont incontestablement des acquis de la construction européenne, appréciés des Européens. Pour faire face aux défis de l'avenir, maintenir l'ouverture en instaurant des garde-fous est la voie préférable. Loin de protéger, la fermeture des frontières recréerait des tensions et nuirait à la prospérité.

Les frontières sont nées d'une évolution historique et ethnique respectable, d'un long effet d'unification nationale ; on ne saurait songer à les effacer. À d'autres époques, on les déplaçait par des conquêtes violentes ou par des mariages fructueux. Aujourd'hui, il suffira de les dévaluer. »

Cette phrase de Robert Schuman illustre bien l'objectif des pères fondateurs de la Communauté européenne : transcender les frontières, sans les nier.

Le besoin de protection

Les frontières répondent à des besoins fondamentaux, elles sont en premier lieu un rempart destiné à assurer la sécurité. Trente-huit pour cent des Européens s'inquiètent aujourd'hui de l'immigration et 29 % du terrorisme, les deux principaux problèmes auxquels l'Union européenne doit faire face, selon eux.

Les frontières assurent aussi la cohérence géographique et sociale des ensembles humains. Ainsi l'Europe repose sur une unité de civilisation, une histoire partagée et des nations réconciliées autour de valeurs communes.

Enfin, un besoin de protection économique se fait de plus en plus sentir face aux dérives de la mondialisation, qu'elles prennent la forme de la concurrence des pays à bas salaires ou de normes sociales et environnementales au rabais.

Même si 40 % des Européens n'ont jamais quitté leur pays d'origine, ils redoutent les abus possibles liés à l'ouverture des frontières et à l'abolition des barrières. Avant sa révision en mai 2018, la directive sur les travailleurs détachés a pu entraîner des pratiques illégales mal perçues. En 2017, les consommateurs de certains pays de l'est de l'Europe ont dénoncé la qualité médiocre, inférieure aux standards des pays de l'Ouest, de certains produits agro-alimentaires vendus sur leurs marchés.

Pour toutes ces raisons, l'ouverture des frontières est remise en cause en Europe et dans le monde.

L'année 2018 aura été marquée par un nombre élevé de mesures protectionnistes dans les pays du G20 : 794 mesures de nature à ralentir les échanges auront été prises, principalement sous la forme de subventions nationales à l'exportation, de restrictions directes à l'importation ou d'augmentation des droits de douane. En dix ans, la tendance n'a fait que croître : seules 175 mesures de ce type pouvaient être recensées en 2008.

Depuis sa prise de fonctions, le président des États-Unis Donald Trump n'a pas hésité à prôner le rétablissement des frontières. Outre le mur qu'il entend bâtir le long de la frontière mexicaine, il a contesté ouvertement divers accords commerciaux, en prenant des mesures unilatérales, notamment contre l'Union européenne et la Chine.

Le débat protectionniste se cristallise tout particulièrement autour de la question de la circulation des personnes. En Europe, le Brexit, le rétablissement par plusieurs pays de l'Union de contrôles durables aux frontières intérieures de l'espace Schengen ou encore la construction de murs aux confins externes (à Ceuta et à Melilla, en Grèce ou en Bulgarie) sont autant de signes qui vont dans le même sens.

L'émotion qui a entouré la signature du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières à Marrakech, le 10 décembre 2018, a particulièrement bien illustré la sensibilité des populations comme l'exploitation que certains en font.

L'ouverture, source de prospérité

L'évolution des opinions voire la manipulation des esprits ne doivent cependant pas conduire à une fermeture préjudiciable.

Une large partie de notre prospérité et de nos emplois dépend de la libre circulation des personnes, des idées et des biens. C'est particulièrement le cas avec nos partenaires européens. Des décennies durant, la construction européenne s'est attachée à démanteler les barrières aux échanges et à faciliter la mobilité de la main-d'oeuvre et du capital à l'intérieur de l'Union européenne.

Aujourd'hui, l'Union européenne est un formidable marché réglementé - perfectible mais unique au monde -, concentrant 500 millions de consommateurs (7 % de la population mondiale), 20 millions de PME et près de 20 % du commerce mondial. Fort d'une monnaie unique évitant le risque de change, le marché unique a largement contribué à la prospérité européenne. Il a permis d'accroître les échanges et a généré des gains de croissance, d'emplois et de pouvoir d'achat qui ont été mesurés de façon unanime par un grand nombre d'études académiques.

Par exemple, des économistes de la Banque de France ont estimé qu'au total, le marché unique a contribué à une hausse du commerce intra-Union européenne de 109 % et à un gain de bien-être moyen par pays de 4,4 %. Une étude de 2017 de l'institut allemand Cesifo a montré qu'en cas de désintégration complète des accords qui régissent l'Union européenne (marché unique, zone euro, accords de Schengen, accords douaniers et budget européen), tous les pays de l'Union subiraient une chute du revenu par tête pouvant aller jusqu'à 23 % pour les plus petits États, comme le Luxembourg. L'impact sur la France, l'Espagne et l'Italie serait une baisse d'environ 4 % et pour l'Allemagne, de 5 %. Enfin, une étude de France Stratégie de 2016 a montré qu'un rétablissement permanent des contrôles aux frontières extérieures de l'espace Schengen se traduirait par un coût économique pour la France de 1 à 2 milliards à court terme et de 10 milliards d'euros à plus long terme.

Comme le Brexit l'a prouvé, les opinions nationales ne sont guère conscientes de l'imbrication des économies dont dépendent pourtant de nombreux emplois. Il est facile de faire miroiter la perspective de « reprendre le contrôle », selon le rêve des brexiters, mais il n'est pas prouvé qu'en pratique le repli soit profitable, à supposer même qu'il soit réalisable.

Ainsi 60 % des échanges commerciaux français s'effectuent avec un partenaire de l'Union. La libre circulation des personnes, des biens et des flux financiers a permis aux économies européennes de s'enchevêtrer toujours plus intimement, comme le montrent le recrutement de personnel dans les hôpitaux, le fonctionnement des marchés financiers ou la diversification de notre alimentation.

L'ouverture des frontières favorise également l'innovation et stimule la productivité. De véritables chaînes de valeurs européennes ont vu le jour, et ce mouvement s'amplifie avec la hausse des coûts de transport et la montée des coûts salariaux dans les pays émergents : 30 % du contenu des exportations des pays de la zone euro ont une origine étrangère (en termes de consommation intermédiaire) et, pour la moitié, il s'agit d'une origine européenne.

La libre circulation des personnes est devenue un acquis pour un très grand nombre. Le soutien des citoyens européens aux accords de Schengen est fort : 75 % pensent que cet espace unifié est utile pour les affaires ; 55 % pour la sécurité ; et selon 61 % d'entre eux, Schengen présente plus d'avantages que d'inconvénients. Plus de 16 millions d'Européens vivent dans un autre État que leur pays d'origine ou traversent une frontière chaque jour pour aller travailler. En Irlande, l'abolition des frontières entre la République et l'Ulster a consolidé la paix.

Où se trouve le bon équilibre entre excès d'ouverture et repli sur soi ?

La bonne réponse aux excès de la mondialisation ne peut pas consister à rétablir des murs sans tenir compte des réalités économiques ni des évolutions technologiques ; c'est au contraire d'organiser l'ouverture en l'accompagnant des garde-fous nécessaires.

L'Europe représente la seule tentative aboutie de création d'un espace de libre circulation doté d'un embryon de démocratie supranationale, de principes communs et d'instruments de contrôle efficaces, notamment la Cour de justice.

L'Europe est un laboratoire. Perfectible, elle sait se remettre en question : on l'a vu avec la réforme de la directive sur le travail détaché, le renforcement de l'égalité de traitement des consommateurs, l'amélioration des systèmes d'information Schengen ou encore la réforme de Frontex, l'agence de gestion des frontières extérieures de l'Union, la création d'un corps européen de gardes-frontières et de gardes-côtes.

Cette Europe protège. Elle pourrait assurément faire mieux mais, sans action commune en matière commerciale par exemple, les Européens peuvent-ils seulement espérer obtenir des accords favorables de la part d'États disposant de vastes marchés intérieurs comme les États-Unis, la Chine ou l'Inde ?

Comment lutter seul contre le changement climatique, le terrorisme ou l'extraterritorialité des flux financiers ? Dans un tel contexte, il est bien illusoire de penser récupérer plus de souveraineté en l'exerçant de manière solitaire qu'en la partageant avec nos partenaires européens, si difficile que soit cet exercice conjoint.



L'auteur remercie pour leur concours Véronique Genre et l'équipe de la Banque de France.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2019-3/le-retour-des-frontieres-n-est-pas-la-solution.html?item_id=3700
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article