Ces frontières qu'on n'attendait plus...
À rebours des désirs des tenants de l'ouverture généralisée et de l'uniformisation, le monde de demain sera fait de frontières. La globalisation nécessite des dedans et dehors nationaux. À défaut, c'est le règne de l'argent, la multiplication des contrôles liberticides et l'extension des frontières intérieures, visibles ou invisibles, qui viennent ségréguer à l'échelle des villes, des quartiers, des immeubles. Pour les différentes nations européennes, il s'agit de redevenir capable de dire « nous ».
Barrières, murs, fossés, partout s'élèvent, se construisent ou se creusent. Partout l'idéologie de l'ouverture, de la mobilité infinie et de l'unité planétaire bat en retraite. Et partout vient le temps de la séparation. La frontière est la figure du monde de demain, un monde qui ne ressemble pas à ce qui était annoncé. Et tant pis pour celles et ceux qui répètent les clichés hérités des années 1990, du temps où la « fin de l'Histoire », le modèle de l'open society et la berceuse du multiculturalisme s'enseignaient partout, de l'ENA au festival de Cannes. Il leur suffit d'ouvrir les yeux.
Partout, sauf en Europe, l'affirmation des frontières
De l'Inde de Narendra Modi, qui convoque les plus modernes des techniques au service du mode de vie hindou millénaire, à la Russie qui mobilise l'orthodoxie pour conforter son unité, d'Israël qui vote une loi affirmant sa singularité nationale au Pakistan, à l'Arabie saoudite ou à la Tunisie qui construisent des murs électrifiés pour se séparer de leurs mauvais voisins stratégiques, sans même parler du fameux mur que Donald Trump veut ériger pour compléter la frontière avec le Mexique, partout dans le monde les nations redécouvrent la valeur de leur singularité et la condition de la liberté politique qu'est la séparation. L'Ouganda fait appel aux experts occidentaux pour assurer la tenue de sa frontière avec la République démocratique du Congo, le Soudan du Sud et le Kenya. La Tanzanie travaille à reprendre le contrôle de sa frontière avec le Mozambique, un contrôle que des décennies de guerres civiles, de champs de mines et de trafics divers ont mis à mal. La Guyane française voit des gendarmes français désemparés devant les opérations de guerre conduites par les chercheurs d'or brésiliens ou vénézuéliens. Les États-Unis comme l'Allemagne aident l'Algérie à boucler sa frontière du Sahel. Israël propose dans tous les salons mondiaux ses outils éprouvés de protection des frontières et de surveillance électronique. Et la Chine entreprend de rendre hermétique le bouclage numérique de sa frontière ouest, du côté du Sin-Kiang. Partout, sauf dans une Europe infectée par l'idéologie de la mobilité, de la fluidité, de l'ouverture, hantée par l'ignorance de ce qu'elle est et de ce qu'elle se doit, et sous anesthésie lourde des médias, de la bien-pensance et des inquisitions morales. Sera-t-elle la dernière à voir que le monde a changé de cours ? sera-t-elle la dernière à voir qu'elle est à contre-courant de l'Histoire ?
Chaque année, depuis vingt ans, ce sont plusieurs milliers de kilomètres de frontières qui se délimitent, qui s'équipent et qui se contrôlent. Le mot de « fermeture » est trompeur ; la frontière n'interrompt pas les échanges, elle définit un dedans et un dehors. Elle sépare « nous » et « les autres » - ces autres qui, partenaires, clients ou fournisseurs, amis ou ennemis, obéissent à d'autres lois, suivent d'autres coutumes, vivent selon d'autres mœurs. La diversité n'est-elle pas la conséquence de la liberté politique, et l'uniformisation le résultat du totalitarisme global ? Nous assistons à cette « insurrection de la différence » que maints sociologues et ethnologues français avaient vue venir.
La suppression de la distance par le numérique, de l'éloignement par les transports à bas prix, entraîne une confusion générale qui appelle la frontière, comme condition de toute expérience politique ; se compter et se nommer. La séparation que la géographie, le relief et la distance n'assurent pas seuls, la frontière, premier effet de l'ordre politique, va l'assurer. Notre problème est d'accepter la frontière comme modalité vitale de la liberté politique dans la globalisation, c'est-à-dire de la capacité de collectivités humaines de décider elles-mêmes de leurs lois et de leur destin.
L'idée de l'ouverture des frontières a été portée par l'universalisme de ceux qui réduisaient le monde à leur paroisse. Elle se trouve au coeur d'une Union européenne incapable de se donner des frontières extérieures, faute de s'accepter comme une partie du monde dont la singularité n'a aucune chance de s'étendre indéfiniment, à moins de se détruire elle-même.
Nécessaires frontières
La frontière interroge notre conception de la société politique. Les sottises accumulées depuis des années ne manquent pas à cet égard. Les plumitifs qui font prononcer à un président de la République les mots « souveraineté européenne » savent-ils de quoi ils parlent ? et ont-ils conscience qu'en l'absence d'un peuple européen, là où les peuples sont allemand, français, italien, grec, etc., ils plaident simplement pour la remise des affaires de l'Europe à un proconsul américain ?
La frontière est au corps politique ce que la membrane est à la cellule, la peau à un corps vivant. Elle permet de recevoir de l'extérieur ce qui nourrit, de rejeter ce qui nuit. Comme l'écrivait Claude Lévi-Strauss, toute société connaît un optimum d'ouverture, selon les époques et les circonstances 1.
Force est de constater qu'une Union européenne incapable de sortir de la crise américaine du crédit de 2007-2008, incapable de répondre à la souffrance identitaire qui se répand, a plus besoin de se concentrer sur elle-même et de conforter le « nous » des nations qui la composent que de poursuivre les fantasmes d'une ouverture que les Européens paient si cher - et pas seulement en argent, les attaques terroristes sont là pour le rappeler. Selon la forte phrase de Rémi Brague, « l'Europe se fera bien plus en se séparant de ce qui n'est pas elle qu'en détruisant les nations qui la composent » 2. Voilà qui pourrait utilement servir de base à la politique européenne que définira le nouveau Parlement européen issu des élections de 2019, et voilà qui permettrait un début de réponse à celles et ceux qui souffrent chaque jour de l'indétermination européenne et de la submersion démographique en cours.
La découverte que la globalisation, non seulement n'abaisse pas les frontières mais les requiert, appelle une autre prise de conscience. Le temps est venu de renouer avec la géographie, avec le climat, avec les territoires. Ce temps de redécouverte des limites de l'établissement humain sur cette planète est aussi le temps de retrouver les vertus de la séparation. Ceux qui répudient les traditions, les enracinements et toutes les singularités que chaque établissement humain tire des conditions géographiques, environnementales, spécifiques à son territoire, sont-ils conscients qu'ils détruisent la culture en tant que telle, qui n'est rien si elle n'est pas plurielle ? Sont-ils conscients que, ce faisant, ils détruisent nos chances de survie, qui viennent de ce que les hommes ne désirent pas les mêmes choses, qu'ils ne poursuivent pas le même idéal, et que « la bonne vie » n'est pas la même des deux côtés de la frontière ?
L'individualisme qui prétend attribuer des droits égaux à chaque individu, indépendamment de ses origines, de sa nationalité, donc des sociétés seules capables d'honorer ces droits, est la pire menace contre la survie de l'humanité - et, accessoirement, contre les mutualités nationales qui ont permis le très haut niveau de prestations assuré par les systèmes sociaux européens. Le monde ne résistera pas à l'uniformisation des modes de vie. Quant à l'uniformisation des désirs et des modèles, elle n'est rien d'autre que la promesse de la guerre de tous contre tous.
L'argent comme ultime frontière ?
La suppression des séparations entre les hommes comme l'ouverture des frontières sont un trompe-l'oeil efficace à l'avènement de la société de marché. Car la société de l'individu, de la mobilité obligée et du déracinement systémique ne crée pas seulement un homme hors-sol, elle fait de l'argent la seule séparation légitime. Il est plaisant d'entendre les mêmes humanistes soucieux que plus aucune différence ne fasse de différence (selon le slogan stupide qu'ânonnent les DRH bien formatés, « ni l'âge, ni le sexe, ni l'origine, ni la foi religieuse » ne font de différence entre les CV des candidats) accepter fort libéralement que seul l'argent discrimine ceux que rien d'autre ne peut discriminer. Les origines familiales, les parcours professionnels ou publics, la notabilité reconnue établissaient des distinctions dans lesquelles l'argent n'avait pas sa part, élevaient des hiérarchies subtiles impénétrables à l'étranger de passage, et dressaient ces limites que les rites et l'étiquette imposaient au désir humain. Seul l'argent joue maintenant ce rôle - et dispense de toutes les limites.
Tout se passe comme si la seule distinction légitime entre les individus de droit était l'argent dont ils disposent. Montrez-moi la couleur de votre carte de crédit, et je vous dirai qui vous êtes ! Un nouvel apartheid se crée, dont le prix de l'immobilier, l'accessibilité aux transports, le niveau des prix à la consommation tiennent les clés. Le culte de la mobilité individuelle, tel que le pacte de Marrakech prétend l'imposer, libère le cynisme d'une ploutocratie mondiale qui entend que rien, ni citoyenneté, ni nationalité, ni civilité, ne limite ses appétits.
Multiplication des frontières intérieures
L'idéal de la chute des frontières et le refus de toutes les séparations aboutissent à cet apartheid par l'argent qui s'étend infailliblement. Ils aboutissent également à la multiplication des frontières intérieures. Ceux qui refusent la frontière nationale sont d'ailleurs les premiers à requérir des millions de frontières intérieures, subtiles, parfois tout à fait invisibles et pourtant efficaces.
Décrire la journée ordinaire d'un employé, d'un cadre ordinaire, c'est ainsi énumérer une suite sans fin de numéros, de codes, de badges, de passes et de mots de passe, d'identifiants et de documents à présenter, qui sont chacun l'équivalent d'une petite frontière exigeant des preuves de soi. Badge d'entreprise ou code d'entrée, la logique est la même : plus un pas, plus un geste sans contrôle. Ne parlons même pas de prendre l'avion, ou désormais de monter dans un train ! Et oublions ces caméras de surveillance et ces dispositifs d'identification qui en finissent avec toute notion de privauté, d'intimité ou de secret ! À l'intérieur des pays aux frontières bien gardées, on jouissait d'un anonymat et d'une liberté de mouvement dans l'espace public aujourd'hui inconcevables. De combien d'heures d'attente, de combien d'obligations et de soumissions quotidiennes se paie cette utopie européenne, la suppression des frontières nationales ?
Schengen et le grand marché intérieur appellent ces fracturations de l'espace commun et cette surveillance omniprésente. Société ouverte, société de l'obéissance, même combat ! Le citoyen libre et confiant parmi les siens devient l'individu isolé en proie à la suspicion généralisée dans la société ouverte - dans une société qui ne vante son ouverture que pour mieux contrôler, formater et dominer les atomes qui s'y agitent. Cette logique des frontières intérieures trouve son paroxysme dans ces immeubles de bureaux où la nature du badge permet on non l'accès à tous les étages, à un groupe d'étages, à un étage seulement, voire à un ou à des bureaux seulement dans cet étage. Une autre illustration, tout aussi frappante, est donnée par ces projets qui se multiplient avec des barrières, virtuelles ou réelles, à l'entrée des grandes villes et de leurs quartiers centraux qui exigeront un péage d'accès. Un nouveau dispositif de ségrégation dans l'espace se met en place, dans la relative indifférence générale.
Révolte contre les ralentissements et les contrôles
C'en est bel et bien fini du rêve de mobilité, de fluidité généralisée, d'accélération permanente. Nous en sommes loin ! Pour s'en convaincre, il suffit de prendre sa voiture. Les accès se ferment ou deviennent payants, les ralentisseurs se multiplient à l'entrée des villages, des chicanes organisent le passage des voitures sur une seule voie dans de larges rues, et les radars comme les contrôles embarqués font de la route un lieu dangereux pour celles et ceux qui avaient seulement plaisir à rouler. Le propos n'est plus de fluidifier, de faciliter, d'accélérer, c'est le contraire. De 60 km/h en ville, nous sommes passés à 50, puis à 30, et certains parlent de limiter à 20 km/h la vitesse en « hypercentre » - un concept d'autant plus intéressant que les mêmes ont depuis longtemps rendu désert et mort le centre-ville en autorisant à la fois l'ouverture d'hypermarchés en périphérie et la multiplication de lotissements résidentiels par conversion d'anciennes terres agricoles. Le jeu est de faire de chaque traversée de village un parcours du combattant, avec ralentisseurs, passages surélevés, chicanes, décrochements, passages sur une seule voie, etc.
La question ne porte pas sur la sécurité routière et la protection des piétons, sujets légitimes s'il en est. Elle porte sur l'inversion inaperçue des logiques de la modernité. Elle était à l'accélération, elle est au ralentisseur. Elle était à la fluidité, elle est au blocage. Elle était à l'ouverture infinie, elle est au contrôle des entrées et au suivi biométrique des entrants. Tout indique que le mouvement n'en est qu'à ses débuts, et qu'il va se poursuivre. Les indicateurs les plus pertinents sont l'insurrection des indigènes de Barcelone, de Venise, de Dubrovnik, contre l'invasion des touristes qui fait d'eux des Indiens dans leur réserve - ou des singes dans leur cage.
Le plus décisif se joue là, dans la capacité d'être de quelque part, des siens et de son territoire, d'y être bien, avec les siens, et hors de portée de l'hydre mondialiste qui détruit ce bonheur simple de dire « nous ». L'idéal nomade congédie la sûreté de l'être que la nation avait généreusement assurée à tous. La surveillance permanente, la délation automatique, mettent fin à cette liberté d'être qu'a longtemps symbolisé le plaisir de conduire sur les routes de France - désormais une corvée dont le pilotage automatique devrait nous délivrer.
Le sujet de la frontière est moins celui des limites que celui d'une esthétique. La beauté est une fleur fragile qui ne résiste pas au nomadisme obligé ! Le monde se ferme, l'insurrection de la différence bat son plein, les identités et les peuples ne sont pas solubles dans la mondialisation, et les entreprises doivent en tirer les conséquences dès aujourd'hui pour intégrer une nouvelle pratique du commun, du lieu et des limites.
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Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Unesco, 1952.
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Rémi Brague, Europe, la voie romaine, Criterion, 1992.
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