Hervé JUVIN

Écrivain et essayiste, président de la société Natpol DRS.

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La course à l'eau est engagée !

La relation de l'homme avec cet élément de la vie qu'est l'eau est un tout. De l'eau de la source à l'eau de la pluie et de l'océan au robinet du lavabo, c'est une continuité d'usage, de gestion et d'incertitudes qui explique la course à l'eau observée aujourd'hui.

Sans eau, aucune vie n'est possible. Le corps humain est composé à plus de 70 % d'eau, un homme ne survit pas plus de trois jours sans boire, et près des trois quarts de l'eau utilisée dans le monde servent à l'agriculture et aux agro-industries. Manger des fruits, des légumes, de la viande, c'est d'abord consommer de l'eau. D'où des concurrences d'usage et de droits d'où des questions d'accès à l'eau, de gestion de l'eau, de tarification de l'eau.

La course à l'eau est engagée, parce que l'eau est une ressource très inégalement répartie sur la planète et que le dérèglement climatique devrait accroître le stress hydrique. Il faut prévoir que va monter et s'intensifier le débat entre ceux qui font de l'accès à l'eau potable un droit de l'homme que chaque État et, à défaut, la collectivité internationale doivent garantir à tous, et ceux qui, tel l'ancien président de Nestlé Peter Brabek, souhaitent une forte augmentation du prix de l'eau, seul moyen selon eux de construire les infrastructures dont une planète à neuf milliards d'hommes aura besoin. Là où elle est la solution, la désalinisation coûte cher.

Dans ce domaine, le défi de l'eau est incontestable, au point que les responsables de Goldman Sachs considèrent l'eau comme « le pétrole du XXIe siècle 1 » et que le thème de l'« or bleu » est récurrent. Ce défi semble moins financier que technique et d'innovation. En climat tempéré, l'immeuble autonome en énergie fait recette. Pourquoi pas l'immeuble autonome en eau ? Un système de recueil des eaux de pluie, inspiré des exemples indiens ou des citernes asiatiques, complété par un système de traitement et de recyclage intérieur, assurant à chaque besoin la qualité et la quantité d'eau adaptées, réduirait dans des proportions considérables l'apport d'eau extérieur, donc la facture correspondante. Des compteurs permettant d'anticiper les besoins en eau et de les gérer au mieux viendraient rendre la maison ou l'immeuble « intelligents en eau ». Il y a là un chantier d'innovation grand ouvert, de nouveaux métiers à mettre en place et, tout autant, des enjeux de valeur ajoutée à déplacer. Il y a aussi un champ d'invention, de brevets, de propriété intellectuelle le droit de l'eau et les droits sur l'eau vont devenir un sujet de concurrence des systèmes et un objet économique majeur.

L'urbanisation est maritimisation

Notre planète est la planète de l'eau. Celle-ci couvre la majeure partie du globe elle explique en grande partie la répartition et la concentration de l'habitat humain. Cette géographie humaine a changé au cours des trente dernières années et continue à changer de manière accélérée. Quelques phénomènes nés d'une course à l'eau imprévoyante ou exacerbée ont retenu l'attention : l'assèchement de la mer d'Aral, privée de ses affluents par une politique désastreuse d'arrosage des champ de coton et de grands barrages dans l'ex-URSS le déplacement de dizaines de milliers d'habitants pour laisser place aux retenues d'eau de barrages gigantesques, en Chine, au Brésil ou en Éthiopie les conflits que suscitent la répartition de l'eau entre Palestiniens des territoires occupés et colons israéliens, la retenue des eaux de l'Euphrate par le barrage Ataturk, en Turquie, qui condamne l'agriculture irakienne, ou la construction d'un barrage géant dans la haute vallée du Nil qui menace les crues vitales pour l'Égypte, ont alimenté des polémiques éminemment politiques, voire les bruits de « guerre de l'eau ». Le plus important est trop souvent négligé : l'urbanisation contemporaine est aussi et d'abord une maritimisation.

La course aux côtes et aux bords de mer est mondiale. Plus de 70 % de l'humanité va vivre dans des villes avant la moitié du XXe siècle, et la majorité vivra en bord de mer. Les grandes métropoles de demain, les hypervilles, sont presque toutes en bord de mer ou au fond d'un estuaire. Par ailleurs, les populations vieillissantes d'Europe, du Japon, des Amériques tendent à se concentrer dans les zones proches de la mer, au point de former des zones d'urbanisation diffuse, sur vingt à trente kilomètres de profondeur, tout au long des côtes, de la Costa Brava à la Bretagne du sud, sans rien dire des côtes méditerranéennes. Le phénomène est constitutif d'un nouveau concept territorial. Cela signifie que la part de la population mondiale exposée à la montée du niveau de la mer, à des crues ou à des évènements climatiques extrêmes augmente et va continuer d'augmenter. Ce qui veut dire aussi que l'importance des côtes et des domaines maritimes va augmenter. La géopolitique est sans appel à ce sujet la puissance et la richesse des décennies à venir dépendront davantage de la mer, que ce soit pour y vivre, pour s'en nourrir, pour y puiser des sources d'énergie ou des métaux rares ailleurs épuisés, ou pour en tirer par désalinisation l'eau de la vie.

Les Français font peu de cas de leur domaine maritime, le deuxième du monde, récemment porté à près de 12 millions de kilomètres carrés. Selon les termes des conventions sur le droit de la mer, signées à Montego Bay, les limites des eaux territoriales sont en effet dépendantes soit des célèbres 20 milles marins, soit de la tombée du plateau continental, quand il est établi, ce qui permet à la France, à partir de ses terres australes, pacifiques, atlantiques et caraïbes, de revendiquer un immense territoire où pourrait bien se jouer la puissance de demain. La France réalisera-t-elle au XXIe siècle un destin maritime auquel tout la destinait mais que l'Histoire a contrarié ?

Une course contre l'eau

La course à l'eau est aussi une course à la maîtrise de l'eau. Comme l'air, comme le feu, l'eau est un élément, Janus à double face l'eau de la vie est aussi l'eau de la mort. Et ce dernier thème a toutes les chances de jouer un grand rôle dans les années à venir. La conjonction de deux phénomènes joue en ce sens. D'abord, l'imperméabilisation des sols, liée moins à l'habitat et à l'activité économique qu'à des habitudes redoutables en matière d'urbanisme et d'aménagement - par exemple de parkings, de voierie, d'espaces publics -, de protection des zones humides, de contrôle des interventions d'origine agricole ou industrielle sur les voies d'eau, les retenues d'eau ou les zones inondables. Certaines zones des côtes méditerranéennes, qui atteignent ou dépassent des densités de 3 000 habitants au kilomètre carré, se sont urbanisées en détruisant toute capacité naturelle d'absorption ou d'évacuation des eaux les conséquences ont déjà été dramatiques, elles le seront davantage. Car le second phénomène est lié au dérèglement climatique. Disparition des saisons intermédiaires, printemps et automne fréquence et intensité augmentées des événements climatiques extrêmes, vent, pluie, sécheresse, orage, voire tornades l'eau est au coeur d'un changement qui menace certaines régions de passer violemment d'un stress hydrique maximal - avec une absence de pluie et un épuisement des nappes phréatiques problématiques pour l'habitat - à des épisodes d'inondation que le bétonnage des sols rendra destructeurs, et d'autant plus destructeurs que les pouvoirs publics comme les acteurs privés ne semblent pas développer la culture du risque qui permet d'anticiper, de prévenir et, dans tous les cas, de limiter les dommages 2.

Les enjeux sont élevés. La préservation de zones inconstructibles au titre du Conservatoire du littoral, celle des zones humides, des parcs régionaux ou des zones protégées comme celle des bassins versants n'est pas une question écologique, c'est une question de sécurité publique, et sa remise en cause serait une atteinte à la sécurité nationale. Les dispositions du Grenelle de l'environnement méritent d'être sanctuarisées contre le grignotage insidieux dont elles font l'objet de la part de clientélismes locaux qui peuvent devenir criminels par leur conséquences voyez La Plaine-sur-Mer !

De nouveaux modèles d'urbanisme peuvent aider à les relever les parkings, les espaces publics peuvent être construits de manière à laisser passer l'eau et à éviter le ruissellement. La densification des centres-villes, la reconquête du bâti ancien, à l'épreuve des éléments, répondent à d'autres enjeux, notamment à celui de l'artisanat et du maintien des savoir-faire de la construction traditionnelle, généralement très adaptée aux conditions, aux matériaux et à l'environnement locaux.

L'innovation appelée par la course à l'eau, et aussi contre l'eau, sera technique, sans doute. Elle sera plus encore culturelle et sociale. Culture du risque, diffusion et participation de tous au devoir de prévention priorisation des intérêts vitaux des collectivités, notamment dans l'équilibre des relations avec leur environnement une chose est certaine, le meilleur moyen de gagner la bataille de l'eau est de ne pas l'engager. Les anciens le savaient : à la fin, l'eau gagne toujours.

  1. Cité par James Fergusson, dans Newsweek du 24 avril 2015.
  2. L'exemple des huit habitants du Lavandou morts à l'automne 2015 en voulant sauver leur voiture de l'inondation de leur parking est significatif.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2016-3/la-course-a-l-eau-est-engagee.html?item_id=3513
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