Gérard PAYEN

Ancien conseiller pour l'eau du secrétaire général des Nations Unies (UNSGAB), président d'honneur d'AquaFed, membre du think-tank (Re)sources.

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De l'eau pour chacun : une question politique

Le développement des activités humaines rend l'accès à l'eau de plus en plus difficile. Des milliards de personnes manquent d'eau potable. Les progrès dus aux politiques publiques sont insuffisants pour permettre de satisfaire durablement tous les besoins.

Chacun a besoin d'eau. Les hommes et les femmes en ont besoin pour la vie domestique, c'est-à-dire la boisson, la cuisine, l'hygiène, les nettoyages, etc. Les agriculteurs en ont besoin pour produire la nourriture de la population ils utilisent les pluies et font des arrosages complémentaires, ce qu'on appelle l'irrigation. Les entreprises industrielles ont besoin d'eau pour leurs procédés de fabrication. Les producteurs d'électricité en utilisent pour produire de l'hydroélectricité et pour refroidir les centrales thermiques, qu'elles soient à gaz, à charbon, au fioul ou nucléaires. Les pouvoirs publics ont besoin d'eau pour les services d'incendie, les jardins publics, le lavage des rues, le fonctionnement des administrations, des hôpitaux, etc. Dans tous les cas, il s'agit d'eau douce, mais pas forcément de la même qualité. Les hôpitaux, les écoles et la population ont besoin d'une eau saine, non contaminée, ce qu'on appelle de l'« eau potable ». Les autres usages n'ont pas besoin d'une eau aussi sophistiquée que de l'eau purifiée pour devenir potable ils se contentent de l'eau que l'on trouve dans la nature et dont l'approvisionnement est beaucoup moins onéreux.

Le problème de l'accès à l'eau

Dame Nature complique la vie des hommes en apportant l'eau de façon inégalement répartie dans l'espace et dans le temps : il y a des régions arides et des régions humides dans de nombreux pays, saisons humides et saisons sèches alternent. Depuis des millénaires, les hommes se sont adaptés en s'installant près des sources d'eau, en cultivant les terres les mieux arrosées et en stockant l'eau pour en bénéficier en saison sèche. Il y a énormément d'eau douce sur la Terre et ces ressources se renouvellent partiellement chaque année. Aujourd'hui, les activités humaines n'utilisent qu'une faible partie des pluies annuelles, c'est-à-dire des quantités renouvelées. La plus grande partie ruisselle jusqu'à la mer.

Pourtant, une question est de plus en plus souvent posée : allons-nous pouvoir continuer à bénéficier de l'eau dont nous avons besoin ou allons-nous manquer d'eau ? Pourquoi cette inquiétude ? Les pluies se raréfieraient-elles ou les conditions d'accès à ces ressources en eau auraient-elles changé ? Non, il y a toujours beaucoup d'eau douce sur notre planète et elle continue à se renouveler régulièrement. Ce qui est nouveau, c'est que les activités humaines rendent aujourd'hui l'accès à l'eau plus difficile qu'il y a un siècle, et ce, pour trois raisons principales.

D'abord, les quantités d'eau des nappes souterraines et des cours d'eau utilisées par l'agriculture, l'économie, la production électrique et les populations ont explosé au niveau mondial : elles ne cessent de croître depuis un siècle. Les besoins devraient augmenter encore de plus de 50 % entre 2000 et 2050. Cette croissance régulière des consommations d'eau résulte de la croissance démographique, de l'élévation du niveau de vie, de la croissance industrielle et du développement de l'irrigation.

Ensuite, le réchauffement de l'atmosphère résultant des émissions de gaz à effet de serre conduit à des modifications de la pluviométrie, à la hausse ou à la baisse selon les régions. Dans ce dernier cas, les ressources disponibles sont en diminution.

Enfin, les hommes ont oublié leur dépendance à l'eau et les villes du XXIe siècle croissent là où les hommes se rassemblent, même si les ressources locales en eau douce sont épuisées depuis longtemps et qu'il faut aller en chercher à des centaines de kilomètres pour satisfaire les besoins des nouveaux citadins.

Pour ces trois raisons, le stress hydrique, c'est-à-dire la difficulté à satisfaire tous les besoins avec les ressources disponibles, augmente localement dans de nombreuses régions du monde. Dans la plupart des cas, c'est l'augmentation des consommations qui est le premier facteur d'aggravation, bien avant les changements climatiques. Par ailleurs, l'eau rejetée après utilisation est souvent polluée. À l'échelle mondiale, les stations d'épuration ne dépolluent au plus que 20 % des eaux usées. Le reste part dans les cours d'eau ou les nappes souterraines, rendant souvent ces ressources impropres à la fabrication d'eau potable. Ce défaut de dépollution aggrave encore les situations locales. Notons que l'Europe occidentale connaît peu ces problèmes parce que les stations d'épuration y sont nombreuses et que les consommations n'y progressent plus. En France, elles diminuent même en ce qui concerne les villes et l'industrie.

Satisfaire durablement les besoins

Dans les territoires où les consommations et le stress hydrique augmentent, les utilisateurs sont de plus en plus en concurrence les uns avec les autres et l'eau mérite de plus en plus difficilement son image de bien public, dont une des caractéristiques est normalement de pouvoir être utilisé par tous sans que l'usage par les uns rende impossible son usage par d'autres. Les agriculteurs, les industriels et les villes se gênent de plus en plus et convoitent tous les mêmes ressources en eau, évidemment limitées. Il s'ensuit une multiplication des conflits locaux. La croissance des tensions locales sur les ressources en eau est devenue telle que l'eau est devenue la première préoccupation des entreprises industrielles, selon l'enquête annuelle du Forum économique mondial de Davos.

Lorsque les consommations augmentent sur un territoire, le jour vient où les méthodes traditionnelles de répartition des ressources en eau ne fonctionnent plus. Les droits ancestraux de certains ne peuvent plus s'appliquer car de nouveaux besoins sont apparus. Il faut bien trouver des solutions. Techniquement, on peut chercher à mobiliser des ressources nouvelles en puisant dans de nouvelles nappes, en allant chercher l'eau plus loin ou en dessalant l'eau de mer. En outre, les gaspillages peuvent être réduits en incitant chaque type d'utilisateur à utiliser moins d'eau pour les mêmes usages. Enfin, il est techniquement possible d'utiliser la même eau plusieurs fois, mais cela requiert une organisation collective précise pour que l'eau rejetée ne soit pas inutilisable. Ainsi, en Tunisie, une grande partie des eaux urbaines sont réutilisées en irrigation agricole, ce qui est une excellente solution.

Si, techniquement, des solutions existent, encore faut-il pouvoir les mettre en œuvre. C'est souvent un problème politique. Plus le stress hydrique augmente, plus les pouvoirs publics ont besoin de s'impliquer, car les utilisateurs ne peuvent pas résoudre les problèmes tout seuls. Traditionnellement, les pouvoirs publics répartissaient les ressources existantes, ce qui n'était déjà pas simple. Aujourd'hui, ils doivent, en plus, mobiliser des ressources supplémentaires, inciter les utilisateurs à économiser l'eau et organiser les usages successifs de l'eau. Ce dernier point est essentiel pour satisfaire durablement les besoins, mais il nécessite de faire travailler ensemble des secteurs qui n'ont pas cette habitude. En outre, l'augmentation du stress hydrique conduit souvent à rechercher des solutions à plus grande distance, au-delà des limites territoriales des autorités compétentes, ce qui peut créer des conflits entre pouvoirs publics.

Des milliards de personnes privées d'eau potable

La problématique de l'accès à l'eau potable est très différente. Il ne s'agit pas de répartir ou réutiliser une ressource limitée. À l'échelle mondiale, on estime que les volumes d'eau potable ne constituent qu'un dixième des volumes d'eau pompés dans les nappes ou les cours d'eau pour les différentes activités humaines. Il s'agit de pomper, transporter et apporter à la population une petite partie des ressources disponibles après avoir purifié l'eau pour la rendre non dangereuse pour la santé. Cela requiert des infrastructures, principalement des systèmes collectifs, car dans un monde qui s'urbanise les citadins n'ont aucun moyen de trouver de l'eau non contaminée par eux-mêmes. Dans certains pays comme le Nigeria ou le Congo, l'eau est très abondante mais une partie importante de la population n'a pas d'eau potable. À l'opposé, dans des pays arides ou semi-arides comme le Maroc ou l'Arabie saoudite, où les ressources en eau sont très limitées, la majeure partie de la population bénéficie d'eau potable. L'enjeu de l'accès à l'eau potable est ainsi distinct de celui des ressources en eau. Il s'agit de faire en sorte que chacun dispose de l'eau potable dont il a besoin. On en est loin, très loin même. Plus de 2 milliards de personnes, soit plus d'un habitant de la planète sur quatre, utilisent de l'eau contaminée par des germes fécaux.

L'accès à l'eau potable est reconnu comme un droit de l'homme. Pourtant, les critères de satisfaction de ce droit ne sont pas remplis pour près de la moitié de l'humanité. Le principal enjeu de l'eau potable est aujourd'hui de faire en sorte que ces milliards de personnes bénéficient d'un accès satisfaisant à une eau saine de façon à améliorer leur santé, leur taux de scolarisation, leur temps disponible pour des activités économiques et donc, indirectement, leur niveau de vie.

Aujourd'hui, alors que seul un très petit nombre de personnes ont leurs propres installations, les pouvoirs publics n'apportent de l'eau qu'à environ 60 % de la population mondiale. Les 40 % restant doivent trouver de l'eau par leurs propres moyens. Soit ces personnes vont en chercher loin de leur domicile, à un puits, à une fontaine publique ou dans un cours d'eau, et elles sont alors astreintes aux corvées d'eau. Soit elles en achètent à leurs voisins ou à des vendeurs d'eau ambulants qui leur apportent de l'eau d'origine douteuse par camions-citernes, deux-roues ou porteurs, et cela leur coûte plus cher que si elles bénéficiaient de services publics. Plus de 600 millions de personnes prennent de l'eau dans des rivières ou des puits utilisés également par des animaux, avec tous les risques de contamination que cela comporte. Avoir accès à un réseau public est une bien meilleure situation mais n'est pas une garantie de potabilité. Un test dans quatre pays en développement a montré que l'eau du robinet y était contaminée pour environ un citadin sur dix.

Une question de priorité politique

Les politiques publiques d'amélioration de l'accès à l'eau potable sont très actives partout dans le monde. Les progrès sont considérables. Sur les quinze premières années du XXIe siècle, 1,6 milliard de personnes, soit plus d'une sur cinq, ont vu leur accès à l'eau s'améliorer, et 1,2 milliard ont été raccordées aux réseaux d'eau potable. Ces chiffres sont énormes. Pourtant, ces progrès remarquables ne sont pas suffisants. En effet, la population mondiale s'est accrue dans le même temps de 1,2 milliard d'individus. Le nombre d'habitants de la planète qui ne bénéficie pas d'eau courante au robinet n'a donc pas diminué.

Par ailleurs, les problèmes sont très différents dans les moitiés rurale et urbaine du monde. C'est en milieu rural que les besoins actuels sont les plus élevés mais, grâce aux efforts consentis dans ces zones, l'accès s'y améliore rapidement. En milieu urbain, les besoins semblent numériquement moins importants mais, hélas, l'accès à l'eau potable s'y détériore. La croissance de l'urbanisation est tellement rapide que les infrastructures publiques n'arrivent pas à suivre. Aujourd'hui, le nombre de citadins sans accès satisfaisant à l'eau potable est plus élevé qu'il y a dix ans. Une forte accélération des politiques publiques est nécessaire pour renverser cette inquiétante dynamique.

La faiblesse économique d'un pays est-elle l'obstacle principal au développement de l'accès à l'eau potable pour sa population ? Beaucoup pensent que oui. Pourtant, à richesse égale, certains pays font beaucoup mieux que d'autres, et des pays aux économies très semblables peuvent avoir des taux d'accès à l'eau potable très différents 1. Si la faiblesse économique est un handicap pour le développement de l'accès à l'eau potable, ce n'est pas l'obstacle principal. L'accès à l'eau potable est d'abord une question politique. En effet, seuls des efforts collectifs peuvent satisfaire les besoins. Mais, dans les budgets et les politiques publiques, le niveau de priorité attribué à l'eau potable varie beaucoup selon les pays 1. Ainsi, en Afrique, les dépenses liées à l'eau potable et à l'assainissement sous la responsabilité des pouvoirs publics, et qui sont financées par les factures d'eau potable et par les subventions publiques, varient de moins de 0,5 % à plus de 2 % du PIB selon les pays. Il est logique que les taux d'accès à l'eau potable y soient très différents.

L'espoir des objectifs mondiaux de développement durable

Les objectifs mondiaux de développement durable (ODD) qui viennent d'être adoptés à l'unanimité de tous les États membres de l'ONU apportent une véritable révolution. Alors que l'eau était un sujet peu considéré par la communauté internationale, les grands enjeux de l'eau viennent de passer de l'ombre à la lumière : avec un ODD qui leur est consacré, ces enjeux sont devenus officiellement l'une des dix-sept grandes priorités pour l'humanité. De plus, tous font l'objet d'objectifs chiffrés ambitieux à atteindre d'ici 2030. Pour les ressources en eau, qui ne faisaient jusqu'alors l'objet d'aucune politique mondiale, il s'agit d'arrêter leur surexploitation, d'augmenter l'efficacité des usages et d'adopter partout des mécanismes de gestion intégrée. Pour l'accès à l'eau potable, il y avait déjà un objectif mondial, mais le nouvel objectif est beaucoup plus ambitieux et correspond beaucoup mieux à l'ampleur des besoins. Il vise l'accès universel à de l'eau véritablement potable et disponible à proximité du domicile, ce qui concerne plus de 2 milliards de personnes. L'existence de ces objectifs mondiaux va peser sur les politiques nationales, qui ne vont pas pouvoir éviter de prendre en considération les progrès ou les retards constatés publiquement dans leur pays. Ils apportent un grand espoir à tous ceux qui ont besoin d'eau ou d'eau potable : si les gouvernements agissent conformément à leurs engagements internationaux, ces besoins pourront être satisfaits de façon réelle et durable.

  1. Voir Gérard Payen, De l'eau pour tous ! Abandonner les idées reçues, affronter les réalités, Armand Colin, 2013.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2016-3/de-l-eau-pour-chacun-une-question-politique.html?item_id=3514
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