David BLANCHON

Professeur de géographie à l'université Paris-Ouest-Nanterre.

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Une ressource sous pression

L'eau tient une place centrale dans la satisfaction de besoins humains fondamentaux. Sans irrigation, la production alimentaire mondiale s'effondrerait, sans accès à l'eau potable et à l'assainissement, il est impossible d'améliorer les conditions sanitaires des populations, et sans protection des ressources en eau, la plupart des écosystèmes verraient leur situation se dégrader rapidement.

Même si 97,5 % de l'eau présente sur Terre est salée, les stocks d'eau douce restent considérables : plus de 40 millions de kilomètres cubes. Ils sont répartis pour deux tiers dans les grands inlandsis de l'Antarctique et secondairement du Groenland, et pour un peu moins d'un tiers dans les nappes phréatiques, le reste se trouvant dans les lacs, les cours d'eau, l'atmosphère et la biosphère.

Seuls les flux, beaucoup plus restreints, déterminent la ressource en eau renouvelable. Le fonctionnement global du cycle de l'eau est bien connu : chaque année, 500 000 km3 s'évaporent au-dessus des océans et environ 10 % sont transférés sur les continents sous forme de précipitations. Cette eau, si l'on excepte celle qui s'abat sur les bassins endoréiques 1, retourne aux océans après un temps plus ou moins long. Mais ce n'est là qu'une vision par trop simplifiée du cycle de l'eau, car celui-ci est en réalité composé d'une multitude de circuits locaux.

Les différents types de ressources en eau

En effet, une partie de l'eau précipitée sur les continents (60 %) retourne rapidement à l'atmosphère par évapotranspiration et est à l'origine d'un cycle « secondaire » sur les continents : le volume total des précipitations continentales est de 119 000 km3 par an. Cette eau « verte » est indispensable au fonctionnement d'écosystèmes aussi divers que les zones humides ou les forêts. Elle est également utilisée in situ par l'agriculture pluviale et pour l'élevage. Ce rôle indispensable dans la biosphère, connu depuis longtemps, a pourtant été négligé au cours du XXe siècle, notamment par des ingénieurs hydrauliques qui considéraient que toute eau qui allait dans l'océan sans être utilisée était perdue. Depuis, on sait que les hydrosystèmes continentaux rendent des services économiques importants, sans compter leur signification esthétique, culturelle ou religieuse. Parmi les services écologiques, que l'on essaye aujourd'hui de quantifier non sans difficulté, on compte par exemple la dilution des polluants, le maintien de la biodiversité, non seulement dans les cours d'eau mais aussi pour toute la faune et la flore qui en dépendent, ou encore la mitigation des crues et des étiages par les zones humides. Cette eau, utilisée et « consommée » in situ par les écosystèmes, est pourtant souvent négligée, alors qu'elle représente près des deux tiers de l'eau précipitée.

On désigne sous le nom d'eaux « bleues » les eaux précipitées qui ne s'évaporent pas immédiatement, ruissellent et rejoignent les cours d'eau ou s'infiltrent dans les nappes souterraines. Ces dernières ont un rôle prépondérant dans le cycle de l'eau : stockant d'énormes volumes (approximativement 10,5 millions de km3), elles soutiennent les débits en période sèche et évitent ainsi les pénuries les plus graves. Ce sont les eaux de surface et la part renouvelable des eaux souterraines que l'on prend en compte généralement pour évaluer les ressources renouvelables en eau d'un territoire.

Les différents usages de l'eau

Une distinction importante doit être faite entre prélèvement et consommation. Les prélèvements désignent le volume d'eau capté artificiellement dans les cours d'eau ou les nappes phréatiques pour un usage agricole, industriel ou domestique. Une partie de l'eau prélevée est rendue au milieu. Cette proportion peut aller de 97 % pour l'eau utilisée pour le refroidissement des centrales nucléaires à moins de 10 % dans l'agriculture irriguée moderne, où presque toute l'eau est utilisée par les plantes. Seule l'eau non restituée (fréquemment évaporée ou incluse dans le produit final) est considérée comme consommée. Il est donc tentant de ne considérer que la consommation, mais l'eau prélevée et restituée au milieu y retourne souvent avec une qualité très dégradée. Ainsi, les effluents agricoles, qui s'infiltrent dans les nappes ou rejoignent les cours d'eau chargés d'engrais ou de pesticides, tout comme les égouts des grandes villes, sont parfois désignés comme eaux « grises ».

En adoptant une vision élargie à l'ensemble du cycle de l'eau, on compte quatre domaines principaux d'utilisation de l'eau. Les deux premiers concernent l'eau verte, utilisée soit de manière directe dans le cadre de l'agriculture pluviale et de l'élevage, soit de manière indirecte pour le maintien des écosystèmes terrestres et la production de biomasse. Le troisième domaine englobe l'eau bleue qui est nécessaire au maintien de la biodiversité et de la capacité de résilience des écosystèmes aquatiques. Enfin, le quatrième domaine d'utilisation, le plus connu, concerne l'eau bleue utilisée directement ex situ par l'agriculture, l'industrie et les activités domestiques. Ces prélèvements d'eau bleue ne représentent qu'une faible partie de l'eau dont on se sert réellement si l'on passe d'une vision anthropocentrée à une optique plus large incluant l'eau verte et le bon fonctionnement des écosystèmes.

Ce tour d'horizon des utilisations de l'eau ne serait pas complet sans prendre en compte les cas particuliers de la navigation fluviale et de la production hydroélectrique. La première ne constitue pas un prélèvement, mais nécessite parfois une régulation des cours d'eau (chenalisation, écluses, barrages, etc.) qui a des impacts sur leur fonctionnement. La seconde nécessite également la construction d'ouvrages de retenue qui, par l'évaporation en surface, consomment de l'eau. On estime ainsi que plus de 200 km3 d'eau s'évaporent chaque année sur les grands barrages.

On ne dispose de chiffres précis que pour l'eau bleue utilisée. Le volume total d'eau prélevée au niveau mondial est de 3 763 km3 selon la Food and Agriculture Organization of the United Nations (FAO, Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture 2), soit 523 m3/hab/an ou 9 % des ressources renouvelables. Cette eau bleue est utilisée dans trois domaines principaux : l'industrie (12 % au niveau mondial), les besoins domestiques et urbains (19 % au niveau mondial) et, enfin, l'agriculture, de loin le besoin plus important au niveau mondial, avec 69 % des prélèvements et 90 % de la consommation.

Des situations très contrastées selon les pays

À l'échelle des États, on distingue facilement des pays aux ressources par habitant très abondantes, comme le Canada, le Brésil ou la Russie (avec respectivement 87 000, 43 000 et 32 000 m3/hab/an), et d'autres très peu dotés comme le Koweït, Malte ou Singapour (avec respectivement 7, 124 et 150 m3/hab/an). Ces chiffres ne prennent en compte que l'eau bleue, l'eau verte étant difficilement quantifiable. Des seuils ont été fixés pour distinguer des situations de vulnérabilité (moins de 2 500 m3/hab/an), de stress (moins de 1 700 m3), de pénurie chronique (moins de 1 000 m3) et de situation critique (en dessous de 500 m3). La France se situe parmi les pays relativement bien dotés avec 3 300 m3/hab/an.

Le rapport entre prélèvements et ressource brute est un bon indicateur de la pression sur les ressources en eau dans un pays. Comme le montre la carte en page précédente, étant donné le poids des prélèvements agricoles, il n'est pas étonnant que les États qui prélèvent le plus d'eau par habitant soient ceux où l'agriculture irriguée est très importante, notamment en Asie centrale, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Dans ces États, où les prélèvements dépassent en moyenne 50 % de la ressource disponible, des problèmes aigus de pénurie physique apparaissent lors de périodes de sécheresse prolongée. Certains pays, comme l'Arabie saoudite ou la Libye, utilisent même plus d'eau que la part naturellement renouvelable. Cela est dû à l'exploitation minière et non durable de ressources dites « fossiles », généralement de vastes nappes aquifères formées pendant les périodes plus humides dans des zones aujourd'hui totalement désertiques.

Enfin, il faut considérer les grandes différences entre les modalités d'utilisation. Ainsi, l'agriculture irriguée domine dans les pays du Sud, avec parfois près de plus de 90 % des prélèvements, alors que les prélèvements industriels dominent dans les pays développés (53 % pour l'Europe et 48 % pour les États-Unis), les usages domestiques étant aussi relativement importants (respectivement 13 % et 15 %).

Les défis majeurs du XXIe siècle

Le premier défi pour le XXe siècle est de répondre à l'augmentation de la demande en eau agricole 3 induite par la hausse continue de la population mondiale et par les changements de régime alimentaire. En effet, la hausse du niveau de vie entraîne une augmentation de l'alimentation carnée, qui demande plus d'eau. Et malgré les progrès techniques, la demande en eau agricole continue à augmenter. Le World Water Development Report n° 4 prévoit ainsi que celle-ci devrait augmenter de 30 % de 2010 à 2030, y compris en prenant en compte les progrès techniques.

Le deuxième défi est de répondre à un autre besoin humain fondamental, l'accès à une eau salubre, indispensable pour la lutte contre les maladies liées à l'eau, qui font au moins 1,8 million de morts chaque années selon l'OMS. Le nombre de personnes concernées augmente rapidement. On évoque le plus souvent les 800 millions d'êtres humains qui n'ont toujours pas un accès minimal à l'eau potable en 2015 (soit 25 litres par personne et par jour à moins de 200 mètres du domicile) 4. Des efforts ont été faits dans ce domaine, puisque la proportion d'habitants bénéficiant de cet accès minimal est passée, entre 1990 et 2015, de 76 % à 89 % au niveau mondial et de 48 % à 64 % pour l'Afrique subsaharienne, malgré l'augmentation rapide de la population. Mais on oublie, de fait, le nombre de personnes n'ayant pas un accès satisfaisant (en termes de qualité, de pression, d'absence de coupures d'eau prolongées), qui est beaucoup plus élevé, probablement autour de 4 milliards d'habitants... C'est un défi énorme pour les prochaines années, non pas tant en termes de quantité d'eau (les volumes sont faibles par rapport à l'utilisation agricole) qu'en raison des investissements colossaux nécessaires.

En matière d'assainissement, les besoins de financement sont encore plus importants. Or, il ne peut y avoir de progrès en matière de santé publique si on ne prend pas en compte l'assainissement, domaine le plus souvent négligé. Ainsi, plus d'un tiers des habitants de la planète n'ont pas accès à un assainissement décent, et seule un peu plus de la moitié bénéficie d'un système de traitement des eaux usées satisfaisant. Dans ce domaine, on note une forte divergence entre les pays du Nord, où la demande urbaine baisse, parfois rapidement, et ceux du Sud, où elle croît rapidement.

Enfin, s'il est possible de résoudre les problèmes liés à l'eau par la construction d'immenses barrages ou par des transferts d'eau à grande distance, les catastrophes comme celle de la mer d'Aral ont montré que les prouesses techniques ne servent à rien si l'on ne prend pas en compte la protection des hydrosystèmes aquatiques.

  1. Terme décrivant un bassin versant clos retenant les eaux (superficielles ou non) dans une dépression fermée.
  2. http://www.fao.org/nr/water/aquastat/tables/indexfra.stm.
  3. Voir aussi dans ce numéro l'article de Guillaume Gruère.
  4. Voir aussi dans ce numéro l'article de Gérard Payen.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2016-3/une-ressource-sous-pression.html?item_id=3517
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