L'invention de l'eau moderne et ses imaginaires renouvelés
C'est lentement, très lentement même, que l'eau a pénétré les villes au point de les infiltrer de manière invisible et totalisée. Encore a-t-il fallu que change l'imaginaire du liquide : celui de ses effets comme celui de ses réseaux.
L'hygiène n'a pas d'origine. Elle a une histoire. La propreté de nos pères, celle de l'Europe classique par exemple, n'est pas la nôtre : elle peut exister sans le recours à l'eau ou avec une eau rare, mais aussi en favorisant quasi exclusivement l'apparence extérieure, l'habit.
L'usage de salles de bains intimes, celui de l'eau à volonté, l'attention aux zones corporelles cachées sont des inventions plus récentes. Non que la propreté n'ait pas existé auparavant, mais elle se manifestait autrement. Longtemps le rapport à l'eau n'a pas semblé prioritaire, alors même que s'énonçaient des codes précis de propreté : laver ou essuyer le visage, nettoyer les mains, renouveler le linge, recourir au parfum... Quand et comment les changements conduisant à la vision d'aujourd'hui se sont-ils opérés ? Quelques étapes sont centrales, repérables, spectaculaires : des lavages partiels aux lavages globaux, de l'eau alimentant les fontaines à celle traversant les logis.
Cette révolution du propre mobilise en profondeur les imaginaires de l'eau, engageant une vision nouvelle d'un liquide censé « diluer » l'ensemble des « encombrements », et une vision tout aussi nouvelle d'un liquide censé infiltrer et « capillariser » l'ensemble de l'urbain.
L'eau « inquiétante »
Un constat s'impose en priorité : une propreté a longtemps existé dans une quasi-ignorance de l'eau. Louis Savot, l'auteur de L'architecture française des bâtiments particuliers, en 1626, justifie l'absence de bains dans les grandes demeures qu'il construit : « Nous nous en pouvons plus commodément passer que les anciens, à cause de l'usage du linge que nous avons, qui nous sert aujourd'hui à tenir le corps net, plus commodément que ne pouvaient le faire les étuves et bains aux anciens qui étaient privés de l'usage et commodité du linge. » Claude Perrault, l'architecte du Louvre, défend fièrement la propreté des « modernes » en 1688, alors même que le Paris de Louis XIV connaît un nombre infime de bains : « Il ne tient qu'à nous de faire de grands bains, mais la propreté de notre linge et l'abondance que nous en avons valent mieux que tous les bains du monde. »
Une vision toute particulière de l'eau domine dans l'univers classique. Le rapport au liquide, jugé inquiétant, est singulier, complexe. L'eau, la chaude surtout, est censée pénétrer les pores, les fragiliser, les ouvrir aux quatre vents. Épidémies, contagions, atteintes diverses tendent à convaincre de ses dangers possibles maux sournois ou inattendus, pathologies variées y trouvent tout autant quelque obscure explication. Un conseil revient régulièrement entre la fin du Moyen Âge et l'époque classique, qui insiste sur des risques précis en temps de peste, mais les étend largement au-delà : « Bains et étuves et leurs séquelles qui échauffent le corps et les humeurs, qui débilitent nature et ouvrent les pores sont cause de mort et de maladie. » Ce que les livres de politesse ciblent davantage encore en évoquant un risque journalier : « Se laver avec de l'eau nuit à la vue, engendre des maux de dents et des cathares, apâlit le visage et le rend plus susceptible de froid en hiver et de hâle en été. » L'eau menace, agit sur le corps, l'infiltre, le troublerait de manière non maîtrisée.
Reste alors une pratique d'un nom tout particulier : la « toilette sèche », signe d'une évidente exigence de propreté, usage totalement oublié aujourd'hui. Le recours au linge y est central : essuiement, frottement, changement de vêtement, voire parfums et onguents. Les joueurs de paume de l'abbaye de Thélème campés par Rabelais au XVIe siècle ne se lavent pas après leur jeu, mais changent de chemise en se frictionnant vigoureusement devant un grand feu. Madame de Sévigné, épuisée après un long voyage vers Vitré, ne se lave pas à son arrivée, mais change de linge pour se délasser et se « rafraîchir ». Une règle, même, s'instaure à la fin du XVIIe siècle, bien évoquée par Martin Lister, voyageur anglais visitant Paris en 1698 : « Une bonne chemise de toile changée tous les jours vaut, à mon avis, le bain quotidien des Romains. » L'explication en est donnée par les notables, les hommes de l'art, les médecins. Le changement de linge permet d'éprouver le corps autrement, il absorbe les humeurs, il satisfait la sensibilité. Il éloignerait transpirations et moiteurs mêlées.
L'imaginaire « liquide » de la première révolution urbaine
Changement majeur, l'eau perd de son image inquiétante au XVIIIe siècle. Elle se banalise, se valorise, les vieilles craintes s'effacent. Une difficulté peut alors grandir : celle de son usage toujours plus laborieux dans des cités elles-mêmes toujours plus étendues. Le XVIIIe siècle, du coup, est celui où naissent d'immenses projets censés « reconfigurer » la cité : les approvisionnements doivent être métamorphosés, l'eau doit pouvoir circuler.
Certes, nombre de travaux ont depuis toujours été entrepris pour alimenter la ville en eau. Paris en est exemple privilégié : aqueduc d'Arcueil au XVIIe siècle, pompe monumentale de Notre-Dame, fontaines tout aussi monumentales de Grenelle ou des Saints-Innocents, aménagement des sources de Belleville et du Pré-Saint-Gervais. Le problème change de cadre au XVIIIe siècle. Les besoins s'énoncent autrement. Un renouvellement en profondeur semble, comme jamais, s'imposer. L'idée première est de tirer massivement l'eau du fleuve. Claude François-Joseph d'Auxiron avait déjà proposé, en 1769, d'élever avec des pompes à feu 1 l'eau de la Seine en amont de Paris pour mieux distribuer l'eau, alimenter les fontaines, créer des bains publics. Les frères Périer concrétisent le dispositif révolutionnaire quelques années plus tard, en aval cette fois de Paris, avec deux immenses pompes puisant l'eau de la Seine, au niveau de Chaillot, toutes deux mues par la vapeur, machines colossales suggérant la première « industrie » de l'eau. Le liquide atteint quatre réservoirs situés en hauteur, avant d'être redistribué par inertie. Les frères Périer, promettant de conduire leurs canalisations de plomb vers les clients fortunés, exploitent le thème du bain dans un prospectus de 1781. Le débit est important, atteint la Bastille, couvre 50 % de l'eau distribuée sur la rive droite. Une autre pompe à feu s'ajoute aux premières quelques années plus tard, en face d'elles, au Gros Caillou. Débit insuffisant pourtant, nécessitant d'ajouter encore les pompes d'Auteuil. Mais l'eau vient de la Seine. Son débit est fragilisé par l'aléa des machines, sa pureté compromise par l'état des liquides pris en aval de Paris.
Une autre idée, promise à un certain avenir, plus ambitieuse aussi, est celle d'un apport de l'eau venue de loin à l'aide de constructions massives : l'aménagement d'aqueducs et canaux conduisant le liquide venu d'ailleurs. Antoine Deparcieux, mathématicien de l'Académie royale des sciences, imagine une ramification « babylonienne » en 1762 : chercher l'eau au loin, entourer la ville d'aqueducs et de canaux, alors que tend à s'imposer l'imaginaire du flux et du réseau. Le projet qui s'imposera s'amorce sous le Directoire : creuser un canal apportant de loin une eau conduite sur une hauteur parisienne. La réalisation se met progressivement en place en 1817, s'accélère en 1832, s'achève en 1837. Le canal de l'Ourcq, dès lors abouti, devient la « source » dominante des distributions parisiennes. L'eau perd en coût et gagne en quantité. Investissement financier considérable pour tracer la tranchée porteuse, mais distribution par simple inertie ensuite : l'écoulement naturel s'oppose à la vieille manipulation des pompes, la gravité physique s'oppose à la coûteuse dépense des machines. Le dispositif multiplie la quantité d'eau jusque-là pompée dans la Seine. Le débit global est calculé pour une consommation de 7, 5 litres par jour et par habitant, alors que ce flux atteignait à peine 3 litres auparavant. Dispositif identique avec l'arrivée, aux mêmes dates, de l'aqueduc du Peyrou à Montpellier et de ceux construits par Darcy à Dijon ou Belgrand à Avallon.
Sans surprise les établissements de bains parisiens s'accroissent avec cette apparente abondance. Leur nombre passe de 15 en 1816 à 78 en 1831, la plupart alimentés par l'eau - dès lors moins coûteuse - de l'Ourcq. Ce nombre croît encore de 25 % entre 1831 et 1839, alors que croît parallèlement le nombre de baignoires dans la ville : de 500 en 1816 à plus de 3 000 en 1830. Ce qui suscite les remarques flatteuses de quelques guides parisiens : celui d'Abel Hugo, par exemple, qui insiste déjà en 1835 sur le fait que « chaque quartier de Paris a ses établissements de bains ». Le propre ne peut plus être dissocié de l'eau.
Cette première révolution urbaine a imposé un imaginaire du lacis et du réseau entourant la ville pour mieux l'alimenter.
La ville souterraine de la deuxième révolution urbaine
Reste un problème majeur avec ces pratiques du début du XIXe siècle : le « rejet » de l'eau. Non seulement son arrivée, mais son évacuation. Cette évacuation, à vrai dire, se fait peu ou se fait mal. D'où un obstacle récurrent, sinon éprouvant. Balzac décrit en 1835 un Paris dont la « moitié des maisons couche dans les exhalaisons putrides des cours, des rues et des basses oeuvres ». La question de l'éjection des liquides devient ainsi centrale : à l'imaginaire du flux doit correspondre celui du reflux. Seule une canalisation enfouie peut répondre à cette question.
Des égouts existent dans le Paris du début du XIXe siècle. Napoléon y emploie avec diligence Pierre Bruneseau, créateur de l'inspection des égouts. L'ingénieur impérial prolonge le réseau existant (20 km) d'une dizaine de kilomètres. Les travaux s'accélèrent après les années 1830. Le réseau, d'une longueur de 30 km à la fin du Premier Empire et de 45 km au moment de la révolution de Juillet, triple durant le règne de Louis-Philippe pour atteindre 135 km en 1848. Le problème demeure pourtant : ville nauséabonde, ville engorgée.
Le véritable changement a lieu durant la deuxième moitié du XIXe siècle, avec rien de moins qu'une ville souterraine épousant les artères de surface, systématisant les connexions, quadrillant réseaux et quartiers par des canalisations enfouies. Le nouveau dispositif refonde la vision de l'urbain : « biologiser » la ville avec ses veines et ses vaisseaux. C'est l'évocation d'Alfred Mayer dans le Paris Guide de l'Exposition universelle de 1867. Un nouvel imaginaire y est concrétisé comme jamais : « Les galeries souterraines, organes de la grande cité, fonctionnent comme ceux du corps humain sans se montrer au jour l'eau pure et fraîche, la lumière et la chaleur y circuleraient comme des fluides divers dont le mouvement et l'entretien servent à la vie les sécrétions s'y exécuteraient mystérieusement et maintiendraient la santé publique sans troubler la bonne ordonnance de la ville et sans gâter sa beauté extérieure. »
Tout est bouleversé avec ces projets dont Haussmann et Belgrand sont les initiateurs. L'arrivée d'abord : par captation de sources, celles de la Vanne et de la Dhuys, avec conduites souterraines, qui rend obsolète la captation d'eau « potable » dans la Seine ou les canaux. Ce qui démultiplie l'apport et déplace les chiffres : 114 litres par habitant et par jour en 1873, 162 litres en 1882, près de 300 litres à la fin du siècle, alors que la moyenne était de 7,5 litres en 1837. Le reflux ensuite : canalisations accumulées, diversifiées, renforcées avec métal et minéral. Les égouts deviennent une « ville ». Le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, de Pierre Larousse, en 1870, évoque les wagons convoyant les « visiteurs des égouts » de Paris, arpenteurs inattendus des « intestins de la ville ». Les chiffres se déplacent là encore : 145 km en 1848, 360 km en 1870, 1 100 km en 1900.
Image et pratique radicalement neuves : l'eau peut alors grimper dans les étages par inertie. Ce que Sigfried Giedon, mieux que tout autre, a su clairement évoquer : « Les mots sont statiques. Seule une projection animée pourrait rendre compte du cheminement de l'eau à travers l'organisme même de la cité, son bond vers des niveaux plus élevés, sa distribution dans la cuisine, et, pour finir, dans la salle de bains. »
L'aménagement sanitaire peut changer de culture à la fin du XIXe siècle. En 1888, c'est bien une baignoire qui occupe la scène d'un vaudeville de Feydeau, objet de quiproquos divers, dont l'intérêt se limite ici à révéler la banalisation de l'objet. La baronne Staffe, à la même époque, évoque simplement la force toute naturelle d'un « appel du dedans » pour justifier ses ablutions et bains. Alors que la maîtresse de Célestine, dans Le journal d'une femme de chambre, d'Octave Mirbeau, rappelle la nécessité du bain de sa domestique en 1900. La scène du bain perd en académisme ce qu'elle gagne en spontanéité. Un signe : les établissements Porcher disent avoir vendu 82 000 chauffe-bains en 1907.
Aménagement lent pourtant, seuls les logements bourgeois comportent baignoire et salle de bains à la fin du XIXe siècle. Rares, même, sont les immeubles de rapport dont les appartements comportent une salle de bains en 1880. Exemples marginaux et pourtant marquants : les logements des directeurs d'école dans les plans de la fin du XIXe siècle. Tous comportent cuisine, chambre et « cabinet », quelques-uns même, comme pour le groupe scolaire d'Aubervilliers, comptent un salon. Aucun, en revanche, ne comporte cabinet de toilette ou salle de bains. Le dispositif ne se généralisera qu'avec la deuxième moitié du XXe siècle. La salle de bains devient alors un lieu obligé, avant que s'invente un nouvel imaginaire de l'eau : celui de la détente et de l'abandon.
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