Michel FOUCHER

Géographe, ancien ambassadeur, titulaire de la chaire de géopolitique appliquée (Collège d'études mondiales, Fondation Maison des sciences de l'homme).

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Nécessaires frontières

Le sans-frontiérisme, qu'il soit politique ou fiscal, fait fi de l'impératif des frontières. Il faut des lignes distinguant ce qui est dedans de ce qui est dehors. Interfaces structurantes, les frontières sont un outil géopolitique majeur. Dans un monde où s'affirment à nouveau les nations, l'expérience européenne s'avère exceptionnelle. Mais partout, il s'agit à la fois d'ouvrir et de contrôler.

Les frontières, au sens propre de limites étatiques, sont aussi nécessaires à la souveraineté des États et à l'identité des nations que la distinction entre le dedans et le dehors, dont elles procèdent. Nulle discrimination dans cette affirmation d'une différence entre deux côtés d'une ligne, laquelle répond d'abord à un impératif anthropologique : il s'agit d'admettre la polarité de l'espace humain, si bien illustrée dans les mythologies anciennes. La double configuration d'un dedans rassurant, clôturé, stable, et d'un dehors inquiétant, ouvert et mobile s'incarne dans la dialectique grecque d'Hestia et d'Hermès, divinités unies et opposées. Sans limite entre ici et là, nous et eux, pas d'interaction possible, pas d'ouverture à l'autre, pas de commerce (des biens et des idées), pas d'échange(s), pas même d'hospitalité, pas de refuge non plus pour l'exilé ni de sécurité en cas de tensions. Les architectes et les urbanistes le savent bien, attachés qu'ils sont aux portes et aux passages, aux sas et aux entrées.

Nécessités symboliques et régaliennes

Dans les pays démocratiques, la bonne frontière, moderne et civilisée, est ouverte mais contrôlée. Ici pour favoriser la vie entre les nations, là pour protéger les intérêts. Sans cette dualité entre le dedans et le dehors, comment se sentir membre d'une communauté politique - État-nation ou ensemble multinational dans le cas, unique au monde, de l'Europe de l'Union -, réunie par un intérêt général ? Les Européens ont eu raison de transformer les anciennes lignes de front en paisibles frontières, dévaluées en points de passage fluide. La libre circulation intérieure est un des acquis les plus appréciés de la construction européenne. Mais ils en sont venus à négliger le fait que le contrôle des frontières est un devoir régalien. Fines regere, régler les confins, selon la formule du XVIIIe siècle européen, reste un impératif pour les États comptables de la sécurité de leurs citoyens. Les menaces terroristes venues d'ailleurs en ont brutalement rappelé la permanence. Le cas irlandais démontre que l'ouverture entre l'Ulster et la République, symbole des accords de paix du Vendredi saint de 1998 exprimé par le démantèlement des postes de gardes-frontières, a rendu la séparation invisible au plan physique. Mais sa genèse explique que l'ancienne limite serait ravivée dans les esprits si un nouveau contexte s'imposait en cas de Brexit effectif, affectant l'Irlande du Nord, où les électeurs se sont pourtant prononcés à 56 % pour le maintien dans l'Union européenne. Deux conceptions de la souveraineté s'opposent, selon qu'elle est insulaire ou qu'elle est issue d'un pouvoir exercé en commun.

Adeptes de la frontière invisible, les Européens n'ont ni su, ni surtout voulu, délimiter leurs enveloppes extérieures, quitte à laisser d'autres - la Russie ou les États d'Orient en crise - le soin de la tracer pour eux. La tension en Ukraine depuis 2014 est d'abord une querelle de frontières entre deux sphères d'influence, quand il aurait été raisonnable de ménager une intersection entre les intérêts des uns et des autres, en évitant d'exiger de Kiev de choisir entre Bruxelles et Moscou. La pression migratoire autour de la Méditerranée a contraint les États européens à prendre au sérieux leur voisinage critique : comment en effet bâtir une politique extérieure si on ne sait pas où commence cet extérieur ? Où se situe la Turquie, vue de Bruxelles ? Cette incertitude volontaire résulte d'une pratique d'extension territoriale indéfinie de l'Union européenne depuis 2004, sous la pression constante de la stratégie américaine de refoulement de la Russie, qui est pourtant un acteur majeur pour la stabilité du continent.

C'est pour avoir sous-estimé la valeur symbolique et les fonctions régaliennes des frontières étatiques que leur réaffirmation contemporaine surprend ceux qui rêvaient d'un monde durablement pacifié après 1989-1991 ou qui avaient adopté l'idéologie mondialisatrice d'un borderless world, à la suite des travaux de Kenichi Ohmae (1990) exprimant les intérêts des firmes technologiques japonaises, supplantées désormais par les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) américaines, qui savent jouer des frontières fiscales. Ce sans-frontiérisme récuse la nécessité de la régulation politique qui entraverait la bonne marche de l'économie, référence unique. À cet égard, l'État-nation serait une figure du passé, qu'il conviendrait de marginaliser car il reste un obstacle à l'empire global du marché 1.

Ce courant d'idées rejoint l'école de pensée qui juge que, face aux enjeux migratoires liés à une meilleure connaissance de l'état du monde et de la géographie de ses opportunités, la libre circulation planétaire des individus est un droit absolu et que le contrôle est attentatoire à la liberté. Mais si l'on soutient qu'il n'y a plus que des individus à la surface de la terre, pouvant s'installer où bon leur semble en fonction de leurs intérêts, le principe organisateur de la vie collective qu'est la communauté politique, capable de définir ses relations avec l'extérieur, disparaît 2.

Un besoin à la fois d'ouverture et de frontières

Or, le monde contemporain reste terriblement westphalien - fondé sur des États-nations jaloux de leur souveraineté -, et les puissances dites émergentes qui bénéficient le plus de la mondialisation économique depuis leur entrée dans l'OMC (Organisation mondiale du commerce) ont un comportement très classique en matière de protection de leurs intérêts. Là encore, l'expérience européenne d'exercice en commun de plusieurs attributs régaliens est une exception unique, dans un contexte qui voit l'affirmation des postures néo-nationales 3. L'administration américaine promeut cette ligne néo-nationale (« America first »), pour les États-Unis et pour leurs alliés. La rhétorique de fermeture de la scène frontalière avec le Mexique n'en est qu'un sous-produit. Mais la perception populaire d'un excès d'ouverture aux vents du grand large globalisé explique ce retour du refoulé, car la frontière est un marqueur symbolique indispensable.

L'impact des rhétoriques de barrières les plus extrêmes ou les plus simplistes contraste avec les réalités d'un monde ouvert et en interaction. L'interaction américano-mexicaine, de San Diego-Tijuana à Brownsville-Matamoros, est l'une des plus actives du monde, avec des échanges commerciaux transfrontaliers supérieurs à 1,5 milliard de dollars par jour. Les maquiladoras (usines d'assemblage installées au Mexique par des firmes états-uniennes et asiatiques) tournent à plein ; une culture métisse s'est formée, depuis des générations, autour de la dyade américano-mexicaine, la plus légalement traversée du monde, dans 48 villes-frontières jumelles : 189 millions de passagers, 42 millions de piétons, 11 millions de camions par an. Pour le seul poste-frontière de San Ysidro (Tijuana), ce sont 23 millions de personnes et 11,4 millions de véhicules en 2018, qui empruntent 25 voies, bientôt portées à 34 en 2019. La chambre de commerce d'Otay Mesa prévoit une hausse de 87 % des franchissements d'ici à 2030.

La frontière est une interface qui structure la vie et les activités quotidiennes. Mais ce qui est visible et vécu à l'échelle locale et régionale - la frontière est d'abord une ressource nécessaire - peut aisément être nié à l'échelle nationale, dans les propos de campagne électorale.

La vérité des situations frontalières concrètes dans un monde ouvert - une ressource partagée d'abord 4 - n'est pas plus facile à exprimer dans le débat public que tout autre sujet d'intérêt général. Cette difficulté résulte du clivage majeur dans l'offre politique entre sociétés ouvertes et sociétés fermées, que pointent les politistes. Or, ce retour de limites rendues invisibles par la mondialisation économique comporte, à mon sens, une dimension éminemment positive dès lors qu'elle rappelle la place des États, des nations et des constructions politiques dans l'histoire récente de l'humanité.

Rappeler cette évidence ne relève en rien d'un nouveau style national-populiste. Le sujet n'est donc pas la frontière en tant que telle mais son usage, discursif et pratique. Un premier usage, régressif, prône la fermeture et conduit à l'acosmisme, au refus illusoire de l'altérité ; un autre refuse un monde borné et soutient que les humains ont, collectivement, besoin de ces marqueurs pour pouvoir interagir dans un monde interdépendant tout en restant eux-mêmes.



  1. Marcel Gauchet, Comprendre le malheur français, Stock, 2016, p. 316.
  2. Idem, p. 340.
  3. Michel Foucher et Bertrand Badie, Vers un monde néo-national ? CNRS éditions, 2017.
  4. Voir la dyade Canada - États-Unis, les activités transfrontalières en Europe, les stratégies locales fondées sur l'usage des différentiels (prix, monnaie, offre et demande) en Afrique sahélienne ou côtière.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2019-3/necessaires-frontieres.html?item_id=3685
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