Pierre ROYER

Professeur d’histoire-géographie et de géopolitique.

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L'État, c'est nous !

L'État-nation, en particulier en Europe, se trouve pris entre les deux feux de l'intégration supranationale et de la valorisation des réalités infranationales. Il se trouve également aux prises avec un nouvel éveil des identités. Ses frontières ne sauraient se dissoudre dans des ensembles trop incertains. Les nécessités de sécurité et de souveraineté appellent à revenir aux fondamentaux d'une nation.

Un obscur historien du XIXe siècle, espérant sans doute sortir de l'oubli, crut habile de résumer l'irruption de Louis XIV au Parlement de Paris en tenue de chasse, telle qu'elle est racontée par Voltaire, en prêtant au roi cette réplique péremptoire : « L'État, c'est moi ! » Ce faisant, il produisait un faux historique, et commettait un magnifique contresens, puisque la seule déclaration connue du Roi-Soleil sur le sujet, peu de temps avant sa mort, disait exactement le contraire : « Je m'en vais, mais l'État demeurera après moi. »

Louis XIV exprimait ainsi une vérité politique essentielle : il existe une personne virtuelle, morale, qui s'appelle l'État et qui est au-dessus de la personne, physique, qui l'incarne provisoirement (le chef de l'État, c'est-à-dire étymologiquement la tête, on pourrait dire le visage, voire la « trombine »). D'où vient la « crise de l'État » que beaucoup déplorent aujourd'hui et peut-elle se résoudre ? Quelles sont les limites et frontières de l'État-nation dans un monde fait à la fois de critiques et de retour des frontières ?

L'État pris en tenailles

La crise de l'État est d'abord une crise de légitimité. Après une longue séquence historique où son rôle n'a cessé de s'élargir, en particulier dans la sphère économique et sociale, jusqu'à l'apogée de l'État providence, planificateur et producteur des « Trente glorieuses », la crise des années 1970 et l'explosion de l'économie mondialisée depuis les années 1980 ont entraîné une contestation de l'État « par le haut » : l'échelle nationale n'apparaît plus pertinente dans une économie mondiale de plus en plus dominée par des géants économiques, des « États-continents » (États-Unis, Chine, dans une moindre mesure Russie, Inde, Brésil ou Canada), ou par des entreprises transnationales dont le chiffre d'affaires ou la capitalisation boursière excède le PIB de la majorité des États du monde, même développés. Face à de tels « monstres », les « petites » nations n'auraient de chance de se faire entendre qu'en se regroupant en ensembles supranationaux - l'argument est un des premiers utilisés en France pour justifier la construction européenne dès ses origines, dans les années 1950. Dans ce contexte, les frontières « doivent » devenir supranationales

La logique des économies d'échelle, indispensable pour créer des entreprises au gabarit mondial, exige des marchés intérieurs suffisamment vastes, donc une harmonisation des règles de concurrence, des normes techniques et sociales, voire fiscales, qui a guidé la réalisation du grand marché européen. Effectif depuis 1993, cet Espace économique européen (EEE) va d'ailleurs au-delà de l'Union européenne puisqu'il intègre trois pays qui ne participent pas à l'élaboration des règles communes mais les appliquent pour pouvoir échanger librement sur le continent (ce sera peut-être aussi le cas du Royaume-Uni après le Brexit). Et c'est bien l'Union européenne qui négocie pour tous, sur mandat de ses membres, les accords commerciaux avec les partenaires extérieurs ou les institutions comme l'OMC. Si cette dernière a intégré le principe d'exception culturelle en 1995, c'est parce qu'il était porté par l'Union européenne au nom de tous ses membres qui avaient adhéré à l'idée française de départ.

Cette logique s'est donc révélée plutôt efficace. La réussite d'entreprises comme Airbus ou Arianespace, le fait que l'Union européenne compte presque autant d'entreprises que les États-Unis dans les 500 plus grandes firmes mondiales, confirment que le dépassement des frontières étatiques est indispensable pour peser encore dans le monde futur. L'État-nation serait vu dès lors comme un obstacle dans le processus d'intégration et de concentration économiques.

Et au nom de quelle légitimité l'État s'oppose-t-il ainsi à ce qui s'apparente à un certain « sens de l'Histoire » ? Sa prétention à incarner le bien commun a été elle aussi battue en brèche par le regain de la pensée libérale. Rappelons-nous la formule du républicain Ronald Reagan, l'un des initiateurs de la « révolution conservatrice » (ou faut-il dire libérale ?) au début des années 1980 : « L'État n'est pas la solution à notre problème ; l'État est le problème. » Les différents courants du néolibéralisme avaient chacun leur raison de vouloir rogner les prérogatives de l'État : les monétaristes pour faire disparaître les déficits et juguler l'inflation, les théoriciens de l'offre pour assainir la concurrence et diminuer les impôts (sans mécontenter les précédents), enfin les libertariens par souci d'efficience - la gestion privée étant réputée plus efficace que la gestion administrative - et de protection des libertés individuelles.

L'État-nation et ses frontières se retrouvaient donc aussi contestés « par le bas », dans une approche de plus en plus individualiste de la société où les contraintes liées au collectif sont vécues comme des empiètements insupportables sur la sphère des individus. En somme, l'autonomie (étymologiquement : qui se gouverne d'après ses propres lois), l'emporte sur l'isonomie (la même loi pour tous) ; le mouvement de rejet de la vaccination obligatoire est emblématique de cette approche.

Même s'il n'a pas forcément la même inspiration, le regain des cultures régionales ou locales agit parfois dans le même sens.

Le conflit des identités

Par quel curieux glissement sémantique le mot « identité », qui fait référence à ce qui « rend même », est-il devenu une arme pour se distinguer ? Le champ lexical identitaire semble devenir de plus en plus présent à mesure que la société se fracture et s'atomise. Régis Debray le remarquait : plus l'économie se mondialise, plus la politique se provincialise 1. On pourrait ajouter, en osant un néologisme de sens, plus la société se « localise ». L'identité nationale, déconsidérée depuis les guerres mondiales et ringardisée par une intelligentsia qui s'est mondialisée bien avant l'économie, ne pouvait servir de rempart au sentiment d'uniformisation, voire d'américanisation du monde porté par la mondialisation économique. Les identités régionales en ont profité, galvanisées par l'attention de plus en plus bienveillante accordée aux minorités et par une combinaison marketing valorisant la proximité, le terroir, l'authenticité, autant d'antithèses réactionnaires aux caractéristiques prêtées à la mondialisation. Dans cet autre élément de contexte, les frontières infranationales, sans être parfaitement établies, sont symboliquement valorisées.

À ce titre, la bienveillance a même parfois été proactive de la part d'institutions supranationales, notamment en Europe, où l'Union européenne et le Conseil de l'Europe ont encouragé l'affirmation des cultures régionales dans l'espoir de contourner la résistance des États et de recomposer un « territoire européen » favorisant les liens transfrontaliers. Le revirement spectaculaire de l'UE au moment de la crise catalane, ne laissant aucun espoir aux nationalistes de rester dans l'Union s'ils faisaient sécession de l'Espagne, est venu doucher les rêves d'indépendance qui se manifestaient un peu partout en Europe dans la continuité d'un mouvement de décomposition des États européens commencé avec la Première Guerre mondiale, figé du temps de la guerre froide et repris intensément depuis le réveil des nationalismes à partir de 1990.

Mais il faudra plus que la menace de ne plus faire partie de l'Europe pour faire reculer la tentation « provincialiste » ! D'abord parce que la sortie de l'Union européenne, hier encore impossible à concevoir et à mettre en oeuvre, n'est plus aussi dissuasive à la lumière du Brexit. Que les conditions matérielles de ce dernier ne soient pas encore réglées ne change rien à l'affaire : dans une vision magique du monde et de la politique, décision vaut application. Quant aux conséquences économiques pour le Royaume-Uni, elles font toujours l'objet d'un débat et le feront encore quand on pourra risquer un bilan, à moins d'un effondrement total incontestable mais bien improbable, et elles passent au second plan derrière le totem de la souveraineté retrouvée.

Ensuite parce que le regain des identités régionales - ou, ailleurs, d'un nationalisme « biologique », celui du Blut und Boden (« le sang et le sol ») des « populistes » (traduction approximative du mot völkisch) allemands de la fin du XIXe siècle - bénéficie d'une conjoncture et d'une présentation favorables. Se posant en victime d'une oppression historique de la part d'un État centralisateur, le régionalisme contemporain prétend corriger une injustice au nom de la démocratie et envisage un destin prospère en étant débarrassé de la charge de redistribution imposée par le cadre national. Il est souvent issu des régions riches - Catalogne, Flandre, Lombardie -, contre les régions pauvres ou en crise. Il réussit ainsi le tour de force de réconcilier une partie de la gauche, intéressée par la destruction du cadre national, et une partie de la droite, identitaire et xénophobe, autour d'une dénonciation superficielle de la mondialisation - qui est, de toute façon, un mot-valise où chacun met ses détestations favorites : immigration, construction européenne, capitalisme, libéralisme... - et d'une valorisation incantatoire du « peuple ».

Mais cette référence au « peuple », concept théoriquement fédérateur, est elle aussi biaisée, car ce « peuple » sert en fait, comme l'« identité » régionale, à diviser et à opposer, comme l'a signalé à sa manière le mouvement des Gilets jaunes.

Les Gilets jaunes : un mouvement tautologique

Un des leitmotivs des Gilets jaunes, souvent proféré sur un ton un peu émerveillé et comme si on découvrait la Lune, tenait de sa supposée représentation du « peuple ». « Tout le monde s'y retrouve », entendait-on de façon répétée. Cela n'a rien d'étonnant et, loin d'être une force, comme le pensent les promoteurs et laudateurs du mouvement, il y a là les bases de sa grande faiblesse.

Même s'il a des racines plus profondes, le catalyseur du mouvement - et son emblème le rappelle - fut l'automobile : limitation à 80 km/h sur les routes nationales (d'où la destruction des radars routiers) et augmentation des taxes sur les carburants. Tous les Français étant, peu ou prou, automobilistes, tous peuvent effectivement s'y retrouver - d'où les 75 à 80 % d'opinions favorables fin 2018. Quant aux revendications, chacun y va de sa contribution, et comme le mouvement est rétif à la structuration, chacun trouvera aisément une ou deux mesures à son goût : c'est bien le « peuple » qui parle, CQFD.

En fait, bien qu'exprimant souvent un rejet violent du président de la République, ce mouvement est parfaitement « macronien » et prolonge le constat posé par le candidat victorieux, et qui avait fait son succès : rejet de la structuration en partis, déconsidération de la classe politique « installée » (le succès aux législatives de LREM s'explique beaucoup plus par le « dégagisme » que par le talent des candidats), propositions venant de la droite comme de la gauche... C'est le triomphe du « en même temps », mais en y ajoutant le tempo des réseaux sociaux, c'est-à-dire l'immédiateté. On considère ainsi qu'au bout d'un an ou deux, un pouvoir a fait ses preuves - ou non - et on réclame le droit de le sanctionner. Notons qu'aux États-Unis, les élections législatives ont effectivement lieu tous les deux ans, et s'accompagnent bien souvent d'une volée de référendums d'initiative locale, à l'échelon des États fédérés.

Il y a cependant une certaine naïveté, voire une ignorance, derrière des propositions qui sont faites par ce « peuple » qui pense s'exprimer parce qu'il se voit majoritaire sur les réseaux sociaux - mais combien de Français sont vraiment actifs sur ce canal, et pour des raisons politiques en plus ? C'est le cas du référendum d'initiative citoyenne, manifestement conçu comme un sondage ou une pétition sur Internet, ce qui ne donne évidemment aucune garantie « démocratique ». Ce serait aussi le cas d'élections législatives à la proportionnelle intégrale, qui substitueraient à l'hégémonie majoritaire la tyrannie des minorités. Quant à la démocratie directe, elle fait partie des fantasmes nés d'Internet et d'une forme de populisme particulièrement détestable. Décréter l'incompétence des autres n'a jamais constitué une garantie de sa propre compétence sur des questions plus complexes que l'écho donné par la vox populi.

L'éternel retour

L'État va-t-il succomber à ces multiples attaques, par le haut et par le bas ? Rien n'est moins sûr. Car il a un atout exclusif : il est éternel. Sauf révolution et anarchie, qui ne sont pas souhaitées par une majorité de Gilets jaunes, sans parler des Français en général, ou conquête par une puissance extérieure, qui semble bien improbable aujourd'hui en Europe et à l'heure nucléaire, l'État survit à tout et à tous - individus, entreprises, associations, Gilets jaunes. De plus en plus réduit à son rôle de gendarme économique, il a retrouvé depuis la crise de 2008 une légitimité aussi comme pompier, seul capable d'éviter une crise « systémique » et d'incarner une vision de long terme, face à des marchés par construction court-termistes. La séquence Trump-Brexit a montré aussi, sans préjuger du bilan qu'on en tirera, un retour vers un besoin de sécurité associée, à tort ou à raison, à la souveraineté nationale. Les frontières nationales gagnent, en Europe, un nouveau soutien.

Pour que ce retour de l'État se confirme et ne soit pas purement autoritaire, il faut retrouver les bases de l'État-nation, ce couple qui est la version politique de l'alliance raison-passion. Plutôt que le « peuple », qui s'oppose (aux « élites », en particulier), célébrons la nation, fondée selon Renan non sur des données biologiques mais sur « la possession en commun d'un riche legs de l'Histoire » et sur « le désir de vivre ensemble » 2. Son programme de 1882 pourrait encore être le nôtre : « Avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. » Car l'État, c'est nous : c'est ce qu'exprimait la représentation imagée du Léviathan, ce symbole de l'État moderne, dans la première édition du livre de Thomas Hobbes de 1651. Non pas un monstre dévoreur d'individus, mais un souverain au visage débonnaire et au corps constitué de tous les citoyens.

Alors, quelles grandes choses voulons-nous encore accomplir ensemble, en France et en Europe ?



  1. Régis Debray, Éloge des frontières, Gallimard, 2010.

  2. Dans sa célèbre conférence de 1882, Qu'est-ce qu'une nation ? Ernest Renan introduit, à sa manière et en pesant chacun de ses mots, le sujet aujourd'hui dévoyé en substantif du vivre-ensemble. « Une nation, écrit Renan, est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. »

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2019-3/l-etat-c-est-nous.html?item_id=3691
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