Arnaud DOTÉZAC

Chargé de cours à l'université de Genève, éditorialiste au magazine Bilan.

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Frontières européennes : une approche sémiotique

Au prisme de la sémiotique, qui traite de signes et de mots, la notion de frontières européennes apparaît trop imprécise pour être acceptable. La construction européenne, peu claire et peu démocratique, annonce la poursuite d'une perte de souveraineté, tandis que l'intégration européenne, indéterminée, ne saurait se substituer aisément aux identités nationales.

La notion de frontière se définit, depuis le XIVe siècle environ, comme le pourtour d'un territoire sur lequel s'exerce une norme souveraine. Auparavant, elle désignait les réseaux d'avant-postes permettant de se projeter face à l'ennemi. Aujourd'hui, elle est « l'objet géopolitique par excellence », selon la formule du géographe et diplomate Michel Foucher.

Au final, la frontière a toujours relevé d'un usage pratique de type signalétique, aussi bien géographique que militaire, et défini, dans le même temps, des zones de contact (amicales ou défensives), autant que des espaces d'appartenance. C'est justement en raison de sa corrélation au signe, champ d'étude de la sémiotique, qu'il nous a paru intéressant de recourir à cette approche, pour tenter d'analyser le sens que produit l'Union européenne à l'égard de ses propres frontières. Le sujet est vaste, de sorte que nous nous limiterons ici à deux de leurs référents : la construction et l'intégration européennes.

De la construction européenne

On doit notamment au linguiste et sémioticien Algirdas Greimas d'avoir posé les bases d'une compréhension des processus de construction du sens 1, en particulier à partir de schémas narratifs. Leurs composantes sont généralement : l'action ou la promesse d'agir, laquelle implique des compétences nécessaires à son accomplissement (savoir-faire, légitimité, volonté, etc.), et qui peuvent être affectées positivement ou négativement, notamment par des facteurs thymiques (euphorie, dysphorie, aphorie liées aux humeurs, désirs, passions, etc.) pour, finalement produire un résultat valorisable (par son usage) et valorisant (selon l'identification symbolique qu'il procure ou non).

Appliqué au concept un peu flou de « construction européenne », un tel schéma narratif pourrait se lire ainsi :

  • Action : construction, qui procède de travaux effectués dans des délais impartis et d'une réception de conformité à un plan.
  • Promesse (politique) : paix, prospérité, libert&eacu
  • Compétence : affaire de spécialistes (architectes, experts).
  • Thymie induite : euphorie (prise de possession du construit).
  • Thymie vécue : aphorie (déni du démos), dysphorie (anxiété faute de perspectives claires).
  • Résultat : paix controuvée (occultation du rôle de l'Otan dans les processus belligènes et pacificateurs), prospérité inégalitaire, liberté de déplacement mais entraves aux libertés d'expression et d'opinion.
  • Valeurs d'usage : positives (libre circulation, euro), négatives (paupérisation, insécurité, déficit démocratique).
  • Valeurs symboliques : perte d'identité et de souveraineté.

En résumé, la « construction européenne » produit effectivement un sens incohérent, faute d'objectifs et d'agenda clairs, voire déstructurant, faute d'implication démocratique. Ses composantes les plus intelligibles sont l'augmentation de la complexité et de l'incertitude.

En revanche, cette situation est cohérente avec les théories néofonctionnalistes américaines qui ont inspiré les « pères fondateurs » de l'Union. Pour Ernst Haas, l'un des piliers de ce courant, la mise en oeuvre du néofonctionnalisme doit en effet s'appuyer « sur le gradualisme et l'indirection pour atteindre son objectif, [et avancer] à petits pas, sans plan logique clair, pour éviter de perdre ses soutiens » 2.

De l'intégration européenne

Le concept d'intégration est, lui, le plus couramment mobilisé pour traiter des frontières européennes. Intégrer consiste à rassembler des parties pour former un tout mais, plus précisément, un tout qui retrouve son « intégrité » préalable, son état intact antérieur, d'où le sens de « rétablir » et « restaurer », que portait ce mot jusqu'au XIXe siècle. L'intégration européenne cheminerait-elle vers quelque restauration ? Carolingienne, par exemple ? Certains l'ont analysé, notamment du fait des liens affectifs profonds qui ont associé certains pères fondateurs avec le Vatican 3.

En physique mécanique, les choses sont plus simples : un système est intégré dès lors que toutes ses parties se solidarisent pour faire fonctionner l'ensemble ainsi unifié. Autrement dit, l'intégration vise à une forme d'unité résultant de l'adaptation fonctionnelle de ses composantes internes. Dans la mesure où ce sont d'abord les nécessités techniques d'un fonctionnement européen qui ont conditionné la coopération politique supranationale, on peut puiser à nouveau dans le fonds néofonctionnaliste pour approfondir certains aspects, comme le spillover. Toujours selon Ernst Haas, l'effet d'entraînement (spillover effect) est essentiel au succès de l'intégration. Mis en oeuvre partiellement dans un secteur donné (par exemple le charbon et l'acier), il déclenchera des processus mimétiques dans des secteurs voisins et créera ainsi une réaction en chaîne (spillover fonctionnel). C'est ce qu'on connaît aussi sous le nom de « méthode Jean Monnet ». Quant au spillover politique, il interviendra dès que des acteurs politiques trouveront un intérêt propre à déplacer leur loyauté vers les institutions supranationales. Ce qui fut historiquement très rapide.

Ce n'est donc pas un hasard si l'UE s'est structurée dans un univers de décision technocratique, étranger à la démocratie, et cela d'autant plus que, pour accélérer le processus, il fut même recommandé de provoquer artificiellement des crises. En effet, comme l'explique le professeur d'économie Enrico Spolaore, dès lors que l'intégration sectorielle n'est par définition que partielle, d'importantes fonctions transversales vont manquer à chaque étape. De telles incomplétudes, y compris celles résultant de crises provoquées, sont considérées comme des caractéristiques utiles dans la mesure où elles créent « une pression pour une intégration plus poussée » 4.

L'abolition des frontières intérieures et la réorganisation des frontières extérieures, associées à la crise des migrants 5, pourraient correspondre à ce mécanisme. Sur fond d'arguments d'efficacité et de valeurs morales, il en résulterait, à terme, des frontières unifiées passant « intégralement » sous souveraineté « européenne », ce qui est loin d'être le cas aujourd'hui.

En effet, il n'existe encore aucune frontière européenne stricto sensu pour la bonne raison que l'UE ne dispose d'aucun territoire qui lui soit propre. Seuls les États membres en disposent. Par ailleurs, les frontières intérieures n'ont jamais été abolies mais seulement occultées, du fait qu'on n'y exerce plus de contrôles de police ou de douane visibles, sauf exception. En droit international, ces frontières, y compris « intérieures », continuent de délimiter les espaces de souveraineté de chaque État membre, leurs tracés résultant de traités internationaux.

Nous pouvons à présent tenter d'analyser le sens produit par le concept d'intégration appliqué aux frontières européennes :

  • Action : intégration, qui procède d'abandons de compétences vers les organes de l'UE, eux-mêmes institués au fur et à mesure des nécessités fonctionnelles.
  • Promesse (politique) : meilleure gestion des frontières, équilibre moral entre contrôles renforcés, traçage et ouverture aux migrants.
  • Compétences : agences ad hoc (Frontex...), ONG, technologies.
  • Thymie induite : euphorie humanitaire.
  • Thymie vécue : dysphorie identitaire.
  • Résultat hypothétique : disparition définitive de la souveraineté nationale sans État démocratique ni citoyenneté de rechange (propension à la révolte civile).
  • Valeurs d'usage : fluidité frontalière.
  • Valeurs symboliques : fierté humaniste ou nationale.

Là encore, la grille sémiotique ne présage rien de clair. La notion d'intégration européenne fait l'impasse sur l'avenir d'une identité européenne de substitution aux identités nationales.

Rappelons qu'aucune puissance souveraine n'a jamais créé d'identité ex nihilo. Elle est le fruit de mécanismes historiques complexes et différents d'une nation à une autre, de sorte qu'on voit mal ce que l'UE aurait ici de miraculeux à proposer comme recette d'intégration, en échange du contrôle total des frontières.



  1. Algirdas J. Greimas, Sémantique structurale, Larousse, 1966 ; Sémiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, 1979.

  2. Cité par Thierry Baudet, Indispensables frontières, éditions du Toucan, 2015.

  3. Voir Annie Lacroix-Riz, Le Vatican, l’Europe et le Reich, Armand Colin, 2010 ; Philippe Chenaux, Une Europe vaticane ?, éditions Ciaco, 1990.

  4. Enrico Spolaore, « What is european integration really about ? », Journal of economic perspectives, vol. 27, no 3, 2013, pp 125-44.

  5. À ce sujet, voir Kelly M. Greenhill, Weapons of mass migration, Cornell University Press, 2010.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2019-3/frontieres-europeennes-une-approche-semiotique.html?item_id=3687
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