Christophe GUILLUY

Géographe, essayiste et consultant.

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Un défi majeur : réintégrer les périphéries

Une économie mondialisée déconnectée de la société nourrit partout en Occident, en Europe singulièrement, une nouvelle géographie. Les classes supérieures et dominantes vivent dans des métropoles inégalitaires. Elles méprisent des classes populaires invisibilisées et reléguées dans les périphéries. Ces nouvelles frontières économiques, physiques et culturelles naissent sur les ruines de la classe moyenne.

La contestation populiste gagne du terrain. Partout elle repose sur une même sociologie, le socle de l'ancienne classe moyenne, et une géographie, essentiellement les zones rurales, les petites villes et certaines villes moyennes. Ces territoires, où vit désormais la majorité des classes populaires, ouvriers, employés, petits indépendants, paysans (auxquels il faut ajouter les jeunes et les retraités issus de ces catégories) sont ceux qui créent le moins d'emplois. Ils sont aussi les plus éloignés des métropoles mondialisées qui produisent aujourd'hui l'essentiel des richesses.

Là où les classes populaires sont majoritaires

Cette représentation vise à éclairer une réalité sociale qui est restée longtemps invisible : pour la première fois dans l'Histoire, les plus modestes ne vivent plus là où se créent la richesse et l'emploi mais dans des territoires périphériques, des espaces tout autant urbains que ruraux. Cette approche, qui s'affranchit de la typologie traditionnelle divisant le territoire entre espaces urbain, périurbain et rural, ne relève donc d'aucun déterminisme géographique. Il s'agit, avant tout, de donner à voir la répartition dans l'espace des plus modestes. Peu importe qu'ils vivent dans une ville petite ou moyenne ou bien en zone rurale. La France périphérique n'est donc ni exclusivement urbaine ni exclusivement rurale. Elle n'oppose pas campagne et ville. Mais elle permet de distinguer les territoires où les classes populaires sont en moyenne majoritaires. Répétons-le : cette géographie s'oppose à une quelconque détermination territoriale. Un territoire, ça n'existe pas. Ce qui existe, ce sont les gens qui y vivent.

Construite à partir de la répartition des classes populaires, celles qui constituaient hier le socle de la classe moyenne, cette géographie n'est pas celle de la pauvreté, même si les pauvres sont issus pour leur majorité de ce monde populaire et qu'ils en font culturellement partie. La volonté d'opposer ces catégories est en réalité une vieille stratégie de la bourgeoisie. Elle permet de diviser le bloc majoritaire que représentent les classes populaires pour mieux évacuer la question sociale et celle du modèle économique qui n'intègre plus le plus grand nombre. Depuis plusieurs décennies, l'instrumentalisation ad nauseam de la question de la répartition des pauvres, des banlieues et in fine des minorités permet d'invisibiliser la fragilisation du socle de la classe moyenne et, plus important, le processus de concentration et le grégarisme des classes supérieures.

Par exemple, la mise en avant des quartiers pauvres dans les métropoles (« Nous aussi, nous avons nos pauvres ! ») vise à faire perdurer une des grandes « fake news » de la mondialisation, celle de la ville ouverte à un moment où les métropoles, du fait des dynamiques foncières et économiques, se transforment au contraire en villes fermées et où l'entre-soi des classes supérieures n'a jamais été aussi important. Faut-il le rappeler, s'il y a des pauvres dans les métropoles riches et mondialisées, il y a aussi des pauvres dans la France périphérique. Cette instrumentalisation de la pauvreté permet de dissimuler l'immense conflit de classes et d'intérêts qui oppose les classes supérieures aux classes populaires pour le remplacer par une question de redistribution à la marge.

Le populaire à la périphérie des métropoles

La présentation d'une France périphérique, mais aussi d'une Europe périphérique, permet d'observer la nature du modèle économique : il crée de la richesse mais ne fait pas société. Dit autrement : l'économie n'est plus connectée à la société.

L'économie crée des richesses mais celles-ci sont concentrées dans les grandes métropoles mondialisées qui tendent peu à peu, singulièrement en Europe, à devenir l'équivalent au XXIe siècle des citadelles médiévales. Des citadelles qui créent l'essentiel de l'emploi mais qui, dans le même temps, sont devenues inaccessibles à la majorité de l'ancienne classe moyenne. Ces métropoles mondialisées ont réussi leur intégration à l'économie-monde, mais, dans le même temps, elles tendent à se différencier de plus en plus de leur hinterland, c'est-à-dire des périphéries où vit désormais la majorité des catégories populaires.

Cette organisation des territoires ne veut évidemment pas dire que 100 % de la population des métropoles est riche et que 100 % de la population de la France périphérique, comme de l'Europe périphérique, est pauvre. Il s'agit de souligner que les dynamiques économiques et foncières tendent en moyenne à renforcer les inégalités en faveur des grandes villes. Aujourd'hui, l'économie et le marché de l'emploi des métropoles sont très polarisés. Si les catégories supérieures et les catégories populaires immigrées peuvent s'y intégrer en occupant, d'une part, les emplois très qualifiés et bien payés et, d'autre part, les emplois précaires et mal rémunérés, les anciennes classes populaires et moyennes n'y trouvent plus leur place.
Cette organisation territoriale n'est pas le fruit d'un complot, mais la conséquence d'un modèle économique. Cette réalité est décrite depuis longtemps par de nombreux économistes, on citera notamment Branko Milanovic 1 et Thomas Piketty 2, qui ont démontré comment les classes moyennes et populaires occidentales ont été les grandes perdantes de la mondialisation au cours de ces trente dernières années.

Sortie de la classe moyenne, affirmation de la classe d'en haut

Dès les années 1980, on savait que l'adaptation des sociétés occidentales aux nouvelles normes de l'économie mondialisée aurait un prix, celui du sacrifice de la classe ouvrière européenne et américaine. Mais on ne pensait pas, alors, que le processus allait concerner l'ensemble des catégories qui constituaient hier le socle de la classe moyenne. Après les ouvriers et les paysans, le mouvement de sortie de la classe moyenne a frappé les employés, les artisans, les indépendants, et aujourd'hui les jeunes diplômés. Le modèle n'a donc pas seulement fragilisé les marges du prolétariat mais, partout, la société tout entière.

Le paradoxe est que ce résultat n'est pas la conséquence de l'échec du modèle économique mondialisé, mais au contraire de son efficacité, de sa réussite. Ces dernières décennies, l'économie européenne n'a cessé de créer des richesses. En France, et sauf exception, la création de richesses n'a cessé d'augmenter. Nous sommes ainsi, en moyenne, de plus en plus riches. Le problème est que, dans le même temps, les courbes du chômage, de la précarité et de la pauvreté ont, elles aussi, grimpé. La question centrale n'est donc pas celle de l'efficacité d'une économie mondialisée, mais celle d'un modèle qui ne fait pas société. En France, en Occident, en Europe, nous sommes passés en quelques décennies d'un modèle qui intégrait économiquement, politiquement et culturellement la majorité des individus, à une société inégalitaire qui ne bénéficie qu'aux catégories supérieures.

Réintégrer les périphéries populistes : un défi majeur

Cette situation provoque un choc culturel et démocratique de taille et explique le moment populiste que traverse l'Occident. Partout, la contestation y est portée par les mêmes catégories, les mêmes territoires.

L'Amérique périphérique, celle des villes industrielles, des petites villes et des zones rurales, a porté Trump au pouvoir. La Grande-Bretagne périphérique a voté en faveur du Brexit. L'Italie périphérique (Mezzogiorno, zones rurales et petites villes du Nord) a élu les populistes de la Ligue et du Mouvement 5 étoiles. L'Allemagne périphérique (Allemagne de l'Est mais aussi zones rurales et petites villes des régions riches) a fait resurgir l'extrême droite. Partout, les populistes surfent sur l'absence de représentation des catégories populaires par les partis traditionnels et leur relégation géographique et culturelle.

Ce qui se joue aujourd'hui n'est pas seulement un conflit social mais aussi une guerre de représentation culturelle. Le mouvement des Gilets jaunes en France, qui se structure aussi sur la même sociologie et la même géographie, est d'abord existentiel. En choisissant le symbole du gilet jaune, celui qu'on utilise sur la route pour être visible, il participe en fait à une guerre de représentations culturelles. Pourquoi ? Parce que depuis plusieurs décennies les classes populaires ont non seulement été sacrifiées par le modèle économique, mais aussi parce qu'elles ont perdu leur statut de référent culturel pour les classes politique, médiatique et académique, pour qui elles ne sont au mieux que les représentants d'un monde voué à disparaître, au pire un « panier de déplorables ».

La déconnexion entre économie et société mais aussi la rupture entre les classes populaires et le monde d'en haut nous a fait entrer dans le temps de l'« a-société » et illustre à merveille la célèbre phrase de Margaret Thatcher, « There is no society ». Il n'y a que des individus. Le problème est que ce modèle n'est durable ni socialement ni politiquement et qu'il fragilise l'ensemble des démocraties occidentales.

S'il ne veut pas disparaître, le monde d'en haut doit désormais prendre au sérieux le diagnostic des classes populaires et remettre en cause des représentations qui ne permettent plus de saisir le mouvement réel des sociétés occidentales, celui du plus grand nombre. Nous devons aujourd'hui impérativement sortir de l'impasse que constitue la sécession du monde d'en haut et la désaffiliation du monde d'en bas qu'elle entraîne. Cette révolution intellectuelle est un impératif, un défi historique et démocratique.



  1. Branko Milanovic, Global inequality. A new approach for the age of globalization, Harvard University Press, 2016.

  2. Mathilde Damgé, « Les inégalités dans le monde, en hausse depuis quarante ans », Le Monde, 14 décembre 2017 ; Thomas Piketty et al., Rapport sur les inégalités mondiales, Seuil, 2018.

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