Christophe GUILLUY

Géographe, essayiste et consultant.

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L'impact de la recomposition sociale

Tous les tournants économiques, sociaux ou démographiques génèrent mécaniquement leur géographie sociale. La période contemporaine, celle de l'adaptation de la société et des territoires à l'économie-monde, ne fait pas exception. La recomposition sociale des territoires participe à une mutation de la structuration sociale et à un ébranlement de la classe moyenne.

Les périodes de mutations économiques produisent toujours leur géographie sociale, qui repose sur l'évolution de la structuration sociale. Ainsi, avec l'émergence de la classe ouvrière, la révolution industrielle a produit un paysage social, celui des régions et banlieues ouvrières. Les Trente Glorieuses fabriquent aussi leur paysage social, celui des banlieues pavillonnaires, territoires de la classe moyenne triomphante. Dans les années 1980, les premières émeutes urbaines modifient sensiblement ce paysage en imposant une nouvelle thématique territoriale, celle du « ghetto ».

La spécialisation économique des grandes métropoles vers des activités très qualifiées et le redéploiement des industries vers les territoires périurbains et ruraux ont favorisé l'émergence d'une nouvelle géographie sociale1 qui oppose désormais une « France métropolitaine » à une « France périphérique ».

« France périphérique » et implosion des classes moyennes

Si la « France métropolitaine » bénéficie des dynamiques de gentrification et d'immigration, la « France périphérique » se caractérise par une dynamique liée au redéploiement dans les espaces périurbains et ruraux, mais aussi dans des villes petites et moyennes, des nouvelles classes populaires. Une majorité de la population (environ 60 %) vit désormais dans cette « France périphérique » qui se caractérise non seulement par son éloignement des métropoles mondialisées les plus actives mais aussi par la fragilité sociale de ses habitants. Pour l'essentiel, il s'agit de catégories populaires ou moyennes inférieures.

Tous les indicateurs sociaux révèlent la fragilité sociale de ces territoires où la faiblesse du niveau de vie est pour partie déterminée par la fragilité d'un marché de l'emploi essentiellement industriel ou résidentiel. Ces territoires, qui sont aussi ceux des retraités modestes, révèlent une France populaire, celle des « fragilités sociales ». Cette fragilité sociale est renforcée par un accès de plus en plus limité aux marchés d'emplois les plus actifs mais aussi à l'offre scolaire, qui est plus restreinte.

Si ces catégories ne se confondent pas avec la classe ouvrière d'hier, elles ne ressemblent pas non plus aux classes moyennes des Trente Glorieuses. En réalité, la nouvelle géographie nous permet de mesurer l'évolution de la structuration sociale, mais aussi l'influence qu'exercent les dynamiques territoriales sur la position sociale des individus.

Contrairement à la situation qui a prévalu pour la classe ouvrière ou la classe moyenne hier, ces nouvelles catégories sociales se caractérisent par leur mise à l'écart des espaces où se crée la richesse économique. À l'époque industrielle, les ouvriers vivaient le plus souvent dans les grandes villes et notamment à Paris, où ils étaient souvent dans le parc privé comme propriétaires ou locataires ; les nouvelles catégories populaires se répartissent sur des territoires « périphériques ».

Cette nouvelle géographie sociale favorise l'émergence d'un nouveau « statut socio-spatial » de catégories sociales hier opposées mais qui partagent désormais une perception commune de la mondialisation et de son corollaire, la métropolisation. L'employé du lotissement pavillonnaire, l'ouvrier rural, le chômeur du bassin minier, le petit paysan ou le retraité modeste peuvent ainsi partager une même critique des effets négatifs du développement économique et urbain de ces dernières décennies.

Cette nouvelle géographie sociale permet de mesurer un éloignement géographique, mais aussi une distance culturelle entre des grandes villes mondialisées et les autres territoires. Les nouvelles catégories populaires, que l'on assimile encore aux classes moyennes, restent majoritaires mais occupent désormais une position sociale et culturelle « périphérique ». Cette « mise à l'écart » spatiale et culturelle de catégories qui hier portaient le développement économique explique pour partie un sentiment de déclassement qui traverse l'ensemble des classes populaires et moyennes.

Un sentiment d'autant plus fort que, parallèlement, les catégories supérieures ont renforcé leurs positions tant économiques que culturelles, en investissant les grandes métropoles et en s'appropriant des quartiers qui hier étaient destinés aux classes populaires ou moyennes.

Cette recomposition sociale des territoires participe à une mutation de la structuration sociale et à un ébranlement de la classe moyenne. Le concept de classe moyenne tel qu'il a été utilisé au XXe siècle ne permet plus de lire la réalité sociale du pays, et encore moins sa nouvelle géographie. Pourtant, on constate qu'une majorité de ces catégories populaires et moyennes de la France périphérique - celle où le sentiment de déclassement est le plus fort - se reconnaît encore dans une classe moyenne majoritaire. Comment expliquer ce paradoxe ? Comment peut-on comprendre le maintien de ce mythe de la classe moyenne alors que cette catégorie a objectivement implosé ?

La survivance du sentiment d'appartenance à la classe moyenne

Si les indicateurs sociaux traduisent une forme d'implosion de la classe moyenne, on observe encore un fort sentiment d'appartenance des ouvriers, employés et professions intermédiaires à la classe moyenne. Cette survivance s'explique pour partie par le statut socio-spatial de ces catégories, mais aussi par une forme d'ethnicisation du concept.

La classe moyenne apparaît non seulement comme une « classe refuge » face à la montée de l'insécurité sociale, mais aussi comme un moyen de se distinguer d'une autre France, celle des banlieues. Ainsi, et alors que le concept perd de sa pertinence sociale à mesure que s'opère le déclassement des couches moyennes salariées, il conforte sa pertinence culturelle en intégrant les uns par l'exclusion des autres. Initialement perçue comme un concept rassembleur, la classe moyenne participe désormais au renforcement des fractures socioculturelles.

Ce constat est d'autant plus inquiétant que la perception de cette classe s'est peu à peu « ethnicisée ». Car si la classe moyenne n'habite pas les quartiers sensibles, elle désigne aussi en filigrane « ceux qui n'appartiennent pas aux minorités visibles ». La survivance de la notion de classe moyenne n'est désormais plus directement liée à l'évolution d'indicateurs sociaux objectifs, mais de plus en plus à des représentations culturelles.

Cette observation est renforcée par des dynamiques spatiales qui tendent à séparer de plus en plus les catégories modestes, qui vivent dans la « France périphérique », des catégories modestes immigrées qui vivent dans les grandes métropoles mondialisées, souvent dans des quartiers de logements sociaux.

Ainsi, il apparaît que le sentiment d'appartenance à la classe moyenne n'est plus associé à un processus d'ascension sociale ou à un niveau de vie, mais à un statut socio-spatial et à des origines.

Les « quartiers sensibles », ceux où se concentrent les minorités, sont définis comme des « territoires sans classes moyennes ». On les appelle d'ailleurs les « quartiers populaires », et on ne conçoit pas que ces territoires puissent « fabriquer » des classes moyennes issues de l'immigration.

On assiste ainsi à un glissement vers une forme d'ethnicisation du concept, les classes moyennes étant associées aux « Blancs », tandis que les territoires ethnicisés deviennent ceux que la classe moyenne a désertés. Dans ce contexte, si les populations d'origine africaine et maghrébine ne peuvent a priori pas faire partie des classes moyennes, on considérera les ménages d'origine européenne comme en faisant a priori partie. À ce titre, il est frappant de constater que l'objectif de mixité sociale de la politique de la ville vise moins à accueillir des classes moyennes qu'à casser un processus d'ethnicisation : derrière la volonté affichée de favoriser l'accueil de classes moyennes, il s'agit en réalité d'attirer des ménages « blancs ». Ce faisant, on s'interdit de penser que ces territoires sont depuis plusieurs décennies pourvoyeurs de nouvelles classes moyennes.

Banlieues et nouvelles classes moyennes métropolitaines

Loin des clichés misérabilistes ou stigmatisants, les banlieues témoignent aussi de l'émergence des nouvelles classes moyennes de la « France métropolitaine ». On observe dans l'ensemble des zones urbaines sensibles (ZUS) une augmentation constante du nombre de jeunes diplômés, l'ascension sociale de nombreux ménages. Cette dynamique positive indique l'importance des mobilités sociales et résidentielles dans les quartiers défavorisés des grandes villes et souligne en filigrane la réussite partielle des politiques publiques. Cette forte mobilité sociale, certes minoritaire - mais cela a toujours été le cas en milieu populaire -, a ainsi permis l'apparition d'une classe moyenne d'origine maghrébine puis d'une classe moyenne d'origine africaine.

Pourtant, ces dynamiques sont rarement mises en avant. Cela tient à une forme l'ethnicisation du concept de classe moyenne, qui empêche souvent de prendre en compte l'émergence d'une classe moyenne issue des minorités, mais aussi à la difficulté de percevoir la nouvelle fonction sociale de ces quartiers.

Situées hier en périphérie des grandes villes, les banlieues, du fait du développement et de l'étalement des métropoles, sont aujourd'hui situées au cœur des aires urbaines les plus riches et dynamiques du pays. Cela les rend mécaniquement très attractives. La Seine-Saint-Denis attire ainsi sièges sociaux et emplois qualifiés. Si les indicateurs sociaux restent négatifs, ils n'ont pas la même signification aujourd'hui qu'il y a vingt ans, car ces territoires ont changé de fonction. Hier territoires d'accueil de salariés et d'ouvriers intégrés à l'économie locale, ces espaces n'ont plus la même utilité. Dans les grandes métropoles, les « quartiers sensibles » sont devenus des sas très attractifs, souvent entre le nord et le sud.

En réalité, au regard des flux migratoires enregistrés sur ces territoires depuis trente ans, les politiques publiques, singulièrement les politiques de développement social et de rénovation urbaine, n'ont pas été les échecs qu'on se plaît à dénoncer aujourd'hui. Elles ont permis l'accueil d'un nombre très important de ménages, souvent peu qualifiés, et de leurs enfants. Cette fonction d'accueil est d'ailleurs confirmée : en 2011, l'Insee estimait que 52,8 % des habitants des ZUS de France étaient immigrés ; un pourcentage qui grimpe à 64 % en Île-de-France. On interprète à tort cette spécialisation comme un échec ou comme une volonté d'« assigner les habitants à résidence » ; ces chiffres indiquent au contraire une forte mobilité résidentielle. Dans son rapport de 2005, l'Observatoire national des zones urbaines sensibles révélait que le taux de mobilité en ZUS était de 61 %, ce qui fait de ces « zones sensibles » les territoires où la mobilité est la plus grande de France. La permanence d'indicateurs sociaux dégradés est en fait une des conséquences de cette mobilité, et aussi un indicateur des réussites des politiques publiques. Car si ces quartiers accueillent une part essentielle des flux migratoires, ils enregistrent dans le même temps, et logiquement, le départ des ménages les mieux insérés ou les plus diplômés.

Ainsi, compte tenu de la mobilité de la population de ces territoires, de l'intensification des flux et de l'importance du taux de natalité, il apparaît que les politiques publiques ont globalement permis l'intégration sociale des habitants de ces quartiers et favorisé l'émergence de nouvelles classes moyennes.

L'analyse des dynamiques sociales à l'œuvre en banlieue est une illustration d'une recomposition sociale des territoires souvent invisible. Il est ainsi frappant de constater à quel point l'invisibilité des nouvelles classes populaires de la « France périphérique » fait écho à celle des nouvelles classes moyennes de la « France métropolitaine ». Ces dynamiques sont difficiles à prendre en compte par une classe politique dont les représentations territoriales et sociales ont été forgées au siècle dernier. L'exercice est pourtant indispensable si on souhaite développer des politiques territoriales adaptées aux besoins de ces nouvelles catégories sociales.

  1. Voir Christophe Guilluy, « Géographie sociale : prendre conscience des fractures françaises », Constructif, no 29, juin 2011.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2012-11/l-impact-de-la-recomposition-sociale.html?item_id=3286
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