Frank TRENTMANN

Professeur d'histoire au Birkbeck College (université de Londres) et « fellow » au Sustainable Consumption Institute (université de Manchester), ancien directeur du programme de recherche « Cultures de la consommation ».

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Grande-Bretagne : une unité menacée

Berceau de la classe moyenne, qui y occupe traditionnellement une place importante, le pays voit aujourd'hui se creuser au sein de celle-ci des écarts qui pourraient modifier sensiblement son identité.

C'est en Grande-Bretagne qu'est née la classe moyenne. La prospérité commerciale et l'urbanisation sont venues grossir ses rangs au cours du XVIIIe siècle. Dans les années 1750, à la veille de la révolution industrielle, près d'une famille sur cinq appartenait à ce que nos contemporains appelaient la « catégorie moyenne », un groupe positionné entre les aristocrates avec leur fortune reçue en héritage, d'un côté, et les pauvres sans ressources, de l'autre. Cette catégorie s'étendait des avocats aux ecclésiastiques, en passant par les commerçants et les industriels. Les revenus de ces indépendants, même modestes, constituaient l'une de leurs caractéristiques, tout comme leur nouveau mode de vie à la fois moral et matérialiste mettant en avant la politesse et le confort domestique. L'écrivain Daniel Defoe définissait la catégorie moyenne comme « ceux qui vivent bien » : ni démesurément ni pauvrement.

Une assimilation avec la nation

Les classes moyennes ont modifié le visage de la Grande-Bretagne peut-être plus que dans n'importe quelle autre société moderne. Elles se sont trouvées au centre de la nouvelle culture de consommation, en achetant des meubles capitonnés, des tapis ou de la vaisselle en porcelaine. Elles ont manifesté un nouvel intérêt pour la politique. Et elles ont affirmé un type original d'identité nationale, en se positionnant comme des Britanniques productifs dont les pieds restaient fermement ancrés sur terre, contrairement aux aristocrates cosmopolites avec leur goût pour l'étranger et leur luxe frivole. Porter atteinte à la classe moyenne revenait à porter atteinte à la nation. C'est pendant la campagne pour le droit de vote qui a conduit au Reform Act de 1832 que la catégorie moyenne a trouvé sa voix en tant que classe moyenne et une patrie au sein du Parti libéral.

L'industrialisation et la montée en puissance de la classe ouvrière ont marqué un simple tournant temporaire. Dans les années 1980, la classe moyenne était plus importante que jamais, en raison du déclin industriel et de l'avènement du secteur des services et des finances. En 1911, un Britannique sur dix occupait une profession relevant de la classe moyenne. En 1991, environ un sur trois occupait une fonction intermédiaire ou un poste de cadre. Non moins importants, les idéaux de la classe moyenne combinaient l'indépendance et l'entreprise, la mobilité vers le haut et l'accession à la propriété comme autant de fondements d'une vie agréable, symbolisée par le principe du « right to buy » de Margaret Thatcher en 1979 lors de la mise en vente de logements sociaux. Ce mode de vie ambitieux est resté l'objectif principal de la vie publique et des politiques menées depuis lors. Le New Labour (nouveau Parti travailliste) a seulement changé l'accent. Luttant contre un gouvernement conservateur dirigé une fois de plus par les fils de l'aristocratie, l'opposition travailliste s'est efficacement positionnée aujourd'hui comme le champion de la « classe moyenne évincée ».

Le rêve et la réalité

Depuis son émergence jusqu'à aujourd'hui, la classe moyenne est un produit d'idéal autant que de réalité. Des désaccords importants existent quant à sa situation précise en termes de revenus et à sa nature propre. Il y a quelques années, l'assureur Axa a défini la classe moyenne comme l'ensemble de ceux et celles qui avaient un revenu annuel moyen de 62 000 livres (77 000 euros). Ce qui incluait seulement les 30 % des personnes les mieux rémunérées, un groupe bien plus riche que le quintile moyen de la population qui gravitait autour de la moyenne statistique de la distribution des richesses. Pour comprendre la condition de la classe moyenne britannique, il est donc également indispensable d'examiner la mobilité sociale, le statut d'occupation du logement, le niveau d'éducation et les goûts culturels.

Le déclin de la mobilité sociale a été l'une des plus grandes peurs qui aient hanté les couloirs du Parlement au cours de la dernière décennie. La classe moyenne est-elle en train de disparaître et la société britannique en train de créer un modèle en forme de sablier composé de riches et de pauvres, une société polarisée de « deux nations », comme le conservateur Disraeli l'avait prédit pendant la période victorienne ? En fait, les angoisses actuelles nous en disent plus sur la manière dont la méritocratie est devenue l'aune de la politique - de gauche et de droite - plutôt que les réalités de classe. La mobilité sociale a malgré tout plutôt bien résisté. Inévitablement, l'importante diminution des emplois industriels et le développement des emplois qualifiés et des postes de cadres ne pourront pas durer éternellement. Pour autant, la « mobilité relative1 » n'a pas ralenti. De ce fait, les jeunes adultes aujourd'hui sont plus susceptibles de monter ou descendre l'échelle sociale que leurs parents une génération plus tôt - et ils le sont certainement encore plus que leurs ancêtres il y a un siècle. On a constaté un « flux constant » depuis les années 1960, selon les termes employés par les sociologues Goldthorpe et Erikson. Un Britannique sur trois dont les parents ont un emploi d'exécutant non qualifié finit par acquérir une qualification professionnelle et par occuper un poste qualifié. Ainsi, en 2007, l'OCDE a découvert que le Royaume-Uni était beaucoup plus flexible que la France ou l'Allemagne, bien que plus rigide que les pays scandinaves.

La mobilité sociale descendante

La mobilité, on l'oublie parfois, ce peut être aussi descendre l'échelle sociale. Au cours des deux dernières décennies, la société britannique ne s'est pas retrouvée paralysée, mais les individus ont désormais plus de chances de décrocher de la classe moyenne. On observe un divorce intéressant entre les changements sociaux et l'ambition politique. La société britannique est toujours aussi mobile qu'avant. En même temps, les hommes politiques sont plus que jamais inquiets au sujet de la partie de l'électorat qui est évincée de la classe moyenne. Le confort de la classe moyenne est traité comme un droit virtuel. C'est sans doute, au moins partiellement, en raison de l'attention portée à la classe moyenne que la crise d'une nouvelle classe sous-prolétaire a autant surpris les politiciens lors des émeutes de 2011.

La forte expansion de la classe moyenne depuis 1945 est survenue avec une importante augmentation de la diversité des professions concernées. Les médecins et les avocats ont été rejoints par les conseillers financiers et les superviseurs de centres d'appels. Contrairement à ce qu'en disait Margaret Thatcher, qui associait la classe moyenne au statut d'indépendant et au travail dans le privé, pour bon nombre des membres de cette classe le secteur public a été l'ascenseur social, avec des nouveaux emplois qualifiés dans les écoles, les hôpitaux et les collectivités locales, en particulier pour les femmes.

Les valeurs partagées

Face à la diversité des activités, les valeurs partagées, les normes et le mode de vie ont une signification plus importante que jamais en tant que ciment social. Dans quelle mesure cela est-il efficace à une époque où les écarts de revenus se creusent, alors que le sexe, l'origine ethnique et d'autres identités gagnent en importance ? Jusqu'au XXe siècle, la classe moyenne tirait son identité de son positionnement face à une élite aristocratique qui se distinguait par ses privilèges hérités et sa fortune. Cette opposition simpliste a disparu. La nouvelle ligne de partage se situe entre les cadres de banque de haut vol, avec un salaire à sept chiffres plus les bonus, et les employés de banque moyens qui craignent pour leur retraite. En 1980, selon la Low Pay Commission, les premiers gagnaient 13 fois plus que les seconds. En 2011, le fossé s'est agrandi pour passer à 75 fois. Il serait naïf de s'attendre à une identité de classe moyenne partagée par les uns et les autres.

L'escalade des salaires en haut de l'échelle menace de détruire la classe moyenne. De même que le risque et la vulnérabilité en bas de l'échelle. Pour de nombreux titulaires d'un poste qualifié, l'accession à la propriété reste un rêve lointain. Dans le centre de Londres, par exemple, un travailleur qualifié sur trois est locataire et 7 % d'entre eux occupent des logements sociaux subventionnés. La forte hausse des prix de l'immobilier au cours des dernières décennies, en particulier dans le Sud-Est, a commencé à éloigner de ce marché de nombreux jeunes issus de la classe moyenne et ayant une profession. La part des accédants à la propriété a commencé à chuter pour passer de plus de 70 % en 2003 à 67 % en 2010. Même dans les valeurs statistiques moyennes - le quintile moyen se situant autour du revenu moyen -, il existe d'importants contrastes dans les conditions de vie. Une étude syndicale datant de 2009 a montré qu'un quart des familles de l'« Angleterre moyenne » ne pouvait pas s'offrir de vacances, et qu'une famille sur dix ne pouvait pas proposer une chambre séparée de celle de ses frères à leur fille adolescente - un fait longtemps considéré par les réformateurs de la classe moyenne comme une manière de vivre « non civilisée ». Dans ce contexte, il n'est peut-être pas surprenant qu'autant de contribuables à revenu moyen ne se reconnaissent pas comme appartenant à une classe particulière et que, lorsqu'ils le font, ils choisissent la classe ouvrière (40 %) plutôt que la classe moyenne (14 %) ou la classe moyenne inférieure (20 %).

Le poids de l'éducation

En dépit de ces forces centrifuges, il existe de puissants facteurs qui continuent de donner forme à la classe moyenne. L'un d'eux est un investissement prononcé dans l'éducation comme garantie d'un meilleur avenir. En Europe - et également souvent en Angleterre -, cela se réduit parfois au passage par ce qu'on appelle en Grande-Bretagne les public schools (les écoles privées payantes). Si cela vaut pour certaines professions comme celle d'avocat, ce constat est trop restrictif. Moins de 10 % des enfants anglais sont inscrits dans des écoles privées : ceux qui sont issus des 25 % des familles les plus riches du pays, mais aussi, pour un cinquième de ces élèves, ceux provenant des catégories se situant dans la moitié inférieure des revenus. En d'autres termes, la plupart des familles de la classe moyenne envoient leurs enfants dans des écoles publiques. Par rapport aux autres pays européens, les familles de la classe moyenne en Angleterre investissent cependant une part disproportionnée de temps et d'énergie dans le choix de la meilleure école possible pour leur enfant. Pour autant, les comparaisons internationales suggèrent que le système scolaire anglais - en dépit des public schools - est plutôt équitable et moins polarisant que le système dominé par l'État en Allemagne et en Belgique, où la sélection et le suivi sont plus importants, bien que la ségrégation en Angleterre soit plus élevée que dans les pays nordiques et qu'en Écosse, qui a son propre système éducatif.

Le lien entre classe et culture

L'analyse la plus détaillée et la plus approfondie des classes et des goûts en Grande-Bretagne a été réalisée par le Centre de recherche sur les changements socioculturels (Cresc) de Manchester entre 2006 et 2009. Cette étude visait à déterminer si le lien potentiel entre la classe et la culture - ce que Pierre Bourdieu a exploré à l'origine pour la France dans les années 1960 - existait toujours en Grande-Bretagne aujourd'hui. En ce qui concerne la musique, la peinture, le cinéma et la lecture, l'équipe du Cresc a découvert que des personnes de différents horizons partageaient certains goûts. En ce sens, il n'existe pas de goût propre à la classe moyenne.

Depuis les années 1960, la « culture légitime » a perdu de son importance. Depuis que la classe ouvrière n'a plus ses propres goûts particuliers, la classe moyenne n'a plus besoin de définir sa propre culture en opposition. En d'autres termes, les classes moyennes britanniques manquent aujourd'hui de l'habitus (la manière de vivre) distinctif qui, selon Bourdieu, permettait de remettre en cause les hiérarchies sociales et culturelles. Pour autant, le goût n'est pas sans rapport avec la classe sociale. Les chercheurs ont découvert un lien fort entre le goût et la classe dans des contextes spécifiques. Pas une seule des personnes de la classe ouvrière interrogées, par exemple, n'avait de connaissances poussées en musique classique ni n'assistait à des concerts classiques, alors que, pour les cadres, aller à l'opéra ou écouter de la musique était une pratique partagée courante. La musique classique faisait partie du capital culturel essentiel pour reproduire leur position privilégiée.

En 2012, en Grande-Bretagne, la notion de classe continue d'être un sujet de conversation courant, bien plus que dans d'autres pays européens. Cela ne vient pas du fait que la Grande-Bretagne soit une société plus hiérarchique et moins mobile, mais plutôt de la position dominante de la classe moyenne dans la vie politique et culturelle. Historiquement, les valeurs positives associées à l'appartenance à la classe moyenne provenaient de sa capacité à constituer une alternative à une élite aristocratique puissante. Le commerce, l'industrie et la démocratie ont marginalisé cette dernière. La croissance du secteur public après 1945 et le passage de l'industrie à la finance et aux services depuis les années 1960 ont donné aux classes moyennes un élan d'une force sans précédent. Les décennies écoulées depuis lors ont vu émerger des fortunes spectaculaires au sein de la classe moyenne. Reste à voir si son identité peut affronter l'émergence de cette nouvelle élite en son sein.

  1. La mobilité relative mesure la probabilité selon laquelle les personnes issues de classes différentes finissent par se retrouver dans la même position sociale.

BIBLIOGRAPHIE

  • Tony Bennett, Mike Savage, Elizabeth Silva, Alan Warde, Modesto Gayo-Cal et David Wright, Culture, class, distinction, Cresc, 2009.
  • John Goldthorpe et Robert Erikson, The constant flux, Clarendon Press, 1992.
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  • Stephen Jenkins et al. « Social segregation in secondary schools. How does England compare with other countries ? Working Paper 2006-2, Institute for Social and Economic Research (université d’Essex), 2006.
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  • Mick Savage, « Changing social class identities in post-war Britain. Perspectives from mass-observation », Sociological Research Online, 12-3, 29 mai 2007.
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  • Yaojun Li and Fiona Devine, « Is social mobility really declining ? », Sociological research online, vol. 16, août 2011.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2012-11/grande-bretagne-une-unite-menacee.html?item_id=3296
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