Luc ARRONDEL

Directeur de recherche au CNRS (Paris-Jourdan sciences économiques), professeur associé à l'École d'économie de Paris.

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Le patrimoine, élément fondateur ?

La rationalité de l’épargnant planifiant ses comportements sur le cycle de vie permet d’expliquer les comportements patrimoniaux des classes moyennes. L’accumulation d’un patrimoine tourné principalement vers la prévoyance et la précaution les différencie à la fois des plus démunis qui n’accumulent que très peu d’actifs et des plus riches qui ont d’autres motifs d’accumulation.

Pour l’économiste, aujourd’hui, le modèle de référence incontournable pour analyser l’accumulation du patrimoine des ménages appartient au paradigme de l’individualisme méthodologique et à sa vision d’une société « atomisée », sans classes. Il correspond ainsi davantage à la vision de la société des intellectuels anglo-saxons. Plus précisément, c’est l’hypothèse dite « du cycle de vie », lancée par Franco Modigliani dans les années 1950, qui constitue la référence incontournable pour analyser les comportements de l’épargnant1. L’individu rationnel y est supposé planifier sa consommation sur la vie entière, en fonction essentiellement de son profil de revenus (qu’il anticipe) et de ses préférences en matière d’épargne (préférences pour le présent). Ainsi, en l’absence d’un système de retraite collective, les individus épargneront par prévoyance pour financer leurs vieux jours. L’incertitude de l’avenir incitera les consommateurs « prudents » à épargner plus par précaution. Les familles « altruistes » accumuleront également davantage pour transmettre des biens à leurs enfants.

Un rôle unificateur

Même si elle peut être critiquée, cette référence méthodologique est très utile pour analyser la situation patrimoniale des classes moyennes. Notamment, on peut voir dans cette théorie du cycle de vie un modèle de comportement (« petit bourgeois ») qui s’adresse justement à des individus pas trop pauvres qui montrent des difficultés à se projeter dans l’avenir et ainsi à épargner (modèle de court terme – « myope » – des « prolétaires »), mais pas trop riches non plus, pour qui d’autres motifs d’épargne (pouvoir, rendement, distinction…) doivent être avancés afin de justifier leur niveau élevé de patrimoine (modèle de long terme – « dynastique » ou « hypermétrope » – entrepreneurial des « capitalistes »). On peut alors traduire cette hétérogénéité des comportements patrimoniaux, liés notamment à des horizons temporels différents (gestion au jour le jour, cycle de vie, intergénérationnel), comme une résurgence du concept de classes sociales fondé sur les modes d’accumulation de la richesse. Prendre le « fait patrimonial » comme élément fondateur et unificateur des classes moyennes correspond justement à ce que proposaient certains sociologues pour analyser la dynamique sociale depuis l’instauration du Code civil jusqu’au développement de l’État-providence, période marquée par la diffusion de la propriété à partir des années 1920 (et plus encore après 1945) et l’apparition de l’actionnariat populaire. Cette hypothèse rejoint par ailleurs certaines définitions des classes moyennes fondées en partie sur la propriété du logement et la constitution d’une épargne de précaution, pour soi et éventuellement pour ses enfants, qui répond à une certaine peur du déclassement2.

Cette théorie du cycle de vie est par ailleurs mieux à même d’expliquer la constitution d’une certaine forme de patrimoine, dont la nature est centrée autour de la jouissance (actifs détenus par prévoyance) et de la sécurité (actifs possédés par précaution), plutôt que celle correspondant à la transmission, à la recherche de rendement ou productive. La première composante est accumulée pour la transaction, la liquidité, la précaution, le service du logement et la préparation de la retraite. La seconde satisfait en priorité d’autres motifs liés au désir d’entreprendre, à l’indépendance économique, à la rivalité pécuniaire, au prestige, au pouvoir, à la distinction… Cette composante de la fortune expliquerait alors la plus grande partie des inégalités patrimoniales. En croisant les deux dimensions (horizons temporels d’investissement et nature du patrimoine accumulé), il est alors possible de dessiner une typologie des modes d’accumulation patrimoniale basée sur un découpage en classes.

Les classes moyennes patrimoniales regrouperaient alors des ménages dont l’horizon d’investissement correspond au cycle de vie, et qui accumulent essentiellement des biens pour la prévoyance et la précaution. La transmission intergénérationnelle se traduira davantage au niveau du capital humain (diplôme) qu’à celui du patrimoine économique. Au sein de ce mode d’accumulation, il est néanmoins possible de différencier plusieurs couches de population. Les classes moyennes inférieures, de ressources modestes et qui n’ont qu’un accès limité à l’emprunt, accumuleront une richesse limitée, sans toujours pouvoir accéder à la propriété du logement. Au niveau intermédiaire, les consommateurs auront une épargne centrée autour de l’acquisition du logement, de la préparation de la retraite et de la précaution, avec éventuellement une transmission résiduelle.

Enfin, les classes moyennes supérieures (cadres supérieurs et professions libérales), beaucoup plus aisées en matière de ressources, même si les actifs de sécurité et de jouissance représentent la dominante de leur accumulation, pourront détenir également des actifs de rapport, notamment des valeurs mobilières.

Quantitativement, cette classe moyenne patrimoniale représenterait 60 % de la population, dont 40 % au niveau intermédiaire, 10 % au niveau inférieur et 10 % au niveau supérieur. Pour compléter ce tableau des modes d’accumulation, on trouve à l’extrême du « bas » les individus « myopes » (entre 20 % et 25 % de la population) dont les ressources sont trop faibles pour qu’ils puissent envisager d’épargner. À l’autre extrême (« en haut »), on trouve des ménages qui investissent prioritairement dans les actifs de rapport ou d’investissement. Les indépendants aisés y côtoient de riches « capitalistes », que leur vision dynastique et entrepreneuriale pousse à épargner fortement. Ce groupe correspondrait au décile supérieur de la distribution des richesses. Enfin, plus difficiles à classer, les petits indépendants ou agriculteurs (entre 5 % et 10 % de la population), dont le patrimoine correspondrait à leurs moyens de production (capital productif) mais qui ne tirent qu’un revenu limité de leurs avoirs, complètent le tableau.

Les classes moyennes patrimoniales en chiffres

Mais puisqu’il n’est de science sans mesure, tentons de quantifier tout cela en utilisant l’enquête patrimoine la plus récente fournie par l’Insee en 2010. Pour illustrer notre propos, nous avons réparti la population en six groupes de richesse pour rendre compte de la variété des structures du patrimoine et de sa concentration : le quartile inférieur, le deuxième quartile, les troisième et quatrième quintiles, les centiles 90 à 99, et enfin le centile supérieur. Ces groupes correspondent grosso modo aux modes d’ac- cumulation du patrimoine décrits plus haut, même s’ils donnent une vision purement statique du phénomène patrimonial. En effet, un ménage sans fortune en début de cycle de vie pourra, par son épargne, s’élever dans la hiérarchie patrimoniale. De même, un ménage peu pécunieux en fin de vie a peut-être consommé une partie de sa richesse. Les groupes de richesse cachent donc une certaine hétérogénéité de comportements, surtout pour les plus pauvres, même si les disparités de fortune selon l’âge sont loin d’être le principal facteur explicatif des inégalités. Le patrimoine brut moyen en France se situait aux environs de 260 000 euros, la médiane se situant quant à elle autour de 150 000 euros3 (tableau 1). Pour faire partie des 10 % des ménages les plus riches, il faut détenir au moins 555 000 euros de patrimoine brut, et près de 1,9 million d’euros pour se situer parmi les 1 % les plus riches4.

Tableau 1. Patrimoine brut, net et financier par centiles (minimum et moyenne)

Tableau 1

Source : enquête Patrimoine 2009-2010 (Insee)

*Le patrimoine brut comprend l'encours des dettes des ménages, le patrimoine net les exclut.

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La moitié de la population la moins dotée en patrimoine ne détient que 7 % de la richesse brute des ménages, et le patrimoine du quartile le plus pauvre ne détient rien (tableau 2). À l’autre extrémité de la distribution, les 10 % les plus riches détiennent 48 % de la richesse globale5. La population des niveaux intermédiaires (entre la médiane et le 90e centile, soit 40 % de la population) en détient 45 %. Ce groupe détient 55 % des biens immobiliers, 28 % des produits financiers et seulement 14 % des actifs professionnels. Cela confirme que, pour cette population, le patrimoine concerne essentiellement des actifs liés à la prévoyance et à la précaution, non les actifs de rapport et productifs. Le patrimoine professionnel est en effet possédé pour moitié par les 1 % les plus riches et près de 85 % par le décile supérieur.

Tableau 2. Concentration de la richesse totale des ménages et de ses composantes (part détenue par chaque catégorie)

Tableau 2

Source : enquête Patrimoine 2009-2010 (Insee)

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Cette hétérogénéité des patrimoines détenus selon le groupe de richesse se traduit également au niveau de la structure de la richesse. En effet, si la part de l’immobilier constitue l’essentiel de la richesse des ménages (autour de 80 %) à partir du niveau médian de patrimoine, elle diminue rapidement à partir du 8e décile au profit des actifs financiers et professionnels (graphique 1). Pour les 1 % les plus riches, le patrimoine comprend environ 30 % d’immobilier, 30 % de financier et près de 40 % d’actifs professionnels. Pour le bas de la distribution (ménages non propriétaires), le patrimoine se compose essentiellement d’épargne financière et de biens durables (inclus dans la catégorie « autre »).

Graphique 1. Part moyenne des grandes catégories d’actifs dans le total des actifs par centiles de patrimoine brut

Graphique 1

Source : enquête Patrimoine 2009-2010 (Insee).

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Il peut être intéressant également de regarder à la loupe ce qui se passe au niveau du seul patrimoine financier, en le ventilant entre ses différentes composantes : liquidités, épargne salariale, assurancevie, valeurs mobilières… Globalement, nous avons vu que les classes moyennes patrimoniales (du centile 25 au centile 90) possédaient environ 31 % des actifs financiers, contre près de 70 % pour le décile supérieur (tableau 2). En fait, l’essentiel de ces disparités provient de la détention et de la demande d’actifs particuliers : les valeurs mobilières, notamment les actions, sont en effet fortement concentrées puisque seulement 10 % de la totalité sont détenues par les classes moyennes, les 90 % restant étant le fait du décile le plus aisé. On constate là encore que le patrimoine des classes moyennes concerne surtout des actifs de sécurité et de jouissance, destinés plus spécifiquement à la préparation de la retraite et à la précaution, et assez peu les actifs financiers de rapport.

Le fait patrimonial

Plutôt que décrire le patrimoine des classes moyennes en fonction des caractéristiques des ménages habituellement retenues pour les définir (catégories socioprofessionnelle, diplômes, niveaux de revenu, aspirations, sentiment d’appartenance…), nous avons donc adopté une démarche inverse, qui consiste à prendre le fait patrimonial comme élément fondateur et unificateur des classes sociales. Ce faisant, il est en effet possible de stratifier la société en différentes classes patrimoniales, des plus pauvres (le quartile inférieur) aux plus riches (le décile supérieur) en passant par les niveaux intermédiaires, qui nous intéressent plus particulièrement ici. Chaque strate correspond alors à un mode d’accumulation de la richesse : les individus dont l’horizon d’investissement est le court terme (« myopes ») ne disposent en général que de très peu d’avoirs ; les familles fortunées dont l’horizon dépasse leur propre vie (« hypermétropes » ou « dynastiques ») possèdent l’essentiel des biens de rapport et professionnels ; enfin les ménages « moyens », dont l’horizon correspond au cycle de vie, détiennent en priorité des actifs satisfaisant les besoins de sécurité (précaution) et de jouissance (prévoyance), liés surtout au maintien du niveau de vie au cours de l’existence.

Ce découpage de la société en classes de richesse rebondit sur l’actualité à propos de l’appauvrissement supposé des classes moyennes. Si on ne peut pas dire qu’elles aient été dépouillées au niveau de leur patrimoine, il est cependant vrai, comme le montrent l’économiste Thomas Piketty et les statisticiens de l’Insee6, que les inégalités ont augmenté ces dernières années au profit des plus fortunés (notamment les 1 % les plus riches). Par ailleurs, il est fortement probable que les classes moyennes soient plus touchées par les réformes de la protection sociale (retraite, santé…) et plus sollicitées que les autres par les politiques d’activation de l’individu visant à ce que celui-ci se conduise comme un « entrepreneur de lui-même », notamment en matière de préparation individuelle de la retraite.

  1. Cependant, certains échecs empiriques de ce modèle « standard » ont incité récemment plusieurs économistes à développer d’autres théories, fondées sur une rationalité « non standard » ou sur une approche comportementaliste.
  2. Une autre façon de décrire le patrimoine des classes moyennes aurait été de définir préalablement cette classe sociale (par la catégorie socioprofessionnelle, le niveau de diplôme, le niveau de revenu, le sentiment d’appartenance, les aspirations…) et d’étudier ensuite leurs avoirs. Aucune définition ne semble cependant apparaître comme définitive et beaucoup négligent le rôle du patrimoine comme élément structurant.
  3. La moyenne obtenue dans les enquêtes auprès des ménages est nettement inférieure à celle chiffrée par la comptabilité nationale (autour de 400 000 euros). Le fait que des problèmes de sous-estimation peuvent apparaître et que la population des plus riches n’est pas totalement représentée expliquent cette différence. En revanche, la médiane est bien mesurée dans les enquêtes.
  4. Par rapport à ce patrimoine moyen global, celui des professions intermédiaires (en activité) retenues parfois comme le cœur des classes moyennes est de 208 500 euros (avec près de 58 % de propriétaires de leur logement principal, ce qui est le niveau de la moyenne globale), et celui des cadres (classes moyennes supérieures) de 415 500 euros (avec 68 % de propriétaires). On se situe là loin derrière la fortune des professions libérales (911 400 euros) ou celle des agriculteurs en activité (846 000 euros).
  5. Mais il existe aussi de fortes inégalités chez les plus riches. Si l’on monte dans l’échelle de la richesse, on constate que le patrimoine des 1 % les plus riches représente 37 % de la richesse du dernier décile, soit 17 % de la richesse totale. Les données de l’enquête permettent difficilement d’aller plus loin dans la distribution, mais le même raisonnement s’appliquerait aux 0,1 % les plus riches par rapport au dernier centile. Cette structure fractale des inégalités illustre la nature parétienne de la distribution des patrimoines.
  6. « Les inégalités de patrimoine s’accroissent entre 2004 et 2010 », Insee Première, n° 1380.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2012-11/le-patrimoine-element-fondateur.html?item_id=3289
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