Charles GADEA

Professeur de sociologie à l'université de Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines, membre du Centre de recherches Versailles - Saint-Quentin Institutions publiques (VIP).

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Une cohésion sociale relative et évolutive

Au fil de leur histoire, les classes moyennes n'ont jamais fait preuve d'une forte cohésion sociale mais, malgré leur grande hétérogénéité, elles partagent un certain sentiment d'appartenance et de proximité qui fluctue dans le temps.

Étrange destin que celui des expressions désignant les partitions de l'espace social. Alors que la formule la plus courante était celle de « classes ouvrières », au pluriel, la « classe ouvrière » au singulier s'impose à la fin du XIXe siècle, sous l'influence montante du marxisme. Inversement, on parlait jusqu'au milieu du XIXe siècle de « classe moyenne » au singulier, mais l'usage du pluriel s'est répandu et on ne connaît plus aujourd'hui que les classes moyennes. Faut-il déduire d'une telle évolution des pratiques langagières que cet univers hétérogène défini par sa position au centre de notre société a perdu toute unité et toute cohésion sociale ? La réalité est plus complexe.

Sans doute peut-on transposer aux classes moyennes ce que Bourdieu dit des « classes populaires » (formule qui, au demeurant, a remplacé celle de classe ouvrière) : ce « concept à géométrie variable » permet à chacun d'en manipuler l'extension pour « l'ajuster à ses intérêts, ses préjugés ou ses fantasmes sociaux ». Si cela est vrai pour les classes populaires, qu'il est facile de situer au bas de l'échelle et dont seule la frontière avec les catégories situées au-dessus d'elles reste sujette à controverses, cela ne peut que l'être davantage pour les classes moyennes, pour lesquelles les incertitudes relatives aux frontières du bas s'ajoutent à celles des frontières du haut.

Cette notion dont on fait parfois remonter l'usage à Aristote, en passant par Montesquieu et Rousseau, ne doit peut-être sa longévité qu'à sa plasticité et à son aptitude à s'adapter à des configurations sociologiques fort changeantes au fil du temps. On se gardera donc de conclure que les classes moyennes ont perdu leur cohésion sociale, car il est peu probable qu'elles aient jamais été fortement dotées de cette propriété. Mais cela n'implique pas qu'elles en soient entièrement dépourvues. Disons qu'il s'agit d'une unité relative et évolutive.

Une constellation hétéroclite

Sous l'Ancien Régime, c'était celle de la bourgeoisie, qui échappait globalement à la misère de la masse des paysans et ouvriers mais restait à l'écart du pouvoir et des privilèges de la noblesse. Puis ce fut celle des « petits bourgeois indépendants », détenteurs d'un patrimoine réduit, mais suffisant pour assurer la respectabilité, en un temps où le salariat était synonyme de subordination, voire de condition servile. Rappelons que Marx et Engels parlent de « nouvelle classe de petits-bourgeois » au sujet des petits fabricants, détaillants, artisans, paysans, voués selon eux au destin commun de la chute dans le prolétariat. Petit à petit, à ces propriétaires qui devaient davantage leur situation à leur travail qu'à leur fortune seront adjoints des médecins, des avocats, certains fonctionnaires, des salariés non manuels dont les revenus, le mode de vie et les origines sociales étaient proches des premiers. Le développement du salariat qualifié, et en particulier de la catégorie ambiguë des cadres (qui comprenait dans les anciennes nomenclatures de l'Insee les « cadres moyens » : techniciens, contremaîtres, instituteurs, infirmières, professions administratives, travailleurs sociaux…), a entraîné une recomposition de cet ensemble, déplaçant son centre de gravité vers le salariat, devenu entre-temps le mode de travail dominant au cœur de la « société salariale » (pour reprendre la formule de Robert Castel) qui le munit de droits et protections parfois enviés par les petits indépendants. C'est ainsi que s'est formée une constellation hétéroclite faisant voisiner des petits patrons et des fonctionnaires, des contrôleurs de gestion et des artistes, des militaires et des travailleurs sociaux.

Les lignes de clivage qui la traversent opposent de manière évidente, selon des facteurs tels que le revenu, le montant et la structure du patrimoine, les formes et niveaux de consommation, les titres scolaires et les qualifications professionnelles, ses fractions supérieures (cadres, professions libérales, dirigeants de petites entreprises…) aux franges plus modestes, parfois appelées « petits-moyens » (contremaîtres, formateurs, comptables, anciens ouvriers promus au rang de techniciens…), aux limites de la catégorie des ouvriers et employés. Mais elles opposent aussi, selon une batterie d'autres indicateurs, par exemple les valeurs morales et les choix politiques, les gens du public à ceux du privé, de même que les intérêts sociaux et économiques des indépendants et petits employeurs entrent en contradiction avec ceux des salariés. Et que dire de cette lézarde de plus en plus profonde qui sépare les précaires - nombreux parmi les professions intellectuelles et artistiques, mais aussi parmi les salariés du public - des stables, titulaires de leur emploi ou propriétaires de leur outil de travail ? Alors, qu'est-ce qui fait tenir ensemble les éléments d'un conglomérat social si hétérogène ?

Le poids du sentiment d'appartenance

Une des premières réponses qui viennent à l'esprit est le sentiment d'appartenance, c'est-à-dire le fait que les individus seraient liés par la conviction partagée d'occuper des places sociales proches et analogues. Il est vrai que le sentiment d'appartenance aux classes moyennes est non seulement le plus répandu, mais le seul qui tende à se développer, pendant que régressent les identifications aux positions plus extrêmes (« classe ouvrière », « classes populaires », « défavorisés », et « bourgeoisie » ou « classes privilégiées »). Même s'il ne manque pas de fiabilité, car on note par exemple que la tendance à se situer dans les « classes moyennes supérieures » augmente avec le revenu et le niveau de diplôme, ce sentiment d'appartenance ne permet pas de tirer une conclusion trop précise, car l'identification aux classes moyennes peut signifier le refus de se situer dans la perspective d'une société marquée par le conflit de classes plutôt que par l'identification à une catégorie particulière. Il peut néanmoins s'appuyer sur la conscience du fait objectif que les catégories sociales de cette région de l'espace social se trouvent à de moindres distances les unes des autres que les positions sociales plus extrêmes.

Cette proximité facilite la mobilité sociale et fait des classes moyennes la partie la plus fluide de la société française. Contrairement aux grands bourgeois, aux agriculteurs et aux ouvriers et employés, qui sont massivement issus de parents de la même catégorie, les professions intermédiaires, les cadres et les indépendants proviennent pour l'essentiel de milieux différents du leur. À cause de leur position centrale, les classes moyennes sont parcourues de courants de mobilité. Toutefois, les flux ne sont pas de densité égale. Les échanges les plus consistants en termes de mobilité professionnelle n'ont lieu que dans des directions relativement déterminées : les artisans et commerçants reçoivent des flux d'ouvriers et employés qui se mettent à leur compte ; les contremaîtres drainent des flux d'ouvriers promus, mais peu d'entre eux deviennent cadres ; les professions intermédiaires (techniciens et professions administratives et commerciales) accueillent des ouvriers et employés. En fait, les échanges internes aux classes moyennes concernent avant tout l'accès au statut d'ingénieur ou cadre pour les salariés des professions intermédiaires. Les artisans et commerçants, sauf échec et retour au salariat, représentent des positions d'arrivée, contrairement aux techniciens et professions intermédiaires administratives ou commerciales, qui fonctionnent au sein du salariat comme des relais, des filières d'ascension entre les classes populaires et les cadres. Cette perméabilité à la circulation sociale est conforme à la conception des classes sociales élaborée par Max Weber, pour qui la classe sociale est définie comme un ensemble de positions à l'intérieur duquel un changement « est possible et se produit de manière typique dans la succession des générations ».

Certains auteurs ont invoqué l'argument d'une « moyennisation » des pratiques culturelles et des modes de vie prenant la place des anciennes cultures de classe, plus fortes et cohérentes. L'expansion des classes moyennes serait ainsi le vecteur de diffusion d'une culture unifiante, reposant sur des éléments de l'ancienne culture bourgeoise répandus à grande échelle dans la population. Il s'agirait d'une culture plutôt floue, marquée par l'énorme diversité de l'offre de biens et services, et qui permettrait à chacun d'affirmer ses choix personnels tout en partageant des codes communs. Cette vision quelque peu simpliste et irénique se voit démentie par les recherches empiriques qui montrent notamment le maintien de profondes inégalités en matière d'accès aux biens culturels et de pratiques de loisirs.

L'attrait de la classe dominante

Il est sans doute plus fécond de chercher des ferments d'unité - partielle, un peu sommaire - dans le rapport particulier que les classes moyennes entretiennent avec les normes de goût et de jugement issues de la classe dominante. Selon Pierre Bourdieu, les classes moyennes possèdent suffisamment de capital culturel pour pouvoir apprécier les produits et pratiques caractérisant la culture dominante et pour prendre des distances avec les goûts populaires, mais pas assez pour pouvoir se les approprier sans un effort qui trahit leur manque de familiarité avec cette culture qu'elles reçoivent et imitent plus qu'elles ne la produisent et maîtrisent. Elles sont en outre traversées par une tension entre le pôle des artisans, commerçants, chefs d'entreprise, cadres du privé, plutôt détenteurs de capitaux économiques que de capitaux culturels et amateurs de biens et loisirs qui reflètent leur relative aisance, et le pôle des professions intellectuelles et cadres du public, dont le capital est plutôt culturel et dont les goûts porteraient la marque d'un certain ascétisme.

Cette analyse n'est pas très éloignée de celle qu'avait proposée Maurice Halbwachs dès les années 1920-1930. Ce dernier comparait le foyer de la culture dominante à un feu de camp, autour duquel les diverses classes sociales se répartissent en fonction de leur degré de proximité à son modèle. Si les agriculteurs, héritiers d'une culture rurale spécifique, et les ouvriers, porteurs de la mémoire des luttes contre la misère et contre la menace aujourd'hui renaissante de l'exclusion, restent à l'écart du foyer, les classes moyennes forment un cercle plus proche, bien qu'elles n'aient pas accès au premier rang. Leur budget et leur éducation leur permettent de bénéficier de bonnes conditions d'intégration sociale et autorisent l'espoir d'une élévation dans la hiérarchie sociale, mais elles n'appartiennent ni au monde de la fortune ni aux cercles du pouvoir et du prestige. Leur qualification professionnelle, qui est au principe de leur position sociale, leur évite généralement le contact direct avec la matière, réservé à l'action des ouvriers et des classes populaires, et leur permet de « travailler sur l'humain », ce qui leur attire davantage de considération. Les classes moyennes comportent de nombreuses professions qui entretiennent des liens de contiguïté ou même de continuité professionnelle avec les professions libérales ou les cadres supérieurs : les infirmières coopèrent avec les médecins, les techniciens avec les ingénieurs, les comptables et administratifs avec les experts et manageurs. Mais elles interviennent à un niveau moindre de responsabilité et de qualification, plus près des tâches d'exécution et de routine, autrement dit de ce que l'humain et les groupes peuvent avoir de mécanique, une forme d'« humanité matérialisée », selon Halbwachs.

De là leur vient, selon lui, une tendance au conformisme, un esprit quelque peu scrupuleux et pointilleux. De ce fait, elles n'impulsent pas de grands mouvements de transformation sociale, mais elles assurent la continuité du fonctionnement des administrations et des entreprises dans les périodes de changement politique et de transition. En somme, elles contribuent à la cohésion d'ensemble de la société, rôle assurément très appréciable quand les majorités politiques basculent.

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