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Olaf GERSEMANN

Journaliste, éditeur des pages économie et entreprises des journaux berlinois Die Welt et Welt am Sonntag

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L'Allemagne n'est pas un modèle

La France se trouve dans une passe économique difficile. Et pourtant, ses perspectives à long terme sont bien meilleures que celles de sa voisine d'outre-Rhin.

« Si l'on demande un avis à cinq économistes, on obtient six réponses. » Cet adage a peu de chances de se vérifier au sujet des économies française et allemande. Pour la France, il serait difficile de trouver des experts s'opposant au consensus dont se font l'écho les médias internationaux : l'économie française est malade, presque impossible à réformer, et ses perspectives ne sont pas encourageantes. Par contraste, on considère souvent l'Allemagne comme un exemple pour l'Europe. Alors que, voilà tout juste quinze ans, le magazine britannique The Economist la surnommait « l'homme malade de l'euro », on pense qu'elle a retrouvé sa puissance d'antan grâce à la réforme de son marché du travail et de son système de protection sociale, à un accroissement de la flexibilité des entreprises et à l'assainissement budgétaire du pays.

Si cette analyse n'est pas complètement fausse, elle est bien trop simpliste. Alors que la France pourrait bien surprendre le monde - et se surprendre elle-même - au cours des dix prochaines années, le réveil sera rude pour l'Allemagne. Pas cette année, ni l'année prochaine. Cependant, le moment viendra où les Allemands considéreront la première moitié de cette décennie comme le bon vieux temps.

Changement de paradigme outre-Rhin

Il est important de comprendre que l'Allemagne a changé de modèle économique. Au cours du très célébré Wirtschaftswunder (« miracle économique ») des années 1950 et 1960, les Allemands de l'Ouest ont profité d'une conjonction de facteurs favorables : la taille du marché du travail augmentait tandis que des niveaux d'investissement élevés contribuaient à des gains de productivité rapides, ce qui rendait possible une forte croissance des salaires et donc des conditions de vie.

Aujourd'hui, la population active vieillit et devrait commencer à décliner, au plus tard à partir de la fin de la décennie. Ce vieillissement a déjà contribué à une réduction de l'investissement qui a sapé la productivité et la croissance des salaires. En d'autres termes, l'Allemagne finançait ses salaires élevés par de forts taux d'investissement et une croissance de la productivité. À présent que le pays vieillit, il compense ses faibles niveaux d'investissement et de productivité par une stagnation salariale.

Les sept piliers de l'affaiblissement allemand

Ce diagnostic doit sembler étrange à toutes les « victimes » du dogme de la solidité germanique. Mais qu'elles veuillent bien réfléchir aux sept points ci-dessous.

  1. Étant donné que le taux de fertilité a longtemps oscillé autour de 1,5 enfant par femme, voire moins, les « baby-boomeurs » allemands (nés entre 1950 et 1969) sont suivis par des générations beaucoup moins nombreuses. Le pays a déjà connu un vieillissement sans précédent de sa population et de son électorat. En 2013, l'âge médian des Allemands était de 45,3 ans, c'est-à-dire que le pays était le seul en Europe où plus de la moitié de la population avait déjà fêté son 45e anniversaire.
  2. En République fédérale, les dépenses d'investissement public rapportées au PIB sont sur une pente descendante que même la réunification n'a interrompue que pendant quelques années. Au sein de l'Union européenne, l'Allemagne est, avec l'Autriche, l'un des deux seuls pays dans lesquels le niveau d'investissement public est systématiquement inférieur à celui de tous les autres États membres.
    Les raisons de cette faiblesse de l'investissement ne sont pas claires, mais le vieillissement de la population pourrait bien être un facteur d'explication majeur. Il n'est pas incongru de s'attendre à ce qu'un pays vieillissant rapidement réoriente ses dépenses de l'investissement vers la consommation. Cependant, le vieillissement n'implique pas nécessairement le déclin de la demande en investissement public. En Allemagne, les experts prévoient une forte augmentation de la circulation aérienne, routière et ferroviaire dans un avenir proche, ce qui signifie que la demande en matière d'investissement d'infrastructures ne faiblira pas.
  3. Le vieillissement de l'Allemagne ne s'est pas encore traduit par l'explosion du nombre ni de la proportion des seniors dans la population. Bien au contraire, le nombre des personnes âgées de 65 ans et plus a même légèrement décliné ces dernières années. En fait, la démographie allemande bénéficie actuellement d'une sorte d'anticyclone car la population jeune a déjà amorcé son déclin, alors que celle des seniors n'a pas encore augmenté. Le coût de la protection sociale allemande est donc plus bas aujourd'hui qu'il y a dix ou vingt ans. Autrement dit, les budgets publics allemands actuels semblent plus sains qu'ils ne le sont réellement. L'anticyclone sera bientôt suivi d'une dépression, qui va s'installer.
  4. Le secteur public, avec son système de retraites par répartition, ne contribue pas beaucoup à préparer la longue tempête démographique à venir. Le secteur privé, en revanche, est préoccupé par la situation. N'importe quel industriel songeant à construire une nouvelle usine considérerait sans doute une implantation en Allemagne comme une idée assez stupide. Pour le moment, il trouverait des salariés, mais tout indique que la situation aura bien changé d'ici dix, vingt ou trente ans. Cette analyse est sans doute l'une des principales explications de la faiblesse des investissements privés en Allemagne depuis le début du millénaire. Dans le secteur privé, la formation annuelle nette de capital fixe (hors R & D) est passée de 7 % du PIB à environ 2 %.
  5. Un pays aussi riche que l'Allemagne devrait chercher à rester au sommet de la chaîne de valeur en investissant massivement dans la technologie, l'éducation et la R & D. Or, ce n'est pas le cas.
    Cependant, avec de faibles niveaux d'investissement, il est presque impossible d'obtenir des gains de productivité importants dans un pays riche. C'est ce que l'on constate en Allemagne. Alors que la productivité horaire croissait de 4 % dans les années 1970, ce chiffre est tombé à 2 % dans les années 1980 et s'est stabilisé dans les années 1990. Depuis le début du supposé « Wirtschaftswunder 2.0 », en 2005, la productivité horaire du travail a seulement progressé d'un petit 0,8 % chaque année.
  6. C'est l'augmentation de la productivité qui, à moyen et long termes, permet d'augmenter les salaires Ainsi, on s'attendrait à ce que la croissance salariale des deux dernières décennies en Allemagne soit plus modérée que celle des décennies précédentes. Pourtant, le salarié moyen n'a pas reçu un seul centime en récompense des - modestes - gains de productivité des vingt dernières années. Si l'on tient compte de l'inflation, le salaire mensuel moyen des salariés à temps plein n'est jamais revenu à son pic de 1995. Cette longue période de modération salariale a déprimé la demande intérieure. C'est aussi exactement au moment où démarrait la modération salariale (c'est-à-dire vers 1995) que les exportations ont commencé à dépasser largement les niveaux (en part du PIB) qu'on leur connaissait en France ou en Italie.
  7. Le fait de contenir artificiellement la progression des salaires n'est ni plus ni moins qu'une forme de dévaluation. À l'époque du mark, la dévaluation aurait été une stratégie à l'efficacité limitée, car d'importants partenaires commerciaux sur le continent européen auraient pu compenser leurs pertes de compétitivité en dévaluant la lire, la peseta ou le franc.

Avec l'introduction de l'euro, la dévaluation a cessé d'être un levier économique pour les dirigeants des États membres. Pourtant, dans tous les pays propulsés sur le devant de la scène pendant la crise de l'euro, les salaires ont augmenté beaucoup plus vite que la productivité. Entre 1995 et 2008, le coût unitaire du travail (par rapport à celui de leurs partenaires commerciaux respectifs) s'est accru de plus de 25 % en Grèce, en Irlande, en Italie et en Espagne, tandis qu'il diminuait de 25 % en Allemagne. En France, il a légèrement augmenté, ce qui permet d'expliquer pourquoi l'économie française a perdu un peu de terrain, mais, à la différence des principaux pays en crise, n'a pas accumulé d'énormes déficits des échanges courants.

En d'autres termes, la modération salariale allemande a eu d'autant plus d'effets que les autres pays ont laissé le coût de leur main-d'oeuvre s'envoler. Aujourd'hui, il semble peu probable que des pays comme l'Espagne ou l'Irlande reproduisent la même erreur. Pour les exportateurs allemands, cela signifie que la modération salariale n'aura plus les mêmes effets miraculeux que par le passé.

Un horizon déprimé

En résumé, l'Allemagne est beaucoup plus faible et beaucoup moins résiliente qu'on ne l'affirme d'ordinaire. Son principal modèle économique ne semble pas durable. Et, plus important encore, on ne peut pas y faire grand-chose. Quant à l'accroissement de la flexibilité du marché du travail, l'Allemagne en a déjà récolté les fruits.

La situation démographique est un facteur encore plus fondamental. Si les responsables politiques allemands avaient trouvé le moyen d'augmenter sensiblement la fertilité voilà trente ans, cela aurait eu un impact important sur les niveaux d'investissement, la croissance de la productivité et la bonne santé à long terme des finances publiques. Voilà même seulement quinze ans, un taux de fertilité plus élevé aurait eu un impact considérable.

À présent, il est trop tard. Des générations nombreuses peuvent avoir peu d'enfants, mais l'inverse n'est pas possible. Le destin démographique de l'Allemagne est largement scellé aujourd'hui : les « babyboomeuses » les plus jeunes auront 46 ans cette année. Même une augmentation importante du taux de fertilité n'empêchera pas un déficit démographique majeur. Il est illusoire de penser que l'immigration pourrait compenser cela. Pour conserver la population allemande à son niveau actuel, il faudrait une arrivée de 400 000 personnes supplémentaires chaque année, soit deux fois plus que le niveau des cinquante dernières années. Même si c'était politiquement réalisable, il est tout simplement impossible que cela se produise. En effet, 70 % des nouveaux migrants des dernières années sont originaires d'Europe du Sud et de l'Est, c'est-à-dire de régions qui vont elles aussi bientôt connaître une contraction démographique.

Les atouts de la France

À l'inverse, la France se trouve dans une situation bien différente. Les défis démographiques auxquels elle fait face semblent bien insignifiants par rapport à ceux de l'Allemagne. En effet, d'après le scénario de référence des Nations unies, la population française continuera de croître tout au long du XXIe siècle. En termes de population, la France devrait dépasser l'Allemagne d'ici 2050. En outre, si en Allemagne les fruits économiques facilement accessibles ont déjà été cueillis, en France, ils sont encore sur les branches et toute l'équation se résume à une question de volonté politique.

Que devraient donc faire les hommes politiques français ?

Tout d'abord, cesser d'admirer béatement l'Allemagne à tout propos. Essayer de se germaniser à tout prix est une entreprise stérile. Ils doivent aussi admettre ce que de nombreux analystes avaient intégré à la fin des années 1990 en Allemagne, c'est-à-dire que ce n'est pas la faiblesse de la demande qui étouffe l'économie, mais bien les rigidités structurelles du côté de l'offre. Par conséquent, ils doivent s'abstenir d'accuser les autres (les Allemands, les Américains, les spéculateurs, les banques, la BCE, etc.) pour des faiblesses largement intrinsèques à la France. Il ne faut pas compter sur un programme d'investissements publics allemands à grande échelle alors qu'il serait pourtant sage pour l'Allemagne d'y avoir recours, la conjoncture actuelle est idéale pour cela. Vingt milliards d'euros annuels supplémentaires suffiraient pour porter le niveau d'investissement public rapporté au PIB au-dessus de la moyenne de la zone euro. Ce serait une erreur de s'attendre à ce que l'économie de cette zone - dont le PIB atteint 10 000 milliards d'euros - ou même seulement l'économie française soient relancées par un tel niveau d'investissement. En outre, si l'on est réaliste, l'Allemagne ne peut actuellement absolument pas se permettre un programme d'investissements de 25 milliards d'euros.

En fin de compte, les responsables politiques français devraient continuer à rappeler aux Allemands leur responsabilité dans la survie de la zone euro. Ces dernières années, la Grèce, l'Irlande, le Portugal et l'Espagne sont parvenus à réduire leurs coûts unitaires du travail et vont devoir les comprimer encore davantage. L'Italie, et dans une moindre mesure la France, devront également commencer à en faire autant. Toutes les mesures d'austérité et les injections de liquidités auront été vaines si les pays ayant connu la crise ne parviennent pas, en fin de compte, à retrouver leur compétitivité en matière de coûts. Comme l'Allemagne est l'un des partenaires commerciaux les plus importants de ces pays, tous leurs gains de compétitivité se traduiront mécaniquement par une baisse de compétitivité outre-Rhin.

Lorsque les effets de cette baisse joueront à plein, les Allemands seront tentés de réduire à nouveau leurs coûts unitaires du travail. Ce qui affaiblirait le douloureux processus de reprise dans les autres pays. Il est facile d'imaginer comment un cercle vicieux de dévaluations internes porterait l'ultime et fatal coup à l'Union monétaire européenne telle que nous la connaissons.

Les élites allemandes, obnubilées par leur dogme de la modération salariale, ne pourront pas s'en rendre compte par elles-mêmes. Elles auront besoin de leurs amis français pour les dessiller.

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