Michel SCHNEIDER

Ecrivain et psychanalyste

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Modernité d'une vieille civilisation

L'Union européenne est en crise depuis 2010. Une crise économique, avec sa gouvernance paralysée, politique, avec l'échec d'un élargissement précipité, et enfin philosophique, avec une légitimité effondrée. Mais l'Europe, qui ne se résume pas à ses institutions et à ses pouvoirs, à la fois excessifs et insuffisants, peut-elle à terme demeurer ou redevenir un « modèle de civilisation » ?

Le 25 octobre dernier, lors d'une visite éclair aux institutions européennes à Strasbourg, le pape François a exhorté l'Europe à surmonter la crise et les tensions qui l'affectent et à redevenir une « référence pour l'humanité ». Mais pourquoi avoir parlé alors d'une Europe « vieillie », comparée à une « grand-mère fatiguée », reprenant ainsi au nom du Sud l'antienne nord-américaine sur la « vieille Europe » énoncée en janvier 2003 par Donald Rumsfeld, secrétaire à la Défense des États-Unis ? Son vieillissement - manière de connoter l'ancienneté de sa civilisation - serait-il une tare démographique ou culturelle ? Ne peut-on accorder à ce qu'il est convenu d'appeler le Vieux Continent une qualité historique et « civilisationnelle » exceptionnelle, acquise par une expérience que les siècles ont façonnée dans le sang puis la concorde fragile de l'après-1945 ? Pourquoi parler de ses racines sans préciser qu'elles sont chrétiennes ? Et pourquoi traduire cet appel aux valeurs fondatrices en une recommandation discutable d'élargir notre capacité à accueillir les migrants clandestins ? Autant de questions qui ne doivent pas rester sans réponses et que tout intellectuel européen doit se poser.

Culture et civilisation

Rappelons ce qui distingue une culture et une civilisation. La culture est toujours particulière à un groupe, une classe ou une nation. La civilisation est ouverte et tend à s'universaliser : est civilisé celui qui a intégré les codes de la civilité. Ce qu'on appelle les « incivilités » et qui se répand en Europe est parfaitement compatible avec telle ou telle culture. Il y a des cultures en Europe, mais pas une culture européenne. En revanche, il y a une civilisation de l'Europe affinée au cours des siècles par une sédimentation que Fernand Braudel définissait comme « grammaire des civilisations » et qui comprend une géographie, une sociologie, une économie et une psychologie.

Selon ces critères, en quoi la civilisation européenne peut-elle encore faire figure de modèle ? Toutes les évolutions qui, jusqu'au XXe siècle, ont fait de l'Europe un modèle : l'espace, le christianisme, l'humanisme, la recherche des libertés, l'industrialisation, la visée de l'unité, sont aujourd'hui plus ou moins remises en cause par la mondialisation.

Délimitée au cours d'une série de guerres et d'invasions et ouverte sur les « sept mers du monde », sa géographie peut se résumer à ce qu'en disait Paul Valéry en 1919 : « Un petit cap du continent asiatique. » Aujourd'hui, même si l'on ne considère pas son territoire comme le vase d'expansion de l'explosion démographique de l'Afrique et que l'on ne se résigne pas à ce qu'il ne soit plus que cet outre-Atlantique dont l'Amérique se détourne pour jouer son avenir avec le monde Pacifique, l'espace européen est devenu incertain.

Le poids de la religion

Le christianisme a modelé et modèle encore l'Europe, mais l'actuelle déchristianisation de nos sociétés permettra-t-elle demain de parler encore de civilisation au sens où Braudel l'entendait ? Une civilisation peut-elle se passer de religion ?

De la Renaissance aux révolutions, l'humanisme, élément fondamental de l'identité européenne, inspire encore les institutions de l'Europe. Mais il est menacé de l'intérieur par la négation totalitaire des distinctions fondatrices du lien social entre public et privé, religion et pouvoir, individu et groupe, États et communautés.

Au terme des révolutions et de l'affirmation des droits et libertés publiques du XIe au XVIIIe siècle, la liberté est devenue l'emblème d'une Europe qui a acquis les libertés politiques et civiles fondamentales. Mais celles-ci ne sont plus le monopole des États européens.

L'industrialisation de l'Europe fut un modèle pour le monde entier. Mais les transferts de technologie et la concurrence mondiale dans le domaine des services et des biens immatériels la privent de toute prééminence dans le domaine économique.

Enfin, l'Europe est à la fois unité et division, ensemble et parties, accord fondamental sur l'« être ensemble » mais désaccords féconds sur le « comment vivre ». Mais, inégalement atteinte selon les domaines (forte pour les choses de l'art et de l'esprit, solide pour l'économie, aléatoire dans la politique), l'unité de l'Europe se trouve aujourd'hui, de plus, fragilisée par la montée des sectes et des communautarismes.

Un modèle ?

Reste la psychologie. Au lendemain du plus grave conflit qui ait déchiré l'Europe, Valéry lançait une interrogation angoissée : « Restera-t-elle ce qu'elle paraît, c'est-à-dire : la partie précieuse de l'univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d'un vaste corps ? » Après la crise financière, économique, sociale et institutionnelle, mais surtout identitaire et morale qu'a traversée l'Europe, la question du modèle culturel, de sa singularité et de sa pérennité, se pose comme jamais. Mais l'état des choses dépend beaucoup de l'idée qu'on s'en fait.

Plus qu'une crise matérielle de l'Europe, il y a une crise de l'esprit européen, du désir et de la volonté d'Europe, et cette crise a eu en retour des effets matériels. La question serait donc plutôt : l'Europe veut-elle encore être un modèle de civilisation ? Car l'esprit européen est d'abord un rêve : elle ne fut un modèle que parce qu'elle voulait être un modèle. « L'Europe, écrivait encore Valéry, est une espèce de système formé d'une certaine diversité humaine et d'une localité particulièrement favorable façonnée enfin par une histoire singulièrement mouvementée et vivante. Le produit de cette conjoncture de circonstances est un Européen. Ce personnage par rapport aux types plus simples de l'humanité est une manière de monstre. Il a une mémoire trop chargée, trop entretenue. Il a des ambitions extravagantes, une avidité de savoir et de richesse illimitée. » Comme il paraît loin, le temps où un grand penseur exaltait ainsi l'Europe et exhortait les Européens à s'en montrer dignes et fiers ! On se souvient du tollé provoqué par Berlusconi en 2001 peu après le 11-Septembre : « On ne peut pas mettre sur le même plan toutes les civilisations. Il faut être conscient de notre suprématie, de la supériorité de la civilisation occidentale [qui a garanti] le respect des droits humains, religieux et politiques qui n'existent pas dans les pays islamiques. » Berlusconi fut alors traité de raciste et d'islamophobe. Depuis, se dire européen et fier de l'être est devenu presque indécent face aux misères et aux malheurs des pays d'Islam, aux guerres ethniques et religieuses qui ravagent l'Afrique noire, aux ambitions économiques des pays émergents et au matérialisme absolu du capitalisme chinois. Ce faux débat mélange les origines au sens historique et symbolique et les origines biologiques et ethniques, et entretient une confusion entre race et culture, pour employer les mots de Claude Lévi-Strauss. Dans une conférence intitulée « Race et culture », prononcée à l'Unesco à Paris en 1971, ce dernier avait montré qu'il n'est pas de civilisation qui ne s'affirme supérieure aux autres. « Toute création véritable implique une certaine surdité à l'appel d'autres valeurs pouvant aller jusqu'à leur refus et même leur négation. Car on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l'autre, s'identifier à lui, et se maintenir différent. Pleinement réussie, la communication intégrale avec l'autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l'originalité de sa et de ma création. » Mais pourquoi admet-on ces évidences lorsqu'il s'agit d'ethnologie et de Nambikwara et pas lorsqu'il s'agit d'Islam et de démocratie ?

Il faut le répéter : qui dit valeur dit hiérarchie, et les civilisations sont non seulement différentes, mais inégales sur le plan éthique et philosophique. Toute préférence n'est pas une exclusion, ni toute hiérarchie une discrimination culturelle. Dire qu'il y eut un « modèle européen », c'est évidemment estimer sa valeur supérieure aux modèles qui le contestent ou le combattent. Le réaffirmer ou le refonder devrait être la tâche des Européens et des intellectuels qui n'osent plus aimer, ou seulement penser, leurs origines ni désirer leur avenir.

Quelles valeurs ?

Mais de quelles valeurs l'Européen d'aujourd'hui devrait-il se sentir investi par l'Histoire ? L'homme d'Europe n'est pas défini par la race, ni par la langue, ni par les coutumes, mais par ses désirs et ses aspirations. L'Europe n'est pas une nature, elle est une culture. Non pas au sens ethnique, mais au sens humaniste.

Raymond Aron disait en 1975 que l'Europe était un mythe, au sens d'« une représentation vague d'un avenir passionnément souhaité, avenir peut-être inaccessible mais source d'inspiration et de volonté 1». Le problème est que les Européens ne croient plus à ce mythe qui s'est transformé et sans doute dénaturé. Enfants gâtés de l'Europe, ils peinent à identifier leurs véritables ennemis et souffrent d'une certaine forme d'angélisme, en oubliant que les valeurs culturelles de l'Europe ont partie liée avec la prospérité économique et les conquêtes de la liberté politique qu'elles ont rendues possibles. L'Europe est le lieu où la civilisation industrielle et libérale a pris son essor, et l'histoire mondiale porte la marque de l'expansion européenne. Ce n'est pas une tare, ce serait plutôt un titre de noblesse si les Européens étaient capables d'avoir une politique digne de leur culture (pour reprendre le propos de Raymond Aron) et si les non-Européens avaient le souci de ne pas disjoindre les progrès techniques et scientifiques qu'ils s'approprient des conditions spirituelles et morales sans lesquelles ceux-ci n'auraient pu s'effectuer.

Comment répondre à l'angoisse toujours présente un siècle après que Valéry eut énoncé : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » ?

D'abord et simplement par un retour à ses fondamentaux. Un territoire qui n'inclut ni le Maghreb ni la Turquie ni la partie orientale de la Russie. Un christianisme qui continue d'être un dénominateur commun et ne doit pas être dissous dans le magma multiculturaliste qui fait dire à certains que l'islam est la « deuxième religion de l'Europe » alors qu'il ne représente que la deuxième religion en Europe. Un humanisme qui s'oppose au matérialisme forcené de l'Amérique et de l'Asie en plein essor capitaliste. Des libertés qui ne s'expriment aussi fort que sur notre continent. Une intégration économique créatrice de richesses et de progrès social et technique grâce à des sciences fondamentales toujours en pointe. Enfin, une unité d'avenir, représentée par une monnaie commune pour dix-neuf de ses États et qui devrait se poursuivre en une politique budgétaire et fiscale concertée. La refondation devrait réaliser au niveau européen la même synthèse que les États-nations ont accomplie entre, d'une part, les idéaux d'universalité et les droits fondamentaux, et d'autre part les principes communs à un ensemble de peuples qui n'entendent pas se fondre dans la mondialisation sans règles ni perdre leur identité historique. Sans doute ni un État ni une nation européenne ne sont pour demain, mais ce n'est pas une raison pour s'abstenir de tout effort en ce sens.

Il est enfin un domaine où l'Europe a un avenir en tant que civilisation modèle. La coopération économique, scientifique et technique entre États est plus que jamais nécessaire, même en l'absence de toute perspective politique fédérale. Pour être ensemble, il est nécessaire de faire ensemble, de mener des actions communes en direction de buts communs. Le plus important événement non seulement scientifique et philosophique mais politique de ces dernières années est peut-être la découverte de l'existence du boson de Higgs. Ce n'est pas en Amérique ou en Asie que cette avancée capitale dans la physique des particules a eu lieu mais au Cern (Organisation européenne pour la recherche nucléaire), le plus grand centre de physique des particules du monde. Financé par 21 États européens, le Cern, qui a fêté ses 40 ans l'an dernier, accueille environ 6 500 scientifiques représentant 500 universités et plus de 80 nations.

Un avenir d'unité

Doit-on faire avec certains historiens le deuil de tout rayonnement et considérer que l'Europe a son avenir derrière elle ? J'aurais plutôt tendance à penser qu'elle rompt chaque jour davantage avec un passé de divisions pour se construire un avenir d'unité. Mais cette construction n'est pas seulement institutionnelle, juridique, énoncée à coups de grands principes. Elle est quotidienne, pragmatique, invisible. Même si - ou parce que - elle est aussi cela, l'Europe n'est pas seulement un continent, ni un empire, ni un marché - le premier espace économique de production et de consommation du monde, rappelons-le -, c'est une idée, une oeuvre.

Passéisme ? Réaction ? Nullement. L'Europe n'est pas seulement le « monde d'hier » dont Stefan Zweig en exil gardait la nostalgie. Souhaitons qu'elle préfigure le monde de demain. Vieille et fière d'une ancienneté qui fait sa singularité et sa richesse, l'Europe peut encore parler au monde d'une voix jeune. Son redressement appelle certes une reconstruction de ses moyens, mais celle-ci ne se fera pas sans repenser ses finalités.

Peut-être aura-t-il fallu qu'un pape d'origine latino-américaine vienne rappeler l'Europe à ses valeurs fondatrices pour que les États et les peuples qui la composent cessent un instant de se morfondre dans la mélopée de l'autodénigrement et le chant du déclin. « Le bonheur, disait Saint-Just, est une idée neuve en Europe. » Et si, demain, c'était l'Europe qui donnait une idée neuve du bonheur ? Si, attaquée par tous les passéismes identitaires, l'Europe était une idée neuve... en Europe ?

  1. Raymond Aron, conférence prononcée au Sénat le 13 mai 1975 : « L'Europe, avenir d'un mythe », publiée dans la revue Cités, n° 24, 2005.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2015-3/modernite-d-une-vieille-civilisation.html?item_id=3451
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