Michel SCHNEIDER

Ecrivain et psychanalyste

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L’État comme semblant

L’État est mort. Il ne le sait pas encore, même si, confondant l’être et le faire, il fait semblant de survivre, comme ces vieux qui pensent pouvoir exister un peu plus longtemps à condition d’agir de moins en moins.

L'État a perdu sa raison d’être, qui est non de « changer la vie », slogan des socialistes de 1981, mais de régler, en mieux si possible, les conditions dans lesquelles vivent les hommes. « Que faire ? », se demandait Lénine. Ce devrait être la question des politiques : que faire par l’État et qu’est-ce que l’État ne doit pas faire ? Que faire dans l’État pour le rendre fort et efficace là où il est légitime et nécessaire ? Or, on observe sur ces deux plans une dégradation constante de la volonté politique. Aux débuts de la Ve République, l’État n’avait pas renoncé à agir. Il était encore un faire. Aujourd’hui, il n’est plus qu’un dire. Sa raison d’être était naguère de faire qu’il y ait une société. Aujourd’hui, il semble que sa seule visée soit qu’il n’y ait plus de société, plus de citoyens, à peine des individus. Son idéal serait qu’il n’y ait que des enfants.

Le pourquoi était jusqu’ici le mode d’interrogation de la politique. Aujourd’hui, c’est le pourquoi pas ? Pourquoi telle ou telle mesure ? Les politiques répondaient : « Parce que c’est souhaitable. » Maintenant, les plus sots répondent : « Parce que c’est possible », et les plus pervers : « Pourquoi pas ? » Les forces politiques, droite et gauche confondues, ne résistent pas individuellement et collectivement au plaisir de jouer à l’enfant tout-puissant.

Perversion démocratique

On assiste à une perversion démocratique de la loi républicaine. Alors que la loi était jusqu’ici ce qui, limitant la liberté, la rendait possible, aujourd’hui, la loi devient l’instrument d’une liberté partielle pour interdire l’expression d’autres libertés partielles. L’extension de l’individualisme démocratique au domaine de la norme et de la loi se traduit par une sorte d’inversion ou de perversion complète des valeurs de la liberté et de la contrainte. La loi se privatise. Or, une loi privée est une contradiction dans les termes, puisque la loi est « l’expression de la volonté générale ».

De plus en plus, en France, on fait des lois pour des groupes ou des catégories : les femmes avec le harcèlement sexuel, les élèves des grandes écoles avec le bizutage, les enfants nés sous X avec le droit aux origines, les homosexuels avec la loi réprimant les insultes homophobes. Ce n’est plus seulement l’expression débridée des préférences et des singularités comme dans l’émission « C’est mon choix ». Est changée la conception même de la loi (devant laquelle, rappelons-le, les fondateurs de la République déclaraient que tous étaient égaux pour la subir, mais aussi pour la voter). C’est ma loi. C’est mon droit. Telles sont les deux revendications idéologiques qui aujourd’hui pervertissent les rapports sociaux en confiant la résolution des conflits entre lois partielles aux instances judiciaires.

Un profond désarroi

Mais comment ne pas voir là le signe d’un profond désarroi ? Moins il y a de lois dans les têtes et les cœurs, plus il y en a dans les codes et les prétoires. Maniant une sorte de télécommande législative, nos législateurs, un jour décident de l’orthographe (réforme Rocard) ou du sexe des noms de fonction (loi Jospin), le lendemain de la transmission du nom de famille aux enfants (loi Gouze). Le surlendemain ils fixent des frontières aux opinions licites ou punissables (loi Gayssot sur le négationnisme, loi sur les propos homophobes). Puis, ils arrêtent la liste des comportements sexuels permis ou interdits : les socialistes ont à trois reprises fait des lois sur le harcèlement sexuel et pénalisé le client des prostituées entre quinze et dix-huit ans, la droite a réprimé le racolage actif et passif. Un autre jour encore, c’est la définition de la famille qui éveille leur verve réformatrice (Pacs) ou la définition du mariage (propositions de lois sur le mariage homosexuel). Les questions de société ont cet avantage sur les réformes sociales qu’on peut à bon compte donner l’illusion que l’on modernise quelque chose. Et s’attaquer – c’est le cas de le dire – aux relations familiales met moins de gens dans la rue que vouloir moderniser les relations de travail, l’école ou la fiscalité. Comme le disait Cocteau : « Puisque ces mystères nous échappent, feignons d’en être les organisateurs. » Et si l’on laissait les mœurs régler les mœurs, la société décider quant à ce qui la regarde ?

Ce qui est fâcheux, c’est que l’on débat interminablement des organismes génétiquement modifiés qui émeuvent beaucoup les écologistes et les socialistes, mais que, pour des raisons qui tiennent parfois à la pathologie personnelle de certains députés ou à l’idéologie de telle ou telle communauté, on adopte en trois quarts d’heure dans l’hémicycle vide, et en évitant tout débat dans l’espace public démocratique, des mesures qui façonnent des individus symboliquement modifiés.

La fin de l’État qui gouverne

Comment s’est fait le passage d’un État qui gouverne à un État qui câline ? Le pouvoir est aujourd’hui séparé de l’autorité. Il a en quelque sorte changé de sexe. Il a perdu son aspect paternel et masculin. Dirigeants n’osant plus diriger, citoyens infantilisés attendant tout de l’État, et jusqu’au patronat qui efface de son sigle la référence au mot « père » : est-ce la fin de la référence paternelle et de l’ordre symbolique qu’elle fondait ? Pour autant, le pouvoir ne s’est pas féminisé. Il s’est maternalisé. La féminisation du métier politique, qui est souhaitable et inéluctable, reste faible, mais, masqué par cet état de fait, un profond changement de la nature du pouvoir s’est produit et reste inaperçu. La nature même du politique a changé : une mère-État fait face à une société d’enfants. Écoute, proximité, caresses, urgence, amour : la France est malade de sa politique comme certains enfants le sont de leur mère.

Tous se tournent vers l’État, comme vers une instance qui devrait tout leur dispenser. Et même les dispenser du « trouble de penser et de la peine de vivre », pour parler comme Tocqueville. Peu à peu, sous l’affiche d’une politique de protection sociale de tous, s’est mise en place une fragilisation de chacun. Il s’ensuit un état dépressif collectif et même un état régressé. Le pouvoir – ou ce qu’il en reste – et la société – ou ce qu’il en reste – forment un drôle de couple, une sorte de symbiose pathologique unissant une mère étatique toute-puissante en apparence, et en fait radicalement insuffisante, et un peuple de citoyens infantilisés, qui à la fois veulent dépendre de cette Big Mother et s’en veulent de dépendre d’elle. À la relation d’un État exerçant son autorité sur des citoyens qui le respectent, s’est substituée l’emprise d’un État thérapeute flattant des individus qui le méprisent.

Détresse des gouvernés et paralysie des gouvernants

Quels sont les effets de cette disparition de l’autorité étatique ? La détresse des gouvernés et la paralysie des gouvernants. Cet état social est celui, annoncé par Nietzsche, d’un monde où l’ « on aime encore son voisin, car on a besoin de chaleur et l’on se frotte à lui ». Où « les derniers hommes » disent :« "Nous avons inventé le bonheur", puis ils clignent de l’œil. Qui veut encore gouverner ? Qui veut obéir encore ? Ce sont deux choses trop pénibles1. » « Nous ne sommes rien, soyons tout », chantait l’Internationale. Mais, aujourd’hui, les rapports entre les individus et l’État sont inverses : « Il est tout, donc nous ne sommes rien. » Au « tout est politique » du totalitarisme de naguère répond la douce conviction socialiste et antilibérale : « la politique est tout ».

Mais l’État total n’est pas le danger qui nous menace. Ce serait plutôt celui d’un État nul. Un État qui prétend annuler la mort et le sens. Pour lequel tout se vaut. Le nihilisme d’une partie de la jeunesse (drogue, délinquance, abstention politique) n’est que l’envers d’une politique nulle, d’une dilution du politique dans les politiques (routière, sanitaire, douanière, etc.). à l’inverse, une politique qui ne méconnaîtrait pas l’ordre symbolique affirmerait contre le nihilisme qu’il y a des valeurs et que toutes les valeurs sont à hiérarchiser et au minimum à différencier.

La paralysie est le mal que les hommes politiques eux-mêmes dénoncent. à force de faire semblant, semblant d’être et d’être bons, non coercitifs, proches, aimants, les hommes politiques ont oublié que ce que les citoyens attendent de l’État, c’est qu’il soit impartial, juste, fort, distant. à force d’entretenir un peuple d’enfants dans l’illusion qu’il n’y a plus lieu de travailler pour vivre, que l’irresponsabilité, qui est le propre des enfants, pourrait régler la vie en société, et que chacun n’est pour rien dans ce qui lui arrive et ne peut rien pour s’en sortir, c’est l’individu qui devient un semblant de citoyen, la société un semblant de société. Une fiction. « L’État, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde », écrivait en 1848 Frédéric Bastiat, économiste libéral 2.

Redonner de la force à l’État

Pour redonner à l’État une force réelle, il faut donc renoncer à l’illusion étatique de la toute-puissance. Au risque de passer pour pessimiste, redisons que dans les conditions actuelles, les hommes politiques qui parlent de la réforme de l’État trompent ou se trompent. Ils n’ont ni l’intention de l’engager sérieusement ni la possibilité de la mener à bien. Pourquoi une classe politique (ministres et parlementaires) dans laquelle les énarques et les autres fonctionnaires sont en position hégémonique entreprendrait-elle une douloureuse cure d’amaigrissement et réduirait elle-même son emprise sur la société ? Comment pourrait-elle reconnaître que l’État ne peut pas tout, sans rompre avec l’illusion qui la fait vivre ?

Il faut certes que l’État assure une protection sociale, mais cela ne suffit pas pour rassurer la société. Elle sait qu’il y a en face des murs sur lesquels elle va droit : le mur de la non-réforme de l’État, le mur de l’endettement, le mur de l’assurance maladie, le mur des retraites, le mur du vieillissement, le mur de la mondialisation... Et que fait Big Mother, l’État de semblant ?

Il déplie un air-bag pour amortir le choc, un gros sein censé rassurer les enfants en leur racontant des histoires pour les endormir. Mieux vaudrait éviter les murs en conduisant le véhicule. En donnant des directions, aux deux sens de diriger. Bref, que le pouvoir soit un peu plus père et un peu moins mère.

Car les cliniciens de la relation mère-enfant savent qu’une trop bonne mère déséquilibre l’autonomie de son enfant et qu’un déprimé l’est plus encore si on lui témoigne trop de sollicitude. Impotente à force de prétendre pouvoir tout, incapable de tenir ce qu’elle promet, obèse frustrant les besoins qu’elle suscite, la mère étatique se meurt en proférant de confuses paroles compassionnelles. Car si la bonté supplante l’autorité, « elle va mourir, la Mamma ».

Retrouver des limites

Mais, faut-il le dire ? Pour sortir de cette Big Mother, je ne rêve pas d’un Big Father, même si la tentation d’un retour à l’autoritarisme fleurit toujours sur les ruines d’une autorité dévaluée. « Donnez-nous des limites ! » tel est l’appel qui fonde tous les surmois totalitaires. Je plaide seulement, pour reprendre les termes du psychanalyste anglais Winnicott, pour un État ordinary father, ou ordinary mother, selon les moments et les politiques menées. Tout comme un père qui cède parfois sur son autorité est le contraire d’un père faible, tout comme une mère qui se refuse au don illimité n’est en rien une mauvaise mère, un gouvernement qui se dessaisirait d’une part de pouvoir en laissant aux citoyens une plus large autonomie restaurerait la puissance publique et aiderait la démocratie à s’orienter dans le possible et la durée.

Mais pour cela, il faudrait que les politiques se demandent pourquoi ils sont au pouvoir, et non pour combien de temps. Et qu’ils se souviennent que le verbe gouverner, s’il a donné gouvernante, a pour racine le mot grec désignant le gouvernail.

  1. F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue 5, œuvres, Bouquins Laffont, II, p. 295.
  2. Frédéric Bastiat, L’État (1848) in P. Manent, Les Libéraux, Gallimard, coll. Tel, 2001.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2005-5/l-etat-comme-semblant.html?item_id=2632
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Question de société : L’État comme semblant, comment assurer la réforme de l’État pour régler les conditions dans lesquelles vivent les hommes.