Les limites de la LOLF
La « loi organique relative
aux lois de finances », en entrant en vigueur l’an prochain, va modifier
certaines pratiques de l’État. La réalisation de ses objectifs se
heurte toutefois à un certain nombre de difficultés.
Les couloirs des administrations de l’État ne bruissent cette année que de la
« LOLF », la « loi organique relative aux lois de finances » du
2 août 20011 qui bouleverse la
gestion des finances publiques. Elle incite à une révision complète de la répartition et de l’exercice des responsabilités au sein de l’administration. Surtout, elle a l’ambition de mesurer les résultats des politiques publiques et de mettre ces résultats en regard des moyens engagés. On va, paraît-il, « passer d’une logique de moyens à une logique de résultats », « on va faire la transparence », « on va responsabiliser les fonctionnaires » …
La loi organique elle-même est assez courte (52 articles) et plutôt clairement rédigée. Chose exceptionnelle, elle est
d’initiative parlementaire et elle a réuni dans son approbation la gauche et la droite, obtenant une très large majorité dans les deux chambres.
Les changements prévus par la LOLF
Jusque-là, le budget de l’État était réparti par ministère et par nature de dépenses (les « titres » : le personnel, les moyens de fonctionnement, l’investissement, les interventions…), puis par type de sujet ou de politique (les « chapitres »). Dorénavant,
il sera ventilé en « politiques publiques » (les « missions », subdivisées en « programmes » ministériels), sachant qu’à l’intérieur de l’enveloppe d’un programme, une certaine liberté est laissée au gestionnaire pour utiliser sa ressource globale.
Les ministres devront présenter un « projet annuel de performances (…) précisant (…) la présentation des actions, des coûts associés, des objectifs poursuivis, des résultats obtenus et attendus pour les années à venir, mesurés au moyen d’indicateurs précis dont le choix est justifié » (art. 51).
La gestion par objectifs est pratiquée dans la plupart des organisations modernes. Elle est assez répandue dans l’administration, sous des formes diverses. Ce qui est nouveau, c’est que soient fixés en même temps la généralisation de ce principe (toute
l’action de l’État) et le niveau d’application (le sommet).
Le nouveau dispositif entre en vigueur le 1er janvier 2006. Pour 2005, l’exercice a été fait à blanc pour tous les ministères : on trouve sur le site du ministère des Finances les maquettes des « programmes de performance » de toute l’administration de l’État. On y trouve notamment les 1347 indicateurs censés mesurer les résultats.
Les (trop) nombreuses fonctions des indicateurs
Ces indicateurs, avant d’être présentés au Parlement, font l’objet de vérifications par les corps de contrôle de l’État et un guide a été publié pour la mise en forme des programmes. On y décrit en particulier les nombreuses qualités attendues d’un indicateur : il doit être clair, calculable facilement, précis, fiable, exprimer fidèlement l’objectif, permettre de porter un jugement. Il doit être pérenne et disponible à intervalles réguliers. Il doit être imputable aux activités du programme considéré, et être indépendant des autres programmes. Il doit mesurer la « performance » de chaque responsable, mais il ne doit pas produire d’effets pervers, etc.
C’est trop demander à un seul chiffre... Un tel indicateur est en général introuvable. Par exemple, dans les programmes « Solidarité et intégration », sur 113 indicateurs, 57 présentent un défaut majeur au regard des critères exigés, 41 comportent une difficulté notable, et seulement 15 satisfont à l’ensemble des critères exigés. On peut peut-être faire mieux, mais il n’y aura pas de miracle.
Pourquoi est-il si difficile de mesurer
les résultats des politiques publiques ? Arrêtons-nous sur deux raisons :
- la complexité intrinsèque de l’action publique,
- la variété des situations et des besoins au travers du territoire.
Complexité et évaluation
Ce qu’on appelle en général une politique publique résulte de la combinaison des interventions d’une multitude d’acteurs parmi lesquels l’administration de l’État tient bien sûr une place (notamment parce qu’elle prépare les règles du jeu), mais qui n’est pas toujours stratégiquement décisive. L’État est devenu un partenaire éminent mais minoritaire dans le jeu de l’action publique. Les collectivités territoriales et leurs groupements, les institutions du domaine sanitaire et social ont leur autonomie et des budgets comparables ou supérieurs à celui de l’État, sans parler des réactions des acteurs privés aux initiatives publiques. Dès lors, l’action de l’État devient aussi inséparable de l’action des autres composantes, privées et publiques, de la société. Comment isoler dans une telle situation la « performance » de l’État ?
La difficulté s’accroît d’autant plus que
l’État se recentre sur ses missions essentielles. Il est de plus en plus dans des situations de « faire faire », d’arbitrage, de facilitation, d’assemblage, de régulation, de représentation, toutes activités qui s’éloignent de celles qu’on peut facilement qualifier et quantifier2.
Pour rendre compte de cette complexité, tous les pays qui ont mis en œuvre des systèmes budgétaires fondés sur les objectifs
pratiquent de manière courante et relativement intensive l’évaluation pluridisciplinaire des politiques publiques. En effet, entre la collecte des données numériques (les indicateurs) et le jugement politique, s’il n’y a aucun effort d’élaboration, d’études, de mise en perspective, de débats
pluridisciplinaires, de comparaisons internationales et d’un minimum de prospective, le jugement ne peut se fonder que sur des chiffres sortis de leur contexte, et sur les impressions laissées par les politiques de communication des différents acteurs.
La France avait commencé, avec le Conseil national de l’évaluation, à se doter d’un système d’évaluation des politiques publiques, encore relativement modeste, mais qui avait fait la preuve d’une certaine efficacité. Les méthodes en sont maintenant communément admises : il s’agit de rassembler au sein d’une instance d’évaluation des représentants de tous les points de vue pertinents sur le sujet choisi, d’alimenter cette instance avec les produits disponibles de la recherche et les études qui lui paraissent nécessaires, et d’attendre d’elle une analyse de la politique publique qui lui est soumise, de ses résultats au regard de ses objectifs, de ses conséquences collatérales, des phénomènes à l’œuvre, à la fois sous les aspects économiques, sociaux et culturels.
Une faible réflexion préalable
Entre les indicateurs bruts et le jugement, il y a un temps nécessaire pour la compréhension des phénomènes et la détection des facteurs clés de succès. Dans un processus comme celui de la LOLF, si on ne mesure pas véritablement les résultats des politiques publiques, on peut en revanche repérer l’évolution de quelques facteurs clés reconnus de réussite de ces politiques.
De même, entre les moyens et les finalités, il y a place pour l’élaboration d’une stratégie, d’où découleront les objectifs opérationnels à tous niveaux qui, eux, se prêtent en général assez bien au suivi par indicateurs. C’est sur les apports de l’évaluation que peut se fonder une réflexion stratégique qui permette de piloter l’action collective en vue de l’impact recherché.
De récents rapports de l’Assemblée nationale et du Sénat3 pointent à juste titre la pauvreté de l’effort de réflexion stratégique préalable à la fixation des objectifs. « Il semble que, dans certains programmes, faute d’une analyse stratégique approfondie quant aux finalités poursuivies, on assiste à un décalage de cette réflexion vers le niveau inférieur, celui des objectifs. (…) L’administration (…) a souvent réfléchi, dans l’ordre, aux indicateurs dont elle disposait, puis aux objectifs et, enfin, à une stratégie. » (Rapport de l’Assemblée nationale.)
L’action publique déroule une chaîne qui va des moyens publics mis en œuvre jusqu’à l’impact final des politiques publiques sur les différentes composantes de la société :
- définition et répartition des moyens (par exemple, les 1000 radars routiers automatiques, et les innovations juridiques permettant leur utilisation),
- mise en œuvre finalisée de ces moyens (l’implantation matérielle de ces radars aux endroits les plus judicieux),
- effet direct de cette mise en œuvre (la réduction de la vitesse des véhicules),
- effets secondaires de cette mise en œuvre (l’évolution des mentalités des conducteurs),
- impact final sur la société (la réduction du nombre de tués et de blessés sur les routes).
À chaque stade, dans le cadre d’une stratégie définie, des occasions de mesures
s’offrent : on peut mesurer le nombre de radars, leur coût, l’évolution des vitesses moyennes, le nombre de contraventions, le nombre de morts et de blessés sur les routes, etc. Ces chiffres sont d’autant plus significatifs que les études montrent des corrélations suffisamment nettes entre la mise en œuvre de ces actions et la diminution des accidents de la route (la finalité).
L’affaire est plus délicate, par exemple, s’il s’agit de mesurer les résultats de la législation sur l’aménagement et la réduction du temps de travail et sa mise en œuvre. Les nombreuses polémiques qui entourent le sujet indiquent un autre degré de complexité : les acteurs sont plus nombreux et divers, parfois contradictoires, les chaînes de causalité à l’œuvre sont moins évidentes, les effets se font sentir sous des registres différents (emploi, dépenses publiques, compétitivité des entreprises, vie familiale, rapports de travail...), et enfin le sujet comporte une composante politique évidente.
On ne peut jamais exclure la dimension politique de l’appréciation d’une politique publique en démocratie et il n’est guère de résultat positif d’une politique si le peuple ne le tient pour tel. La LOLF illustrerait-elle à sa manière la nostalgie d’un monde moins insaisissable, partagée par le technocrate dépassé par la complexité et le politique harcelé par les contradictions, voire la tentation, devant la difficulté de la fonction politique, d’en faire l’économie en automatisant le jugement ?
L’activation des « chaînes
de résultats »
Une autre condition de la réussite est le travail sur la structure des « chaînes de résultats », et leur activation à tous les niveaux. Le premier schéma d’application de la LOLF, caricaturalement jacobin, postule qu’il suffit de déclarer des objectifs et des indicateurs nationaux pour que toute l’administration se mobilise de manière convergente pour les atteindre, et que la bonne évolution des indicateurs nationaux signera la réussite de toute l’administration.
Vision à la fois naïve et bien appauvrie de l’action de trois millions de fonctionnaires, qui, dans la réalité, sont autant de pôles d’autonomie peu ou prou créatrice… Pourquoi les imaginer comme autant d’exécutants automatisés, alors qu’on sait que l’ensemble des enseignants a beaucoup plus d’influence réelle sur l’orientation de l’éducation qu’un ministre de passage ?
Dans la France décentralisée, la démocratie ne s’exerce plus uniquement sous la forme de décisions centrales.
Les résultats des politiques publiques, si l’on veut se rapprocher de ce qu’en perçoit le citoyen, s’apprécient selon les lieux, parfois selon les catégories ou les particularités. Les moyennes nationales donnent une vision trompeuse du résultat dans nos sociétés éclatées. C’est des marges et rarement de la moyenne que naissent les problèmes, et c’est d’ailleurs sur les particularités que se porte plus volontiers l’attention des médias.
La cohérence de l’action administrative dans le respect de cette diversité doit résulter du sens partagé et du renouvellement du management plus que de l’injonction simpliste.
L’histoire de la LOLF ne fait que commencer.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2005-5/les-limites-de-la-lolf.html?item_id=2645
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