est normalien, agrégé de philosophie et professeur émérite en sciences de l’information et de la communication à l’université Stendhal de Grenoble-3.
Maudits médias
Le discrédit est jeté sur
les médias. Plusieurs raisons l’expliquent, mais il ne faut pas oublier
qu’une société a les médias qu’elle mérite…
Une certaine forme de confiance constitue certainement la base de toute « vie bonne ». On aimerait mieux comprendre comment s’est effectué – ou a manqué – pour chacun ce don originaire qu’un vers fameux de Mallarmé identifie aux conditions de l’enfance, « Au filigrane bleu de l’âme se greffant »…
On pourrait même, à la manière de Georges Perec, décliner en nostalgique litanie diverses figures de cette confiance primordiale : « Je me souviens de la bicyclette qu’on laissait sans l’attacher dans la rue je me souviens de la boulangère qui nous faisait crédit je me souviens de la promesse donnée je me souviens de l’histoire du petit Poucet qui nous faisait frissonner dans nos lits »…, éclats perdus d’un monde chaleureux et rond, d’un temps où cosmos signifiait tranquillement osmose.
Croire et croître
La croyance a ceci d’excellent qu’on n’imagine pas sans elle notre formation : croire, c’est croître. Les contes de nourrice moqués par le philosophe et dont il fallut bien, le moment venu, nous déprendre, nous auront néanmoins aidés à grandir. Sous forme résiduelle, une certaine dose de croyance-confiance demeure essentielle pour entreprendre le moindre projet ou
la plus simple interaction : accepter un chèque, monter dans une voiture… Quant aux « pragmaticiens », ces linguistes qui étudient les conditions d’émission, d’acheminement et de réception de la parole, ils ont remarqué depuis longtemps combien le mensonge est minoritaire, et la véracité largement dominante dans la plupart de nos jeux de langage : il est inhabituel de proférer un jugement sans en avoir l’intime conviction ; contradictoire d’affirmer dans une même phrase que « le chat est sur le paillasson mais je ne le crois pas ». Cet exemple rebattu permettrait peut-être d’identifier la preuve du Dieu vérace chez Descartes avec les conditions de la simple parole.
Si, pour le linguiste, la véracité loge généralement au cœur de l’énonciation, la confiance conditionne de même nos identifications et tout ce que le psychologue rattache au « narcissisme de vie » (donc à l’amour). La foi est une vertu cardinale pour le théologien, et l’économiste reconnaît dans la décision d’investir l’un des moteurs de la croissance. Croyance-croissance : peu de transactions matérielles, morales, affectives, spirituelles, échapperaient à cette allitération. C’est par là que l’épisode initial des Misérables de Victor Hugo
nous touche si fort, où nous voyons Monseigneur Myriel confier solennellement au forçat Jean Valjean l’argenterie que celui-ci vient de lui voler, et transformer ainsi la brute en homme par ce don inaugural. Geste sublime mais au fond ordinaire, ou qui grossit une situation familière : il est plus avantageux de faire confiance que de tomber dans la vengeance ou le soupçon paranoïaque, il est meilleur sous tous les rapports de se montrer généreux plutôt que pingre. La confiance, en effet, comme l’amour, est un don récursif qui initie un cercle vertueux : le sourire que j’accorde au monde ou aux autres me revient, de même que la défiance, dans
l’éducation comme dans nos relations
ordinaires, aura tendance à fonctionner comme prophétie autoréalisatrice.
Désenchantement du monde
et défiance ontologique
La formation de l’individu comme celle de l’espèce a vu cette primaire ou primitive osmose continuellement se lézarder. Alors que l’animal naît, vit et meurt rivé au piquet de son environnement, qui ne changera guère pour les générations suivantes, l’homme, ce méfiant ontologique comme dit fortement Peter Sloterdijk, vient au monde, il n’a de cesse de quereller et de perfectionner cette nature que l’animal laisse venir à lui. L’histoire de ces transformations techniques qui se confondent avec l’anthropogenèse est donc aussi celle d’une défiance étendue, prolongée, acharnée…
On a trop identifié dans la trilogie Marx-Nietzsche-Freud les « philosophes du soupçon », comme si toute notre philosophie, et avant elle la moindre prise technique sur le monde, n’avaient pas et depuis toujours inauguré cette suspicion – la perte d’un cosmos vécu comme une osmose. Non seulement l’homme est l’animal qui critique et remplace son milieu, mais l’accélération du progrès technique, en déclassant les générations successives, tend à rendre obsolète le discours des aïeux : férus d’ordinateur, nos enfants sont prompts à nous rejeter comme oracles ou modèles de conduite.
Sur l’axe générationnel de la transmission culturelle, comme sur l’axe écologique d’un environnement que nous ne cessons de modifier, un don originaire qui allait de soi se trouve aujourd’hui fortement contesté. Le soupçon écologique ou sanitaire nous apprend à nous défier de la nourriture, de l’eau ou de l’air que nous consommons. Les sciences humaines nous poussent à rendre explicites (Sloterdijk) nos savoir-faire, nos croyances et nos relations, au risque d’introduire une lumière mortelle en des domaines (l’amour, la foi, l’obscur nouage des sentiments, des modes ou des « mondes de la vie ») enfouis dans une ombre propice. Que gagnent par exemple nos relations sociales, familiales, amoureuses, narcissiques… à être interprétées ou explicitées par la déconstruction demi-habile d’un psychanalyste ou d’un sociologue ? La pulsion analytique de séquençage et de mise en lumière entraîne une nécessaire mécréance, et peut-être une chute du désir.
La suspicion à l’égard
des médias
Notre esprit est ainsi fait que le monde donné ou immédiat ne saurait nous satisfaire l’animal humain a la passion de substituer à l’immédiat le détour du média, une interposition patiente d’artefacts sans
lesquels nous ne saurions conduire aujour-d’hui nos vies. Celles-ci ont atteint un degré extrême de techno- ou de média-dépendance, et cette condition médiologique1 est un évident facteur de désenchantement. Ne pouvant traiter ici dans son ampleur cette problématique, nous tenterons de la circonscrire à notre douteuse relation aux médias : nos appareils d’information et de communication chaque jour plus visibles entraînent-ils une montée de la défiance ? Dans l’affirmative, faut-il s’en réjouir, ou comment y remédier ?
Ce mot-valise, média, recouvre des objets fort complexes puisqu’ils véhiculent à la fois des contenus ou des messages qu’on classera en information, et qu’ils opèrent aussi directement sur nos relations, en créant des ambiances, un climat ou un message bien palpables dans les musiques, les rythmes, les ondes ou les vagues successives de l’actualité, le but étant alors de diriger l’attention et de retenir l’écoute plus que de l’enrichir… De ceci résulte, côté récepteurs, une palette d’attitudes pouvant aller de la vigilance soupçonneuse, voire du rejet massif (« tous pourris ») à l’abandon sans réserve du fidèle de Skyrock, de la Star’Ac ou des blogs.
L’auscultation quotidienne de l’audimat des chaînes par Médiamétrie, et les périodiques sondages touchant la confiance ou « l’état des médias », révèlent dans ce domaine hautement sensible un incontestable désenchantement : pour la première fois depuis sa création en 1949, l’audience de la télévision aurait baissé d’un point l’an passé au lieu de progresser. Et les mêmes sondages soulignent chaque année les difficultés de la presse quotidienne. Certains téléspectateurs, jadis peut-être trop crédules, se mettent à ne plus croire à rien.
Trois exemples de ce difficile dosage du doute, qui peut aller jusqu’au « négationnisme » : certains soupçonnèrent les images de la mission Apollo qui, en juillet 1969, atterrit sur la lune (et en direct sur nos écrans), d’avoir été bidouillées dans un quelconque désert d’Arizona plusieurs ouvrages ont exprimé récemment le même doute contre l’attentat du 11 septembre frappant le Pentagone, avec un enviable succès de librairie ; mentionnons dans la même veine un film de Pierre Carle, Pas vu pas pris, qui fustige les connivences politico-médiatiques et ridiculise avec le même bonheur quelques vedettes du petit écran.
« On ne me la fait plus », pense celui qui n’ouvre désormais son poste que pour y traquer le complot et la manipulation. Mais la sur-suspiscion de ceux qui, pour ne pas être dupes, deviennent encore plus dupes, fait-elle avancer la critique ? C’est le cas de dire, selon le douteux calembour lacanien, que « les non-dupes errent ». Les mêmes tête-à-queue de la croyance ou de l’amour s’observeraient en d’autres domaines, chaque fois que le fidèle abhorre ce qu’il avait d’abord adoré.
Malaisée à cerner, la fonction média excite le ressentiment entre notre médiaphobie spontanée (chaque esprit se croit autonome) et notre réelle média-dépendance, le regard accommode difficilement sur ces « mauvais objets » que nous observons mal, voyant le monde à travers eux. Points de passage obligés – par eux chaque jour nous venons au monde – les médias mal-aimés font de faciles boucs émissaires. Mais ce n’est pas en endiablant les journalistes, les écrans ou les technologies de l’info-com en général qu’on aidera la critique une médiologie n’a que faire de ces diatribes.
Les motifs du discrédit
On a raison pourtant de se méfier, et les motifs du discrédit peuvent tenir en trois mots : l’argent, l’urgent, les gens.
- L’argent d’abord, puisque l’information est une marchandise, coûteuse à extraire, à traiter, à acheminer. Ce sont rarement des philanthropes qui la font circuler en achetant à prix d’or des journaux ou des chaînes, mais des tycoons ou magnats soucieux de contrôler par là d’autres marchandises, et de placer quelques décideurs de l’économie et de la politique sous leur coupe. Les cyniques déclarations de Patrick Le Lay ont carrément vendu la mèche : une grande chaîne, jadis leader d’un service public devenu désormais publicitaire, n’a d’autre tâche que de formater pour Coca-Cola ou autres marques des téléspectateurs au cerveau rendu débile et réceptif. Et l’on voudrait que les « parts de marché » que nous sommes ne se révoltent pas ?
- L’urgent ensuite : pour l’homme pressé de la presse et de ses dépêches, la concurrence est une course, la valeur d’une information est d’abord liée à sa fraîcheur. La précipitation de chacun vers le scoop court-circuite donc le nécessaire travail de la vérification, de l’enquête ou du recoupement manquant de temps pour en apprendre plus, tout le monde dit à peu près la même chose et c’est à la doxa, à l’opinion – ce qu’on désire savoir – de boucher les trous.
- Les gens enfin, ceux qui achètent la presse ou qui zappent vers le « bon » programme, et qu’il convient par conséquent de ménager. Mais quand la fidélisation de l’audience est devenue l’obsession, qu’arrive-t-il à l’information vraie ou aux œuvres de la culture qui, comme on sait, dérangent ? Le média parle pour la moyenne : sur un sujet qu’on connaît bien, on sera fatalement déçu par le traitement vulgarisateur d’une grande chaîne. Faut-il pour autant crier systématiquement à la « vulgarité » des programmes ?
Ces questions sont complexes, et se laissent difficilement traiter en deux feuillets
l’autre plaie des informations de masse : la phrase courte, l’image-choc, la culture-confetti. Nous dirons pour conclure que la méfiance est excellente : comment éviter un haut-le-cœur face à la devanture des kiosques ? Est-ce ainsi que les hommes lisent? Mais souvenons-nous aussi que les lecteurs de magazines veulent être distraits, excités ou confirmés dans leurs goûts plutôt que déstabilisés ou moqués qu’il n’y eut jamais d’âge d’or pour ces médias, et que leurs tares actuelles sont la rançon de notre ouverture sans précédent sur le monde
par rapport au village dans lequel habitaient nos aïeux. Comment faire pour élever le regard, et le niveau d’exigence ?
La presse est l’enjeu démocratique par
excellence, et ses modes de circulation et de diffusion épousent précisément les voies de la démocratie : comment le pluralisme, dans les journaux ou les partis, survivrait-il au conformisme et à l’apathie ? Les tournois de l’information comme de l’élection nous rappellent au devoir de défiance parce qu’ils se jouent toujours entre nous, et qu’au fond ils nous représentent : la presse nous renvoie notre image, on a les médias qu’on mérite.
- La médiologie est un courant de recherche initié par Régis Debray qui étudie les conditions de la transmission et de la communication des idées dans les champs religieux, politique et social.
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