aujourd’hui à la retraite, a consacré sa vie d’universitaire à la psychologie expérimentale.
Le désenchantement à l’égard du politique
Beaucoup de facteurs se conjuguent pour expliquer la perte de confiance des Français dans le politique.
Ils n’ont rien de conjoncturel.
Une époque s’est terminée. C’était d’abord l’époque du progrès quantitatif et qualitatif. Grosso modo, et malgré quelques crises, le niveau de vie des Français, depuis le XIXe siècle, évoluait favorablement d’une génération à l’autre, les enfants pouvant espérer disposer des moyens et d’un dispositif social leur permettant de vivre mieux que leurs parents. C’était vrai en matière de nourriture, de confort domestique, de santé, d’agrément et même d’espérances sociales… Zola voyait dans la gestion de ce progrès et de sa diffusion l’enjeu de la politique.
L’espoir de changer la vie
C’était ensuite l’époque des alternatives1. Ces alternatives dataient au moins de la Révolution française et étaient vécues par la population assez souvent dans un contexte de conflictualité. Elles portaient sur les rapports sociaux, notamment économiques. Certains, disons les interventionnistes, voulaient changer ces rapports et attendaient ce changement du pouvoir politique qu’il fallait prendre ou auquel il fallait démocratiquement accéder. D’autres, les libéraux, se satisfaisaient des rapports existants et considéraient leur nature comme définitivement réfractaire à toute intervention du politique. Ces alternatives affectaient ainsi le rôle attribué au politique et l’enjeu du politique.
C’était enfin l’époque durant laquelle le fonctionnement de la République (donc le politique dans sa légitimité, ses formes et ses règles) constituait encore un enjeu, ce qui apparaissait à la fréquente remise en cause des Constitutions2. Peut-être les Français gardaient-ils dans leur mémoire collective ce qu’avait représenté comme idéal et comme valeur l’idée républicaine dans les populations françaises, ceci au moins jusqu’au début du XXe siècle et probablement plus tard.
Ces trois traits : un progrès à partager, des possibilités d’engagement pour des alternatives sociales, des valeurs républicaines à défendre sinon à réaliser, pouvaient susciter dans la population des attentes fortes à l’endroit de la politique. Certains affirmaient que celle-ci pouvait « changer la vie ». Et beaucoup s’avançaient vers le bureau de vote en y croyant. Souvenons-nous des fêtes spontanées qui suivirent, le soir du 10 mai 1981, l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, élection donnant à espérer les changements qu’attendait une moitié de la population, même ceux qui redoutaient un « virage à droite ».
La fin d’une époque
Cette culture du politique a reflué depuis sous l’effet de transformations géopolitiques, idéologiques et économiques.
Le libéralisme comme destinée. Chute des États communistes, vers 1990. Mais déjà, plus de cinquante ans de guerre froide, et notamment de guerre idéologique3, avaient implanté dans la pensée commune occidentale et française au moins deux idées. Ces idées étaient devenues de vrais lieux communs à la fin du
siècle et semblent le rester aujourd’hui, en tout cas dans la France moyenne et la France d’en haut :
- Seuls le capitalisme et l’idéologie libérale4 garantissent le progrès économique. Rappelons-nous comment nous étions incités durant la guerre froide à nous apitoyer sur le sort de ces pauvres Russes faisant des queues interminables pour ne finalement rien trouver dans les magasins…
- Nos démocraties » (libérales) doivent être tenues pour des modèles de perfection politique car elles garantissent les libertés. » Aussi ne sommes-nous pas éberlués de voir le président des États-Unis se donner explicitement comme projet d’implanter ou d’imposer « les libertés », ce qui veut dire « nos démocraties », à travers le monde.
Fin des alternatives sociales et du questionnement sur la République. Libéralisme (donc capitalisme) et démocratie libérale sont ainsi devenus notre destinée. Certains y ont même vu la fin de l’Histoire. Mais au fond de beaucoup d’entre nous, quelque chose résiste à cette destinée.
Fin des espérances dans le progrès. La guerre idéologique des libéraux avait promis le progrès économique aux Français. Lorsqu’ils acceptèrent leur destinée libérale (en gros, durant les années 1980 et les présidences de François Mitterrand), les Français, qui jusqu’alors n’avaient pas trouvé de goût authentique à cette destinée, pouvaient malgré tout se dire que leur société était au moins, elle, économiquement performante et permettrait à leurs enfants d’avoir un meilleur niveau de vie. Cette promesse n’est plus, c’est le moins qu’on puisse dire, d’actualité.
Ce qui caractérise les 10-15 dernières années n’est certainement pas le progrès pour les Français. Ce sont plutôt les « réformes » qui s’avèrent autant de retours difficiles sur des droits qu’ils croyaient acquis (retraites, Sécurité sociale, poursuite de l’amélioration des conditions de travail...). Cette politique de réformes vers le bas étant devenue ce qu’elle est, peut-être n’ont-ils pas tort, ceux qui commencent à craindre pour leurs congés payés ou ceux de leurs enfants.
Le capitalisme est certes toujours, côté profit, performant. Il est peut-être même de plus en plus performant. Mais l’absence d’alternative à l’horizon permet de diriger les profits vers des objectifs autres que le progrès quantitatif (salaires...) et qualitatif (conditions de travail, nouveaux styles de commandement...). Les profits sont dirigés vers les actionnaires, les dirigeants. Ils vont aussi vers ceux qui, à travers le monde, peuvent être cooptés et érigés en classes moyennes évidemment libérales. Les Français, eux, sont sommés de faire des efforts et d’accepter le contraire de ce qui leur avait été promis.
Fin de la politique comme gestion du progrès. La politique se présente plutôt aujourd’hui, avec ou sans alternances, comme l’art de faire sans drames majeurs des réformes qui vont à rebours des progrès antérieurs.
Notre destinée libérale et la fin du progrès ont incontestablement émoussé les espérances que suscitait le politique. Sont venus s’ajouter au moins deux autres faits qui ont considérablement amplifié les effets des précédents.
Télévision et promotion
de l’individualisme
On devra bien un jour ou l’autre analyser sans concessions ce que soixante ans d’ère télévisuelle puis de technologies audio-visuelles (ces jeux vidéos qui fascinent nos enfants) ont produit dans la mentalité de la masse de nos concitoyens. Je n’évoquerai ici qu’un aspect de cette production.
Notre culture porte l’individualisme. Mais il y a individualisme et individualisme. L’individualisme traditionnel pose la personne humaine (l’individu) comme valeur première et fondamentale. Mais il oppose l’individu aux pouvoirs et aux arbitraires. La personne humaine doit être défendue, comme s’y employèrent en leur temps Voltaire, Constant ou Zola, mais défendue contre les perversions des pouvoirs formels ou institutionnels susceptibles de la broyer. C’est la raison pour laquelle l’individualisme traditionnel est tant lié au mouvement pour les droits de l’Homme. L’individualisme que nous assènent aujourd’hui les séries télévisées, les héros de la télé-réalité et les publicités, doit s’accommoder d’une idée récente qui a acquis chez nous la valeur d’un truisme : nos systèmes de gouvernement sont à ce point excellents et respectent à ce point les droits de l’Homme qu’ils peuvent servir de modèles à imposer au monde. Que peut donc craindre notre individu, si les pouvoirs auxquels il est soumis sont réputés
excellents ? Il n’a plus à se méfier, notre individu, que des autres qui risquent de l’influencer, des objets auxquels il peut trop s’attacher, du social (la « société ») qui lui impose un carcan de « normes » et de « tabous »... Ce dont il peut fort heureusement se départir lorsqu’il se réfugie comme on l’y incite dans son cocon familial, seul lieu où tout un chacun peut se construire, fantasme-t-on, indépendamment du social. Où il peut être enfin lui-même et réussir sa vie5.
Dans ce contexte d’un individualisme dégénéré en une vague – et fort peu théorique – opposition entre moi et les autres (ou, comme le chantent Nino Ferrer
et Johnny Halliday, moi et la foutue « société »), la politique n’a pas la place qu’elle pouvait avoir dans l’individualisme prétélévisuel qui impliquait qu’on lutte, au profit de la personne humaine, pour le perfectionnement toujours possible des systèmes de pouvoir.
De la politique à la technocratie
La politique ne peut être appréhendée que sous la forme d’une sorte de vie sociale hétérogène dans laquelle d’autres individus s’agitent pour leur plaisir avec plus ou moins de perversité afin d’atteindre leurs objectifs personnels, souvent à notre détriment, souvent de façon corrompue. Et on ajoute : ce sera toujours le cas, l’Homme étant ce qu’il est. Cela peut donner lieu à d’excellents thrillers politiques. L’ambition de changer la vie étant caduque, chacun doit vivre et bichonner sa vie et, le plus possible, dans un cocon où tout ce qui vient du social est réputé malsain et dangereux, y compris la politique. Certains jeunes en sont même venus à voir, dans l’implication politique, une « fuite de soi ».
Les élections municipales restent celles où la participation est la plus importante. Sans doute, les électeurs ont-ils le sentiment que la gestion de la commune concerne directement leur cadre de vie et que cette gestion sera faite par des personnes qui partageront ce cadre de vie et qui, du coup, auront d’autres critères que des objectifs purement technocratiques. Il faut reconnaître que l’éloignement des centres de décision politique et l’attribution à l’Europe de nombreuses mesures – attribution à juste titre fréquente –, ainsi que
l’évocation du rôle joué par des instances internationales, vont à rebours du
sentiment d’implication qui fait encore
la vigueur des élections municipales. Ils conduisent à attribuer aux politiques lointains des critères abstraits purement technocratiques. Je ne m’arrêterai pas sur ce point souvent évoqué dans le discours social.
Quid du statut politique
de l’apathie ?
On le voit, la désaffection à l’endroit du politique a des raisons variées mais surtout, les unes et les autres, fort peu conjoncturelles. Il ne s’agit pas d’un trait momentané de l’Histoire qui cèdera bientôt la place à de nouveaux enchantements. On a pu théoriser cette désaffection à l’aide d’idées diverses. Certaines sont allègres et sécurisantes (malins, nous serions parvenus à nous libérer même du politique), d’autres moroses ou inquiétantes (nos démocraties auraient évolué par reflux du pluralisme vers un état post-démocratique, voire vers un totalitarisme tranquille). Au-delà de ces humeurs, nous devrions débattre au moins sur le point de savoir si l’apathie politique est le fait d’une évolution en quelque sorte sage des démocraties, voire une preuve de leur maturité, ou si elle est le symptôme d’une maladie possiblement mortelle de ces démocraties.
- Je ne dis pas des alternances, les alternatives ayant disparu avec l’alternance.
- On sait que François Mitterrand avait envisagé de procéder à des changements constitutionnels. La Constitution héritée du gaullisme l’a finalement satisfait.
- Guerre gagnée à plate couture par les États-Unis qui assuraient son État-major et l’essentiel de sa logistique.
- Certains disent plus volontiers pour adoucir le propos : l’économie de marché.
- Un sondage montre que les Français sont convaincus d’avoir réussi leur vie et que c’est dans le cadre familial que se construit cette réussite.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2005-5/le-desenchantement-a-l-egard-du-politique.html?item_id=2631
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