Jacques NIKONOFF

est président d’Attac-France.

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« La richesse vient aussi du secteur non-marchand »

Un plaidoyer du président d’Attac-France pour que l’État joue un rôle accru pour la création d’emplois dans le secteur non-marchand et donne des pouvoirs aux instances créées dans les bassins d’emploi.

L'expression « réforme de l’État » est la formule pudique utilisée par les néolibéraux pour mieux faire accepter parmi les citoyens l’idée que l’affaiblissement de l’État serait nécessaire. L’objectif est de laisser davantage de place au marché car ce dernier, laissé à lui-même, serait supposé s’autoréguler et permettre ainsi une allocation optimale des ressources. C’est une démarche purement idéologique qui ne tient aucun compte des réalités, comme en témoigne l’exemple de la « lutte » contre le chômage.

Si l’on accepte le constat selon lequel la croissance apparaît insuffisante pour résoudre nos problèmes d’emploi – sauf à décider de tirer un trait sur des millions de personnes – c’est bien à l’État d’intervenir. On ne progresse pas en s’adaptant, on progresse en innovant.

Il convient en effet de porter un regard lucide sur l’échec, depuis trente ans, des politiques publiques de l’emploi. L’empilement des mesures, leur caractère changeant et complexe, la verticalité des interventions, l’absence fréquente de réflexion à long terme, le manque d’évaluation des résultats obtenus, les coûts sans rapport avec les emplois réellement créés, les effets de substitution, etc., devraient conduire à considérer qu’il faut changer de logique. Au lieu de raisonner publics ciblés, zones, dispositifs, il faudrait plutôt raisonner globalement, d’un point de vue systémique.

Le développement de la production non-marchande, et donc la croissance de cette production, en tant qu’elle est une réponse aux besoins humains, constitue l’un des quatre axes permettant de supprimer le chômage, avec les politiques macroéconomiques, la réduction du temps de travail et la refonte du code du travail conduisant à un nouveau statut du travail assurant la continuité, pour chacun, d’un revenu et d’une activité.

C’est en effet dans la sphère non-marchande que se développe la production de valeurs d’usage pour répondre aux besoins humains. Avec la valeur d’usage, ce n’est pas le prix qui compte, c’est l’utilité individuelle ou collective que l’on trouve au bien et surtout au service produit. Même sans valeur d’échange il y a bien production, création de richesse et satisfaction de besoins. C’est la raison pour laquelle on parle de « biens communs universels », mis en œuvre par des services publics. Ces derniers produisent des valeurs d’usage puisque certains services sont gratuits, ou font l’objet d’un tarif « économiquement non significatif ». Cette gratuité ou ce tarif «économiquement non-significatif» ne sont cependant qu’une apparence, puisqu’il faut bien payer les équipements et les personnels, et qu’ils le seront non par le prix mais par le financement collectif que sont les impôts ou les cotisations aux systèmes de protection sociale.

Ainsi, la richesse, contrairement à une idée largement répandue, vient aussi du secteur non-marchand.

Financer 500 000 emplois dans la sphère non-marchande

Le gouvernement a décidé, sur le budget 2004 de l’État, d’alléger les « charges » des entreprises pour 17 milliards d’euros ; de baisser l’impôt sur le revenu pour 3 milliards d’euros ; d’exonérer de taxe professionnelle, pendant dix-huit mois, les entreprises qui procèderont à de nouveaux investissements dans l’année pour 1,5 milliard d’euros. Le total fait 21,5 milliards d’euros.

Ces subventions aux entreprises ont été décidées au motif qu’il fallait encourager l’emploi. L’expérience montre qu’elles n’ont eu aucun effet et qu’elles ne constituent qu’une gabegie. C’est l’assistanat désormais permanent de certaines entreprises et leur mise sous perfusion de fonds publics.

Imaginons que ces 21,5 milliards d’euros soient utilisés pour payer des salaires. Prenons pour hypothèse le salaire mensuel moyen pour un travail à temps complet dans les entreprises du secteur privé et semi-public, qui s’élevait en 2001 à 26 280 euros (brut) et 20 708 euros (net). Au total, un salaire « chargé » coûtera 38 119 euros par an, soit 564 023 salaires pouvant être financés avec 21,5 milliards d’euros.

Admettons, par pure hypothèse, que ce gouvernement estime devoir financer un salaire à la moitié des « bénéficiaires » du RMI (ils sont plus d’un million).

Si 564 023 personnes supplémentaires qui étaient précédemment au RMI perçoivent un salaire et travaillent dans la sphère non-marchande, que se passe-t-il sur le plan social, économique et financier ?

Si plus de 500 000 personnes nouvelles sont employées dans la sphère non- marchande (fonctions publiques d’État, hospitalière, territoriale ; associations ; syndicats ; entreprises et groupements de fait à but non lucratif…), et que ces emplois aient été décidés à la suite d’un débat public national et local, la satisfaction des besoins de la population connaîtra une amélioration sensible.

Des créations d’emplois induites dans la sphère marchande

Il faut ajouter 19 500 nouveaux salaires si on injecte dans le financement le produit de la TVA et de l’impôt sur le revenu qui résultent du financement initial des 564 023 salaires, soit un total de 583 523 salaires. Si on double l’impôt de Bourse : 139 000 salaires supplémentaires. Si on augmente de 10 % l’impôt sur les sociétés : 114 600 salaires supplémentaires. Si on double le produit de l’impôt de solidarité sur la fortune : 60 300 salaires supplémentaires. Si on augmente de 10 % le produit de l’impôt sur le revenu : 140 800 salaires supplémentaires. Si on annule certaines mesures fiscales dérogatoires : 542 327 salaires supplémentaires.

Total : 1 580 550 salaires.

Mais il y a plus : l’assurance maladie voit ses recettes augmenter de 6 milliards d’euros par an, comme l’assurance vieillesse. L’État économise 4,242 milliards d’euros sur le RMI et peut augmenter l’allocation.

Au total, des personnes, qui étaient avant au RMI, ont désormais un salaire, soit une augmentation de leur pouvoir d’achat de 13 186 euros par an. Presque la moitié de ce surplus sera utilisée à consommer. L’économie locale, notamment marchande, en bénéficiera en partie.

Les pouvoirs publics ont donc une responsabilité immense pour inciter les personnes et les collectivités à innover, créer, expérimenter, car c’est de là que viendra l’emploi.

L’échelon des bassins d’emploi

Rares sont les lieux où tous les acteurs locaux peuvent se rencontrer régulièrement, se parler, mettre les problèmes sur la table, agir. C’est la dispersion. Pourtant, l’organisation des acteurs à l’échelon des bassins d’emploi et de vie – de multiples expériences en témoignent – est source de dynamiques porteuses d’avenir. L’État, dans le domaine de l’emploi, aurait tout intérêt à se fixer pour objectif de créer un nouveau cadre juridique, financier, démocratique, culturel, visant à favoriser l’action des acteurs locaux.

Dans l’action de terrain pour l’emploi, en effet, la commune parait trop petite, le département trop loin, la région trop grande. Les moyens de l’État seraient alors concentrés à cet échelon du bassin.

Un bassin d’emploi et de vie est un territoire présentant une certaine homogénéité économique, sociale, voire identitaire. Il comprend les principaux équipements structurants comme le lycée ou l’hôpital. Sa taille peut aller de 50 000 à 200 000 habitants. Il peut comprendre des sous-ensembles, appelés les pays, regroupant les communes d’une vallée ou d’un territoire porteur de caractéristiques particulières.

Il serait opportun d’étudier la possibilité de dédoubler le corps des sous-préfets. Une première catégorie, les sous-préfets d’arrondissements, concentreraient leur attention sur les problèmes de réglementation, d’ordre public et sur tout ce qui relève de l’État de droit. Une seconde catégorie, les sous-préfets de bassins, seraient des développeurs, des conducteurs de projets, des mobilisateurs. Ils auraient la responsabilité hiérarchique directe des services extérieurs de l’État. Ces derniers verraient leurs directions départementales et régionales devenir plutôt des bureaux d’étude, de prospective et d’évaluation, l’essentiel des forces opérationnelles étant déployées dans les bassins.

Les pouvoirs des comités de bassin d’emploi

De véritables pouvoirs devraient être dévolus aux instances créées dans les bassins d’emploi, permettant du même coup de remettre de l’ordre dans la décentralisation. Ces pouvoirs, de façon non limitative, pourraient être les suivants :

Des moyens financiers
Des fonds pour l’emploi pourraient être décentralisés à l’échelon des régions, ou même des bassins d’emploi. Leur pilotage pourrait associer le patronat et les syndicats, mais aussi les élus et les associations, ainsi que les pouvoirs publics. Ces fonds régionaux ou de bassin pourraient être abondés par les aides à l’emploi accordées par les collectivités locales.

Des moyens statistiques
Les différentes sources d’informations, publiques et privées, devraient mutualiser leurs compétences pour mieux observer la réalité économique, sociale, écologique. De véritables comptabilités locales,à l’échelon du bassin d’emploi, devraient voir le jour.

Un élargissement du rôle des « agences » de l’État
Recentrer les forces et l’action de l’État à l’échelon du bassin d’emploi et de vie ne signifie pas encourager des dérives communautaires. Un cadre juridique national reste indispensable, ne serait-ce que pour opérer les péréquations nécessaires entre bassins riches et bassins pauvres. L’État dispose pour cela, notamment, de nombreuses administrations ou agences : ANPE, AFPA, ANCE, ANVAR, ANACT, etc.

Des pouvoirs consultatifs
Différentes décisions relevant des pouvoirs publics devraient faire l’objet d’un avis obligatoire des instances de bassin d’emploi.

La gestion de l’alternance
Le recueil des offres et demandes de stages en alternance, dans le cadre ou non de l’éducation nationale, serait alors vraiment coordonné. Cette démarche pourrait aboutir à la création d’un statut de tuteur en entreprise, géré en liaison avec les entreprises et l’instance de bassin d’emploi.

La mise en place de centrales de services pour les PME et les créateurs d’entreprise
Des progrès ont été faits grâce aux guichets uniques et aux centres de gestion. Il est possible d’aller plus loin et de mutualiser les compétences locales, publiques et privées, pour : offrir des diagnostics et du pré-conseil technologique aux PME et créateurs ; favoriser les partages de réseaux d’exportation, de vente, etc., entre les entreprises. Un outil particulièrement performant devrait être favorisé : le groupement d’employeurs.

Les expérimentations et le droit au projet
Expérimenter, c’est obtenir de l’État la possibilité de déroger au droit commun, dans des conditions précises de délais et d’objectifs. Il s’agit, en fait, de créer une sorte de droit à l’expérimentation et au projet. Non seulement l’État doit s’ouvrir à ces nouvelles pratiques, mais il devrait les encourager.

Les mutations actuelles provoquent une discontinuité croissante dans les carrières professionnelles qui entraîne le chômage, la précarité, l’insécurité. Face à ces discontinuités croissantes, l’État doit s’efforcer de rechercher à construire des continuités. Continuités dans l’exercice pour tous d’une activité, d’un revenu et de la protection sociale. Celles-ci pourraient trouver leur expression dans un statut de l’actif, permettant la mobilité et la pluri-activité.

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