Catherine MATHIEU

Économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).

Henri STERDYNIAK

Economiste à l'OFCE

Partage

Zone euro : une gouvernance impossible ?

La zone euro souffre depuis sa création d'une organisation défectueuse et n'a pas réussi à relancer son économie après 2009. Les initiatives de la Commission ayant souvent été contre-productives, il est urgent d'instaurer une nouvelle gouvernance.

Depuis 1999, les pays de la zone euro partagent une monnaie commune. Le creusement des déséquilibres, la crise des dettes publiques des pays du Sud, la grande dépression ont mis en évidence tous les défauts de l'organisation de la zone. La monnaie unique souffre de péchés originels.

Il ne peut y avoir de monnaie unique entre des pays dont les situations diffèrent et qui gardent des politiques économiques autonomes. Il aurait fallu mettre en place des mécanismes précis de coordination, de contrôle et de solidarité. Ceux-ci ne peuvent consister en des règles rigides, sans fondement économique. Ils doivent être à la fois souples (tenir compte des situations nationales) et contraignants. Mais comment aboutir à un accord entre des pays dont les situations, les intérêts et les analyses diffèrent ?

La politique monétaire commune ne correspond pas à la situation de chaque pays. Un pays à forte croissance et inflation bénéficie d'un taux d'intérêt réel et d'un taux de change faible par rapport à son taux de croissance, ce qui augmente encore sa croissance c'est l'inverse pour un pays en stagnation.

Il ne peut y avoir de solidarité inconditionnelle entre des pays à politiques différentes. Ainsi les pays du Nord peuvent-ils refuser d'aider les pays du Sud en leur reprochant de n'avoir pas fait les réformes nécessaires et d'avoir laissé gonfler leurs déséquilibres. Or, cette solidarité est indispensable pour que la monnaie unique soit pleinement garantie.

Selon la Constitution européenne, la Banque centrale européenne (BCE) n'a pas le droit de financer les États, qui doivent se financer sur les marchés financiers sans recours assuré à une banque centrale prêteuse en dernier ressort. Leurs dettes ne sont plus sans risque. Les marchés financiers n'en avaient pas pris conscience jusqu'en 2009. De 2010 à 2013, ils ont imposé des taux insoutenables aux pays en difficulté. Les pays de la zone euro sont maintenant soumis à l'arbitrage des marchés financiers. La monnaie unique disparaît : une entreprise espagnole ne s'endette pas au même taux qu'une entreprise allemande.

Les institutions européennes sont dominées par une idéologie fédérale, libérale, technocratique. La croissance doit être obtenue par des réformes structurelles : baisse des dépenses publiques et des impôts, déréglementation des marchés des biens et du travail. Il ne faut pas soutenir la demande, ce qui permettrait aux États de retarder les réformes nécessaires. L'Europe doit priver les États démocratiques (soumis aux tentations démagogiques) de leurs pouvoirs pour concentrer ceux-ci dans des instances européennes (BCE, Commission).

L'impact des restrictions budgétaires

Après la crise financière, la zone euro fut incapable de mettre en place une stratégie cohérente de sortie de crise. Pire, les marchés financiers ont spéculé sur la sortie de la zone de plusieurs pays.

Les autorités européennes et les autres pays membres n'ont pas réagi avec la vigueur nécessaire. Ils ont refusé de garantir les dettes publiques, ne mettant en place qu'une solidarité limitée, soumise à une stricte conditionnalité. Sous la pression de la Commission et la menace des marchés financiers, les États membres durent s'engager dans des politiques restrictives, mettant en péril leur dynamisme économique et leur modèle social.

Pour la zone euro prise globalement, les mesures de restrictions budgétaires ont représenté 1,5 % du PIB en 2011, 1,9 % en 2012 et 2013, 0,7 % en 2014. Elles ont brisé la reprise qui s'esquissait en 2010. L'impact dépressif de ces politiques a été de l'ordre de 9 % sur le PIB de la zone, mais de 20 % pour l'Espagne et le Portugal, de 30 % pour la Grèce. Le PIB de la zone se situait encore en 2014 1,2 % en dessous du niveau de 2008 le taux de chômage est monté à 11,5 %. En raison de la baisse des PIB, les ratios dette publique/PIB ont continué à augmenter. Les déséquilibres intraeuropéens persistent : l'écart de compétitivité s'est un peu résorbé depuis la crise, mais il reste de l'ordre de 20 % entre l'Allemagne et l'Espagne.

Bien que le creusement des déficits publics ne soit que la conséquence de la crise, la Commission persiste à vouloir éradiquer la prétendue indiscipline des politiques budgétaires. Ainsi, le traité budgétaire, ratifié le 2 mars 2012, impose aux pays membres de converger vers un déficit structurel inférieur à 0,5 % du PIB. Mais ce chiffre n'a aucune justification économique. L'évaluation du solde structurel est problématique, particulièrement dans les périodes de forts chocs macroéconomiques. Ce sont les chiffres de la Commission qui devront être utilisés. Or, ceux-ci sont constamment révisés ils sont toujours proches de la production effective, puisque la Commission considère comme structurelles la baisse de la productivité et celle du stock de capital durant une récession : la sous-estimation du déficit conjoncturel oblige ainsi à faire des politiques d'austérité pro-cycliques.

Améliorer la coordination des politiques économiques ?

En 2011 a été instauré un premier « semestre européen », durant lequel les États membres présentent leurs projets de budget et de réformes structurelles à la Commission et au Conseil européens, qui donnent leur avis avant le vote des Parlements nationaux, au second semestre. Ce semestre augmente les pressions sur chaque pays en faveur de politiques d'austérité budgétaire et de réformes libérales. Il n'organise pas une vraie coordination des politiques économiques, c'est-à-dire une stratégie économique utilisant la politique monétaire, les politiques budgétaires, fiscales et salariales pour rapprocher les pays du plein emploi et réduire les déséquilibres intraeuropéens.

Les « six directives » permettent à la Commission de surveiller les déséquilibres macroéconomiques de chaque pays en suivant un tableau de bord des variables pertinentes (compétitivité, déficit extérieur, dettes publiques et privées, chômage). Une procédure de déséquilibres macroéconomiques excessifs (PDM) a été mise en place. Jusqu'à présent, la Commission n'a pas préconisé de stratégie coordonnée pour réduire les déséquilibres, de sorte qu'elle ne fait que signaler à chaque pays ses problèmes.

Le Mécanisme européen de stabilité, mis en place en octobre 2012, introduit une certaine solidarité financière entre les pays membres, mais celle-ci sera chèrement payée : un pays aidé devra respecter un plan d'ajustement drastique et donc accepter une longue période d'austérité. L'exemple grec montre que ce type de plan ne permet pas de sortir de la crise.

Le 6 septembre 2012, la BCE a annoncé un programme d'achats sur le marché secondaire de bons de court terme des pays en difficulté. En ne mettant pas de limite à ses interventions, elle a brisé les anticipations autoréalisatrices des marchés sur les risques de défaut, de sorte que les écarts de taux d'intérêt ont été fortement réduits sans qu'elle ait eu besoin d'intervenir. Mais la zone demeure sous la menace d'un retour de la défiance sur les marchés financiers. La BCE a baissé à 0 ses taux d'intérêt, mais les politiques budgétaires et salariales mises en place sous l'égide de la Commission ont maintenu la zone dans la dépression, de sorte que l'inflation sous-jacente est passée à 0,7 % fin 2014, niveau bien plus faible que l'objectif proclamé de la BCE : une inflation légèrement inférieure à 2 %. La déflation menace.

En novembre 2012, la Commission avait proposé des pas importants vers le fédéralisme : « Toutes les grandes mesures économiques et budgétaires prises par un État membre devront faire l'objet d'un processus approfondi de coordination, d'approbation et de surveillance à l'échelle de l'UE. » Faut-il renforcer les pouvoirs de l'Europe telle qu'elle fonctionne actuellement, tant qu'elle se polarise sur des normes absurdes de déficits publics, les réformes structurelles libérales, la baisse des dépenses publiques, tant qu'elle n'adopte pas une stratégie de croissance ?

Certains proposent une union politique où les décisions seraient prises démocratiquement par un gouvernement et un parlement de la zone euro. Peut-on imaginer un pouvoir fédéral capable de prendre en compte les spécificités nationales dans une Europe composée de pays hétérogènes ? Peut-on imaginer les décisions concernant, par exemple, le système de retraite français prises par un Parlement européen ? Selon nous, les politiques économiques doivent être coordonnées entre pays et non décidées par une autorité centrale.

Début 2015, un tournant ?

Début 2015, un certain tournant semble s'amorcer. Le plan Juncker prévoit une relance de l'investissement de 315 milliards d'euros sur trois ans. Mais ce montant ne représente que 0,6 % du PIB de l'Union. Serait créé un Fonds européen pour les investissements stratégiques (FEIS), qui disposerait de 21 milliards de capital, lesquels devraient permettre de financer 63 milliards de prêts, servant de garantie pour obtenir 252 milliards d'euros d'investissements privés soit un multiplicateur annoncé de 15. Comme le dit la Commission, le plan repose sur des « montages financiers innovants », ceux-là mêmes qui ont montré leur nocivité dans la crise financière. La plupart des projets financés s'inscriront dans le cadre de partenariats public-privé où les États et collectivités locales devront attirer des investisseurs privés en leur assurant des conditions financières avantageuses. Les projets seront sélectionnés par un comité Banque européenne d'investissment - Commission. Ainsi, le plan est une nouvelle occasion pour la Commission de renforcer ses pouvoirs. Rien ne garantit que les projets ainsi décidés au niveau européen correspondront bien aux besoins de la population, s'inscriront dans la transition écologique. On peut craindre que beaucoup de ces projets eussent été réalisés indépendamment du plan Juncker et que les projets nouveaux représentent beaucoup moins que 315 milliards.

Le 15 janvier, la Commission a publié une communication assouplissant un peu les règles du pacte de stabilité. Les pays pourront s'écarter de leur trajectoire de référence pour cofinancer des projets d'investissements avec les institutions européennes. Les pays pourront aussi s'écarter de leur trajectoire de référence, ou obtenir un délai pour passer sous la barre de 3 % de déficit public, s'ils mettent en oeuvre des réformes structurelles importantes. Selon le pacte, les pays dont le déficit structurel était supérieur à 0,5 % du PIB devaient faire un effort d'au moins 0,5 % du PIB chaque année l'effort requis dépendra désormais de la situation conjoncturelle : 0 si la croissance est négative ou l'écart de production inférieur à - 4 % 0,25 % pour un écart inférieur à - 1,5 % et une croissance inférieure à la croissance potentielle 0,5 % en temps normal 0,75 % si l'écart de production dépasse 1,5 % 1 % si, de plus, la croissance dépasse le potentiel. Ainsi la Commission reste-elle dans une problématique où elle prétend contrôler étroitement des pays a priori trop dépensiers, sans jamais organiser de politique de soutien l'impulsion budgétaire ne peut jamais être positive. Elle entend profiter des difficultés d'un pays pour lui imposer des réformes.

Une nouvelle organisation de la zone ?

Dans le système qui a fonctionné dans les pays développés jusqu'en 1999, la Banque centrale est le prêteur en dernier ressort de l'État et des banques. L'État peut émettre sans limites, une dette publique qui, considérée comme sans risque, bénéficie du taux d'intérêt le plus bas possible. La création de la zone euro a abouti à une situation difficilement gérable. D'un côté, la perte du contrôle du taux d'intérêt et du taux de change rend plus nécessaire une politique budgétaire nationale active. Les pays de la zone euro doivent pouvoir avoir un déficit public conforme à leur besoin de stabilisation. De l'autre, les déséquilibres d'un pays ont des effets sur ses partenaires : il faut éviter les déficits (et excédents) excessifs mais comment les définir ? Enfin, l'instabilité des marchés financiers nécessite que les dettes publiques redeviennent des actifs sans risque.

Il est donc indispensable de mettre en place un processus de coordination passant par une négociation entre pays. Ce processus doit avoir pour objectif le plein emploi et la résorption des déséquilibres. Les pays doivent présenter une stratégie de politique économique permettant de respecter un objectif commun d'inflation, de respecter un objectif d'évolution salariale. Les pays doivent présenter et négocier leurs objectifs de balance courante les pays ayant des objectifs de forts excédents doivent accepter de les réduire ou de financer des projets productifs dans les pays déficitaires. Cette coordination doit ainsi aboutir à un accord sur une stratégie coordonnée, mais différenciée. Le traité doit maintenir un dispositif prévoyant le cas où la négociation n'aboutit pas dans ce cas, la nouvelle dette des pays hors accord ne serait plus garantie, mais ce cas ne doit jamais survenir.

La BCE doit garantir les dettes publiques des pays membres et maintenir durablement les taux d'intérêt au-dessous du taux de croissance pour réduire le poids de l'endettement public. Elle doit inciter les banques à se détourner des activités spéculatives pour financer les activités productives (en particulier la réindustrialisation et la transition écologique).

La zone euro a besoin de retrouver une grande partie des dix points d'activité perdus du fait de la crise. Cela rendrait soutenables les finances publiques des pays de la zone. Y renoncer signifie accepter la persistance du chômage de masse en Europe. Une nouvelle stratégie de croissance doit s'appuyer sur la distribution de salaires et de revenus sociaux, comme sur une politique industrielle organisant et finançant le tournant vers une économie durable. La survie de la zone euro suppose que le projet européen redevienne populaire, donc porteur de croissance, de progrès sociaux et de solidarité. Ce n'est qu'à cette condition que des progrès institutionnels pourraient être réalisés.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2015-3/zone-euro-une-gouvernance-impossible.html?item_id=3462
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