Jean-Paul BLED

Professeur émérite à l'université Paris-IV-Sorbonne.

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Le Saint Empire, précurseur de l'Union européenne ?

L'étude du Saint Empire à travers ses huit siècles d'existence montre combien sa comparaison fréquente avec l'Union européenne est hasardeuse, voire fallacieuse.

Comparer le Saint Empire à l'Union européenne, cela ne s'appelle-t-il pas enfourcher un mythe ? Et d'ailleurs, de quel Saint Empire parle-t-on ? Au cours de sa longue existence de plus de huit siècles — fondé en 962 par Otton Ier, il disparaît en 1806 — il ne reste pas figé dans une organisation immuable, mais connaît plusieurs transformations. Il n'est pas jusqu'à son nom qui ne change au cours des siècles. Connu d'abord sous l'appellation de Saint Empire (Sacrum Imperium), il devient à la fin du XIIe siècle le Saint Empire romain (Sacrum Imperium romanum). C'est seulement au XVe siècle que le complément « germanique » lui est ajouté et qu'il est désormais appelé le Saint Empire romain germanique (Sacrum Imperium romanum nationis germanicae ou Heiliges Römisches Reich deutscher Nation). Tout sauf anecdotiques, ces changements renvoient chacun à un moment de son histoire.

Ces préalables posés, rapprocher le Saint Empire de l'Union européenne supposerait que le premier ait été un précurseur de la seconde, dans la continuité de son histoire ou même seulement sur une séquence de ce temps long. En d'autres termes, le Saint Empire s'est-il jamais voulu un ensemble supranational ? A-t-il jamais été porté par une logique fédérale ?

À l'égal de son nom, le territoire du Saint Empire varie au long des siècles. À sa fondation, l'empire ottonien est centré sur la Francia orientalis, ce qui revient à dire qu'il couvre une grande partie de l'actuelle Allemagne. Mais, s'il comprend essentiellement le royaume de Germanie réparti en six duchés : Saxe, Bavière, Franconie, Souabe, Lorraine et Bohême, il se prolonge en Italie, sans jamais englober pour autant le sud de la Péninsule. Un prolongement néanmoins capital. Le futur empereur ne pouvant prendre officiellement ce titre avant d'avoir été sacré par le pape, comme Charlemagne (800-814) et Otton Ier (962-973) l'ont été, cette obligation lui impose de s'assurer la liberté du chemin jusqu'à Rome et d'avoir en conséquence une politique italienne. À cet ensemble vient s'ajouter en 1038 le royaume de Bourgogne, par quoi il faut comprendre les pays compris entre la Saône et le Rhône à l'ouest, les sommets alpins et les confins germaniques en Bavière et en Souabe à l'est, et le Jura, la plaine suisse, les régions alpines de France et, au sud, la Provence. Le Rhône et la Saône marquent, à l'ouest, une frontière qui ne sera jamais franchie.

En d'autres termes, le royaume de France reste extérieur à l'Empire, même au temps où celui-ci connaît sa plus grande extension. Sans doute l'empereur se prétend-il investi du dominium mundi, en clair, à défaut d'une domination universelle, d'un droit de suzeraineté sur les princes de la Chrétienté occidentale. Mais il y a loin de la théorie à la pratique. Les royaumes d'Angleterre et de France se développent déjà en toute indépendance.

Au moment de sa plus grande extension, l'étendue du Saint Empire n'approche pas - et de loin - celle de l'actuelle Union européenne. Elle est même inférieure à celle de l'Europe des Six, berceau de l'Union européenne. Si l'on tient à tout prix à trouver un modèle dans l'Europe médiévale, il faut plutôt le chercher dans l'empire de Charlemagne. Si ses limites n'épousent pas exactement celles de l'Europe des Six, on n'en est pas loin puisque l'ancienne Gaule, l'ancêtre de la France, en est une pièce maîtresse. Les apôtres de l'Europe unie ne s'y sont d'ailleurs pas trompés. N'ont-ils pas choisi la figure de Charlemagne pour le prix qui récompense une personnalité connue pour ses services éminents à la cause européenne ? À l'inverse, il ne leur est jamais venu à l'esprit d'honorer le souvenir d'un seul des empereurs du Saint Empire.

Quel projet européen ?

Ce constat dressé, une double question se pose.

Le Saint Empire, à l'intérieur de ces frontières, est-il porteur d'un projet européen ? Faut-il en outre lui prêter une ambition supranationale ? À la suite de l'Empire carolingien, il prétend s'inscrire dans la continuité de l'Empire romain, comme le démontre l'ajout de l'adjectif « romain » dans son titre officiel. Il s'affirme dépositaire de l'héritage de l'Empire romain d'Occident, comme son homologue byzantin se veut l'héritier de l'Empire romain d'Orient. Cette référence l'ouvre à l'idée d'universalisme, encore renforcée par l'ancrage chrétien. Tournée vers le passé, elle ne suffit pas néanmoins pour conclure à un concept européen abouti. Faut-il pour autant parler d'un dessein supranational ? À vrai dire, cette question aurait un sens si l'idée nationale avait déjà une existence, si elle était ressentie comme un ciment des sociétés et constituait un des ressorts de l'action des responsables politiques. Or, elle reste alors encore dans les limbes. Même là où quelques signes annonciateurs peuvent apparaître, comme en France et en Angleterre, l'ordre médiéval est pré-national.

Au total, une question anachronique ! Mais, à supposer qu'elle ne l'ait pas été, elle perdrait tout son sens à mesure du rétrécissement du Saint Empire à l'espace germanique. Jusqu'au milieu du XIIIe siècle, la plupart des empereurs mènent une politique italienne active qui, depuis le règne d'Henri IV (1056-1106), les fait entrer en conflit avec la papauté.

À la célèbre querelle des Investitures s'ajoute la lutte pour la suprématie sur la Péninsule. Cet affrontement connaît des fortunes diverses jusqu'à Frédéric II (1220-1250), qui tente d'opérer un changement de perspective radical. À partir de la Sicile, celui-ci prétend transférer en Italie le centre du pouvoir impérial. Une entreprise qui s'effondre avec la mort du souverain et le long interrègne qui dure jusqu'en 1273. La disparition de Frédéric II signifie la fin du rêve italien et, avec elle, le repliement sur l'horizon germanique. Ce repliement est consacré par la Bulle d'or de 1356, par laquelle l'empereur Charles IV (1355-1378), de la dynastie des Luxembourg, donne à l'Empire sa première constitution, en fixant la composition du collège des électeurs au nombre de sept, appelés à choisir l'empereur. Or, les princes électeurs désignés par Charles IV sont tous des princes allemands (les archevêques de Mayence, Cologne et Trèves, le roi de Bohême, le duc de Saxe, le margrave de Brandebourg et le comte palatin du Rhin). Ce groupe s'agrandira au XVIIIe siècle avec deux nouveaux membres, le duc de Bavière et le duc de Hanovre, l'un et l'autre des princes allemands. Le Saint Empire n'est désormais plus qu'un empire germanique, plus que jamais très loin d'une construction supranationale.

Quelle organisation ?

Reste à se demander si l'organisation et le fonctionnement du Saint Empire permettraient de faire le lien avec la future Union européenne. Le Saint Empire est une monarchie élective. Le mode de désignation du président de la Commission et du président du Conseil peut suggérer une ressemblance, les chefs d'État et de gouvernement prenant ici la succession des princes électeurs. La comparaison ne peut guère être poussée plus loin. Même si le Saint Empire ne fonctionne pas selon le principe d'hérédité, les empereurs s'efforcent de l'introduire dans les faits. À cette fin, ils s'emploient à faire élire de leur vivant leur héritier roi des Romains, celui-ci devenant le nouvel empereur à la mort de son père. L'efficacité de ce procédé n'est cependant pas totale puisque trois dynasties se succèdent entre 962 et 1250 : les Ottoniens, les Saliens et les Hohenstaufen. Après le Grand Interrègne, plusieurs familles se succèdent de nouveau à la tête de l'Empire jusqu'à l'arrivée des Habsbourg, qui vont occuper la dignité impériale pendant trois siècles et demi.

L'empereur ne peut s'appuyer sur une administration centrale forte. On est loin des milliers de fonctionnaires en poste à Bruxelles ! Ce qui ne saurait surprendre. Faut-il rappeler qu'aucun prince de l'Europe médiévale n'a à sa disposition un appareil de taille à rivaliser avec les États modernes ? Il s'agit toujours de structures légères. Mais, si nous comparons ce qui est comparable, l'empereur fait piètre figure par rapport aux rois de France et d'Angleterre, qui commencent à mettre en place un embryon de pouvoir central autour de conseillers et d'agents qui relaient leur autorité. Le système institutionnel du Saint Empire comprend aussi une Diète d'empire, le Reichstag. Mais, celui-ci ne se réunissant qu'épisodiquement, son rôle reste effacé, un stade depuis longtemps dépassé par le Parlement européen.

Cette faiblesse de l'édifice impérial peut expliquer que le souverain se heurte régulièrement à des résistances à l'intérieur même de l'Empire. Ces oppositions sont souvent encouragées de l'extérieur. Pensons au pape Grégoire VII qui, dans sa lutte contre Henri IV, s'emploie à l'affaiblir, en suscitant un parti hostile au sein de l'Empire. Pour contrer ces entreprises visant à déstabiliser leur pouvoir, les empereurs s'efforcent de tisser des réseaux d'alliance en plaçant des parents à la tête des duchés. De même cherchent-ils à s'appuyer aussi sur les évêques, en leur déléguant une partie de l'autorité publique. Mais ces armes se révèlent à double tranchant. Alors que la fidélité de ces vassaux n'est jamais assurée, ce système favorise un phénomène de fragmentation du pouvoir au sein du Saint Empire qui va aller en s'amplifiant avec le temps. C'est là une évolution à rebours de celle que connaissent parallèlement les royaumes de France et d'Angleterre. Ici les monarques étendent leur pouvoir depuis le centre et, bâtissant peu à peu l'unité du royaume, jettent les bases de ce qui deviendra plus tard l'État-nation. L'ancienneté de ce mouvement, l'enracinement de ce processus dans l'histoire de ces deux pays y ont marqué durablement les mentalités. Ils ne sont pas étrangers aux résistances que la marche à l'intégration européenne y a rencontrées et y rencontre encore.

Pas de politique extérieure commune

Agissant à la manière d'un lent poison, ces maux vont miner le corps du Saint Empire. Certes, de grands empereurs, Frédéric Barberousse (1155-1190), devenu une figure mythique, puis Frédéric II, parviennent à lui conserver sa puissance et son rayonnement, non sans toutefois qu'il leur faille combattre à l'intérieur des rebellions contre leur autorité. Avec la disparition des Hohenstaufen, le Saint Empire entre dans la voie du déclin. Non que les Habsbourg, dépositaires de la dignité impériale depuis 1438, ne s'emploient à lui rendre son éclat. Cette entreprise est servie par de fortes personnalités, d'abord Maximilien Ier (1493-1519), puis Charles Quint (1519-1558). Il leur est pourtant impossible de renverser la tendance de fond. La Bulle d'or ne s'était pas bornée à fixer le mode d'élection de l'empereur, elle avait aussi déclaré que les principautés étaient indivisibles et pourvues de droits régaliens. Capitale, cette disposition ouvrait la voie à la transformation de l'Empire en un conglomérat de principautés. Le titre impérial conserve sans doute un prestige unique qui lui vient tant de l'Histoire que de son aura religieuse. Cette raison permet de comprendre que François Ier puis Louis XIV aient songé à le disputer aux Habsbourg. Pour autant, l'empereur tient désormais essentiellement sa puissance de son domaine patrimonial. Mais si grand qu'il soit, il ne met pas les Habsbourg à l'abri d'oppositions ni ne leur épargne même des guerres sur le front intérieur. La Réforme puis la Contre-Réforme partagent bientôt l'Allemagne en deux camps confessionnels antagonistes. Si l'Union européenne peine à bâtir une politique étrangère commune, ici il n'en est pas question. Les princes protestants reçoivent le soutien du roi de France, trop heureux de l'occasion qui lui est donnée de porter un coup aux Habsbourg. La guerre de Trente Ans reproduit ce schéma. La France de Richelieu et de Mazarin se retrouve aux côtés de ses alliés protestants. Mais d'autres armées étrangères sont présentes sur le terrain. Alors que les Espagnols soutiennent les Impériaux, les Suédois viennent au secours des protestants.

Épilogue de la guerre, le traité de Westphalie achève de consacrer l'abaissement du pouvoir impérial. Nous le connaissons généralement pour ce qu'il marque la victoire du royaume (en l'occurrence le royaume de France) sur l'Empire et qu'il cède la plus grande partie de l'Alsace à la France. Mais il est une autre clause essentielle pour notre propos. Elle pose en effet le principe de la souveraineté des princes électeurs de l'Empire. Les derniers conflits avaient montré que cette souveraineté existait déjà dans les faits. Mais la voilà inscrite dans le marbre d'un traité diplomatique placé sous la double garantie de la France et de la Suède. Cette clause est certes assortie de la réserve que les princes ne peuvent s'associer à une politique extérieure. Cette réserve relève toutefois du voeu pieux. Léopold Ier (1740-1705) puis Joseph Ier (1705-1711) s'efforcent bien de la faire jouer à leur avantage dans la lutte qui les oppose à la France de Louis XIV. À vrai dire sans succès puisque le clan Wittelsbach, comprenant le duc de Bavière, l'archevêque de Cologne et l'électeur palatin, reste solidaire de la France. Plus que jamais, on est donc à mille lieues d'une politique extérieure commune.

S'il en fallait d'autres preuves, le XVIIIe siècle le vérifie amplement. Dans son long conflit avec Marie-Thérèse (1740-1780), le roi de Prusse Frédéric II (1740-1786) s'allie d'abord à la France pendant la guerre de Succession d'Autriche. Conséquence d'un spectaculaire renversement d'alliances, il se tourne ensuite pour la guerre de Sept Ans vers l'Angleterre, dont le roi est aussi le duc de Hanovre. Au soir de son règne, le vieux roi monte encore, en se référant au traité de Westphalie, une ligue des princes contre le projet de Joseph II (1765-1790) d'annexer la Bavière aux possessions héréditaires des Habsbourg, dans lequel il dénonce une manifestation de « despotisme impérial ». Les princes allemands se découvrent certes peu après une ligne d'action commune contre la France révolutionnaire. Celle-ci ne dure pourtant pas. La Prusse s'en désolidarise après avoir signé en 1795 le traité de Bâle avec le Directoire.

Une lourde machine

Dans les derniers temps de son histoire, le Saint Empire ressemble à un grand corps malade. Est-ce suffisant pour le comparer à l'Union européenne ? Samuel Pufendorf, le grand juriste allemand de l'époque, va jusqu'à évoquer le spectre d'un « monstre ». Avec ses quelque 350 entités, allant de royaumes à des villes libres ou à de petites, voire minuscules principautés, il prend de plus en plus les traits d'une machine lourde, complexe et, pour tout dire, inefficace. Le Reichstag y a toujours aussi peu d'influence. En fait, les intérêts et les rapports de force prévalent. Si le facteur religieux n'intervient plus avec la même force, l'Allemagne est plus divisée que jamais. À partir de 1740, son histoire est dominée par la lutte que l'Autriche et la Prusse s'y livrent, un affrontement qui va largement commander son destin jusqu'au dénouement de la bataille de Sadowa en 1866.

L'individualisation progressive des possessions héréditaires des Habsbourg doit se lire comme un autre signe de ce processus de mutation en voie d'aboutissement. Dès 1684, Philipp von Hörnigk avait estimé pouvoir écrire : « Par Autriche, j'entends tous les pays et royaumes héréditaires de l'Autriche, qu'ils fassent ou non partie de l'Empire romain. »

Au début du XVIIIe siècle, nombre de ces possessions sont extérieures au Saint Empire : Hongrie, Transylvanie, Banat, Milanais, Pays-Bas, auxquelles la Galicie s'adjoindra plus tard. La séparation des institutions impériales et autrichiennes illustre cette évolution. Dans un premier temps, la chancellerie d'Autriche est séparée de la chancellerie d'Empire, puis la conduite de la politique extérieure de la monarchie, jusqu'alors entre les mains du chancelier d'Empire, est transférée à la chancellerie d'Autriche, qui devient en 1719 la chancellerie d'État (Staatskanzlei). L'idée et la réalité d'un État autrichien indépendant de l'Empire ont donc prévalu.

Une mort sans gloire

Au tournant du siècle, le Saint Empire n'est plus qu'une fiction. Il suffirait d'une poussée pour qu'il s'effondre comme un château de cartes. Ce coup lui est donné par Napoléon, qui le considère incompatible avec sa politique allemande. Après Austerlitz, il passe à l'offensive en créant la Confédération du Rhin, dont les États membres, en gros l'Allemagne de l'Ouest et du Sud, décident de s'exclure de l'Empire, ainsi réduit comme peau de chagrin. François II, le dernier empereur, en prend acte. Le 6 août 1806, il proclame la dissolution du Saint Empire, dont la disparition passe presque inaperçue. Il avait néanmoins devancé l'événement. Dès août 1804, il avait annoncé la création de l'empire d'Autriche, qui regrouperait les possessions héréditaires des Habsbourg. L'évolution décrite par Hörnigk est donc arrivée à son terme.

Personne n'imaginera évidemment que l'Union européenne puisse connaître pareille mort sans gloire. On l'aura compris au terme de cette étude : les liens entre le Saint Empire et l'Union européenne sont plutôt ténus. L'idée a pu en venir au début de la construction européenne lorsque celle-ci était portée par trois fortes personnalités, l'Allemand Konrad Adenauer, l'Italien Alcide De Gasperi et le Français Robert Schuman, dont l'engagement politique était enraciné dans leur foi catholique. Certains s'étaient empressés de faire le rapprochement avec le Saint Empire, qui revendiquait sa référence chrétienne, et avaient même parlé d'une « Europe du Vatican ». Mais il s'agissait d'un argument de propagande dont il ne reste rien aujourd'hui.

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