Géographie sociale : prendre conscience des fractures françaises
L'émergence d'une France populaire à l'écart des grandes métropoles génère de nouvelles problématiques sociales : éloignement du marché de l'emploi ou de l'éducation, faiblesse de l'offre de logements sociaux pour les jeunes ménages, notamment. Elle pose la question plus globale du maillage des services publics.
La géographie sociale ne repose pas sur un paysage figé, elle se transforme au gré des mutations économiques et des évolutions sociodémographiques. La révolution industrielle et le développement de la classe ouvrière avaient ainsi forgé les oppositions entre territoires industriels et ruraux, entre communes ouvrières et communes bourgeoises. Ce paysage a été bousculé pendant la période des Trente Glorieuses par l'émergence d'une classe moyenne majoritaire dans la société française (une « moyennisation » en quelque sorte) et par l'étalement urbain. Un nouveau paysage social émerge alors : celui d'une France pavillonnaire liée au développement de cette classe moyenne.
Paradoxalement, le déclassement d'une partie de la classe moyenne et la précarisation des catégories populaires ne contribuent pas aujourd'hui à l'émergence d'un nouveau paysage social, tout au moins dans les médias. En effet, il est frappant de constater que les représentations sociales des territoires sont moins le fruit d'une analyse objective que celui d'une perception médiatique des nouvelles ségrégations. De manière caricaturale, on décrit une réalité territoriale qui opposerait les exclus au reste de la société française, les cités à la France pavillonnaire. Villiers-le-Bel contre Neuilly-sur-Seine. Le problème est que cette vision d'une France divisée entre des quartiers précarisés, jeunes et ethnicisés et une France de classes moyennes est fausse, et, pire, elle omet de prendre en compte les véritables fractures françaises.
Des représentations erronées
Les représentations sociales et territoriales étant toujours des préalables à l'action publique, il convient de s'interroger sur la thématique du « ghetto face à la société française ». La sémantique utilisée pour décrire les quartiers difficiles tend à suggérer un univers quasi concentrationnaire dans lequel les habitants seraient « assignés à résidence ». Or, la réalité des chiffres nous montre une réalité différente, où les mobilités sont au contraire très importantes. Dans son rapport de 2005, l'Observatoire national des zones urbaines sensibles (ZUS) révélait que le taux de mobilité en ZUS était de 61 %. Ces territoires apparaissent ainsi comme les plus mobiles de France. En fait, la permanence d'indicateurs sociaux dégradés s'explique d'abord par l'importance des dynamiques internes et externes à des territoires qui sont devenus des sas entre le Nord et le Sud. Dans les métropoles, ces quartiers accueillent une part essentielle des flux migratoires et enregistrent constamment, dans le même temps, le départ des ménages les mieux insérés ou les plus diplômés.
De la même manière, la question des banlieues est souvent confondue avec la question sociale, comme si tous les maux de la société française se concentraient dans un petit millier de quartiers. Si les taux de pauvreté et de chômage sont effectivement très importants en banlieue, il ne faut pas perdre de vue que 85 % des ménages pauvres ne vivent pas dans un quartier sensible. Cela n'est d'ailleurs pas illogique, puisque seulement un tiers des ménages pauvres sont logés dans le parc social. De la même manière, l'immense majorité des chômeurs et des travailleurs pauvres ne se concentre pas en banlieue, mais dans les territoires périurbains et ruraux. Cette myopie sociale est la conséquence de la disparition du champ de vision des politiques de ce qui fait pourtant l'essentiel de la sociologie : les catégories « ouvriers » et « employés ». Ces catégories, qui pèsent pour près de 55 % de la population active, représentent aussi l'immense majorité des populations au chômage, mais aussi des retraités. Actifs, chômeurs ou retraités, ces catégories disposent de revenus d'environ 1 300 euros mensuels, si on prend en compte les travailleurs à temps partiel, et, pour les retraités, d'une pension médiane de 1 000 euros. C'est dans cette France populaire que l'on retrouve aussi les ménages et travailleurs pauvres. Par ailleurs, il est important de souligner que si la part des ouvriers a diminué, elle a été compensée par l'augmentation de celle des employés. Cela explique que le poids de l'ensemble « ouvriers-employés » est à peu près le même aujourd'hui que dans les années soixante. La stabilité de ce groupe social est un élément essentiel de la compréhension de la nouvelle géographie sociale. Ainsi, quand la part des employés et des ouvriers diminue dans les grandes métropoles, ce n'est pas la conséquence de leur disparition sociologique mais bien d'un processus d'éviction des espaces métropolitains.
Des métropoles inégalitaires
L'étalement urbain des grandes villes a été si intense qu'aujourd'hui la plupart des zones urbaines sensibles sont situées non plus en périphérie, mais dans l'hypercentre des principales aires urbaines. Le département de la Seine-Saint-Denis, par exemple, est au cœur de l'aire urbaine parisienne. Cette « centralisation » de quartiers hier périphériques explique une nouvelle attractivité, qui s'illustre notamment par l'installation de nouveaux sièges sociaux et d'entreprises de pointe. C'est aussi cette nouvelle attractivité qui a facilité la mise en œuvre des grandes opérations de restructuration urbaine. Au regard du PIB, le département de la Seine-Saint-Denis fait désormais partie des quinze départements les plus riches de France. Pourtant, ce boom économique ne bénéficie pas ou peu à des habitants qui ne peuvent que difficilement intégrer un marché de l'emploi très qualifié. Nous sommes ici au cœur de la crise des banlieues : loin de sortir les quartiers de la crise, le développement économique des métropoles renforce parfois le processus de relégation. C'est le paradoxe du développement métropolitain : il génère mécaniquement de nouvelles inégalités.
Car le processus de métropolisation se réalise à partir d'une spécialisation économique vers des « activités à fort potentiel de développement économique et à contenu décisionnel élevé », occupées principalement par des cadres. Toulouse et Grenoble se distinguent par exemple par une présence élevée d'emplois relevant des fonctions conception et recherche. Lyon, Lille, Bordeaux et Nantes par des emplois de la fonction interentreprises. À Paris, les emplois de la fonction culture et loisirs sont sur-représentés.
Ce développement d'un marché de l'emploi très qualifié, et souvent intégré à l'économie-monde, attire mécaniquement les cadres et professions intellectuelles supérieures, qui investissent fortement l'ensemble du parc de logements de ces grandes villes, y compris dans les anciens quartiers populaires. Ce processus de « gentrification » est à l'origine d'une très forte augmentation des prix de l'immobilier. Cette appropriation d'un parc de logements privés destiné hier aux catégories « ouvriers » et « employés » est perceptible dans tous les anciens quartiers populaires, mais aussi dans la première couronne des grandes villes. Ces logiques entraînent une raréfaction de l'offre de logements destinés aux catégories modestes et moyennes, contraintes d'habiter dans des espaces toujours plus éloignés.
Alors que les discours incantatoires sur le manque de logements sociaux n'ont jamais été aussi présents, rares sont les politiques qui s'émeuvent aujourd'hui de la disparition du parc privé, social de fait, dans l'ensemble des grandes villes. Ce silence est d'autant plus assourdissant que c'est ce parc privé, et non le parc social, qui a toujours répondu majoritairement aux besoins des couches populaires. L'ampleur de cette perte ne sera jamais compensée par la construction sociale. Les catégories populaires encore présentes dans les grandes métropoles sont désormais essentiellement locataires dans le parc social. Plus généralement, on observe que si la part des propriétaires occupants n'a cessé d'augmenter dans les grandes zones urbaines, celle des propriétaires occupants aux revenus modestes baisse. Ce basculement du statut d'occupation est un indicateur culturel de la place désormais accordée aux catégories populaires. Désormais, la présence de couches populaires mais aussi moyennes dans les grandes métropoles ne sera plus assurée que par le parc social. Contrairement à ce qui a prévalu jusqu'aux années soixante-dix, les catégories populaires devront désormais vivre à l'écart des lieux où se concentre l'essentiel du pouvoir économique, politique et culturel
Une France périphérique
Aujourd'hui, les catégories les plus modestes ne vivent plus « de l'autre côté du périphérique », mais « de l'autre côté de la banlieue », essentiellement sur des territoires périurbains, ruraux et industriels. Souvent présentée comme dépeuplée et vieillissante, cette « France périphérique », située à l'écart du développement métropolitain, rassemble en fait l'essentiel de la population. On oublie souvent que seulement un Français sur quatre vit dans une ville-centre - et seulement un sur trois dans les trente premières agglomérations françaises.
C'est sur ces territoires qu'on enregistre depuis 1990 des taux de croissance démographique en moyenne trois fois plus élevés que ceux des centres urbains. Si les chiffres les plus récents montrent un ralentissement relatif de l'accroissement des couronnes périurbaines de Paris, Lyon, Marseille et Lille, celui-ci est compensé par la croissance démographique des espaces ruraux. La France périphérique continue à attirer, notamment dans les départements ruraux.
Notons à ce propos que, si la part des plus de 60 ans est effectivement importante sur ces territoires, on observe aussi une augmentation du nombre de jeunes dans l'ensemble des espaces périurbains ou dans le rural proche. La jeunesse rurale et périurbaine, qui est une jeunesse essentiellement issue de milieux populaires, représente aujourd'hui près d'un tiers de la jeunesse. Pour mémoire, 9 % de la jeunesse vit dans les quartiers sensibles.
L'installation croissante, depuis plusieurs décennies, de ménages modestes sur ces territoires explique l'émergence d'une nouvelle question sociale, car la France périphérique est aussi celle des plans sociaux. Si ces territoires bénéficient aussi d'amortisseurs sociaux (importance des retraites et de l'emploi public), ils sont aussi les premiers touchés par le ralentissement économique.
L'augmentation et la pérennisation de la pauvreté dans les espaces ruraux confirment cette fragilité sociale. On a longtemps négligé la question de la pauvreté rurale en considérant qu'elle était la conséquence du grand nombre de retraités précaires, notamment des anciens agriculteurs. La pauvreté concerne en réalité des ménages ouvriers et employés, des chômeurs, des ménages avec enfants, et souvent des populations jeunes. Les jeunes adultes sont en effet plus nombreux dans la population pauvre rurale que dans la population pauvre urbaine. En milieu rural, ils constituent 45,1 % de la population pauvre, contre 33,8 % dans l'ensemble de la population. Cette pauvreté a été renforcée par l'arrivée de néoruraux qui se sont installés à la campagne tout au long des années 1990 et 2000, essentiellement pour des raisons de coût du logement. On estime ainsi que, depuis la fin des années 1990, plus de 80 % des ménages arrivant dans les campagnes ont des revenus modestes, c'est-à-dire sont éligibles au parc social, et surtout que près de la moitié d'entre eux sont précaires ou pauvres (éligibles au parc très social de type prêt locatif aidé d'intégration (PLAI) en raison de revenus inférieurs à 60 % des plafonds HLM).
On le voit, l'émergence d'une France populaire à l'écart des grandes métropoles génère de nouvelles problématiques sociales, comme celles de l'éloignement du marché de l'emploi ou de l'offre scolaire, de la faiblesse de l'offre de logements sociaux pour les jeunes ménages. Elle pose la question plus globale du maillage des services publics. La réponse des pouvoirs publics à l'insécurité sociale qui se diffuse dans cette France périphérique passe par le traitement de ces sujets. L'enjeu est d'autant plus important que la nouvelle géographie sociale des territoires n'est pas seulement le fruit de dynamiques sociales et foncières. Elle est aussi la conséquence du développement d'un ostracisme au sein même des milieux populaires. Ne pas répondre rapidement à ces demandes sociales serait prendre le risque d'accentuer une crise qui est aussi identitaire.
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