Ulrich PAETZOLD

est directeur général de la Fédération de l'industrie européenne de la construction* et Rechtsanwalt (avocat allemand).
* www.fiec.eu.

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Marchés publics : lutter contre la concurrence déloyale

L'attribution d'un marché autoroutier en Pologne à un prix anormalement bas à une entreprise chinoise contrôlée par une société d'État met en lumière certaines failles de la réglementation européenne. Qu'il serait utile de combler...

La lutte contre la concurrence déloyale est un des piliers de « l'économie sociale de marché hautement compétitive » que l'article 3 du traité sur l'Union européenne (UE) définit comme une des bases du marché intérieur. Tant au niveau européen qu'au niveau national, la politique de concurrence doit garantir aussi bien aux entrepreneurs qu'aux consommateurs que cette concurrence est loyale, c'est-à-dire que les différents acteurs ont un level playing field (« sont sur un pied d'égalité ») et qu'aucun ne bénéficie de traitement de faveur.

Seule une telle concurrence, dans un cadre correct, permet, d'un côté, aux entrepreneurs de gagner des parts de marché en offrant la meilleure qualité au meilleur prix et, de l'autre, aux acheteurs de pouvoir bénéficier d'un choix réel pour décider quel niveau de qualité ils veulent acheter et à quel prix.

Un cadre juridique européen lourd

Cette concurrence loyale peut être mise en danger par plusieurs phénomènes, par exemple l'abus d'une position dominante, la fusion d'entreprises permettant le contrôle du marché, l'entente d'entreprises sur les prix ou la répartition du marché, ou encore par des aides de l'État. C'est pourquoi il existe tout un ensemble de règles concrétisant la politique européenne de concurrence et donnant à la Commission européenne ainsi qu'aux autorités de concurrence des États membres des droits et obligations de surveillance, d'investigation et même de sanction.

Les directives européennes sur les marchés publics sont fondées sur la même philosophie d'ouverture des marchés à la concurrence, notamment aux entrepreneurs de tout pays de l'Union européenne. Entre 1971 et 1992, la première génération des directives « travaux », « fournitures », « services » et « secteurs » 1 a été adoptée. Après une adaptation en 1993 2, la deuxième génération de ces directives a suivi en 1997-1998, avec une directive « classique », c'est-à-dire la fusion des directives « travaux », « fournitures » et « services », et une directive « secteurs » 3. La troisième génération de ces directives, adoptée en 2004 4, est actuellement en vigueur et les travaux préparatoires pour leur révision ont commencé, avec la consultation sur le Livre vert qui s'est terminée le 18 avril dernier.

Toutes ces directives et leurs modifications ont pour objectif de faire « respecter les principes du Traité, notamment les principes de la libre circulation des marchandises, de la liberté d'établissement et de la libre prestation de services, ainsi que les principes qui en découlent comme l'égalité de traitement, la non-discrimination, la reconnaissance mutuelle, la proportionnalité et la transparence 5 ».

Avec un tel cadre institutionnel et juridique, tout laisse à penser qu'il ne peut y avoir de cas grave échappant à ces règles. Cependant, certains développements montrent clairement que cette conclusion est une illusion et que ce cadre juridique semble permettre des pratiques que l'observateur neutre (que je ne suis pas) ne peut que qualifier de « difficilement acceptables ».

Ainsi, nous avons vu en 2009 l'attribution de deux lots parmi cinq de l'autoroute A2 entre Varsovie et Lodz, en Pologne, à l'entreprise chinoise Covec. La particularité de Covec est qu'il s'agit d'une entreprise contrôlée par une autre entreprise qui elle-même se trouve sur la liste des sociétés qui sont la propriété de l'État central, contrôlées et gérées par l'intermédiaire de la Sasac 6, commission qui dépend directement du Conseil d'État de la République populaire de Chine.

Conformément à la ligne de conduite stratégique de la Chine en matière de politique commerciale, Covec a soumis des prix qui étaient considérablement moins élevés (plus de 30 % moins cher dans ce cas) que ceux de la deuxième offre. Cette différence était d'autant plus étonnante que le prix annoncé était inférieur de 70 % à l'estimation du budget nécessaire par le maître d'ouvrage !

Un risque de développement de pratiques déloyales

Comme il s'agit actuellement du seul cas de cette nature dans l'Union européenne, nous avons à maintes reprises entendu l'argument que ce cas n'avait aucune importance, vu le volume de construction d'autoroutes en Pologne ou dans l'Union européenne. Mais une telle conclusion ne serait correcte que si ce cas restait isolé. Or, selon des responsables de Covec cités dans la presse, leur intention est de se servir de ce précédent comme d'une amorce pour d'autres futurs contrats d'infrastructures de tout genre dans l'Union européenne.

« Un long voyage commence toujours par un premier pas », dit un proverbe chinois. Il y a donc lieu d'examiner dans quelle mesure le cadre juridique européen est adapté ou non à ce type de situation. Pour éviter tout malentendu, je voudrais souligner que nous ne sommes pas favorables à la fermeture des marchés ou à l'introduction d'un protectionnisme injustifié. Nous sommes partisans d'une concurrence loyale sur un level playing field et de la réciprocité (ou symétrie) de l'accès aux marchés des pays tiers.

Initialement, toutes les institutions européennes appelées au secours ont considéré qu'il n'y avait aucune raison d'intervenir dans cette affaire, ni de base juridique pour le faire. Aucun des éléments surprenants de l'évaluation de la soumission de Covec n'a été considéré comme une infraction aux règles des marchés publics, et les explications données pour le prix anormalement bas ont été acceptées telles quelles.

Sans entrer dans les détails, il est intéressant de mentionner quelques éléments : l'offre a été signée par une personne qui n'avait pas le pouvoir de le faire à l'époque ; la garantie bancaire était tirée sur une banque chinoise sans activités dans l'UE ; une trentaine de postes avaient un prix de « zéro zloty » malgré l'obligation d'attribuer un prix pour chaque poste. L'entreprise ne comptait pas faire appel à de coûteux crédits européens et disait n'avoir pas besoin de prévoir de marges pour risques, mettant en avant l'organisation efficace du travail. Le devis peu élevé était justifié par l'utilisation de ses propres machines importées de Chine, le coût plus bas du personnel chinois, des méthodes d'organisation uniques et une marge réduite. En fin de compte, il est clair que le prix a bien été calculé sur la présomption de gagner deux lots.

Que tout cela soit considéré comme normal, plausible et respectant les règles des marchés publics semble étonnant, mais il s'agit, en fin de compte, de questions de fait et de droit qui sont du ressort des tribunaux compétents.

Des pistes de réflexion

L'article 55, paragraphe 3, de la directive « classique » (article 57-3, directive « secteurs ») fait le lien entre la concurrence déloyale par aide d'État et les marchés publics. Cette disposition donne aux pouvoirs adjudicateurs la possibilité de rejeter des offres paraissant anormalement basses par rapport à la prestation, à condition d'avoir demandé des précisions sur la composition de l'offre. Si le pouvoir adjudicateur constate que l'offre est anormalement basse à cause de l'aide d'un État, il doit donner au soumissionnaire la possibilité de démontrer que cette aide a été octroyée légalement.

Notre cas d'étude montre que le pouvoir adjudicateur a décidé de ne pas utiliser cette possibilité. Certes, il a demandé des explications sur la composition de l'offre, mais la question concernant des aides d'État n'a pas été posée. Cela met en évidence la nécessité de renforcer ces règles, afin de s'assurer que les pouvoirs adjudicateurs ne puissent pas contourner aussi facilement le principe de concurrence loyale.

Il faut aussi observer que la politique de concurrence est une politique de l'UE, appliquée aux États membres et aux entreprises établies dans l'UE. Comme l'interdiction de l'aide d'État s'applique aux seuls États membres, il est clair que la Commission ne dispose d'aucune possibilité de contraindre un État tiers à respecter ces règles. Toutefois, il ne faut pas s'arrêter à ce point de la réflexion. Le but de la politique de concurrence est de garantir une concurrence loyale sur le marché intérieur de l'Union. Les aides d'État pratiquées dans des pays tiers n'ont pas d'impact direct sur le marché intérieur européen, excepté à partir du moment où il y a exportations d'un tel pays tiers vers le marché intérieur.

Il n'est donc pas surprenant de voir qu'il existe pour l'importation de biens des pays tiers sur le marché intérieur des procédures qui permettent une neutralisation de cet effet de l'aide d'État. Ce qui est surprenant, c'est qu'il n'y ait pas d'équivalent pour l'importation de services, alors que la construction en est un selon la nomenclature internationale.

Ce constat pourrait mener à la conclusion que l'aide d'État pour les services est nocive pour la concurrence loyale uniquement si elle émane d'un État membre de l'UE. Comme cette conclusion est aussi ridicule qu'inacceptable, il faut constater que le droit européen ne prévoit aucune protection contre ce genre de concurrence déloyale.

Deux solutions

Deux possibilités théoriques de modifier une telle situation peuvent être envisagées : soit une approche internationale par des négociations au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), soit une solution européenne, en adaptant les instruments existants.

Il serait souhaitable de conclure un accord mondial sur les aides d'État et l'ouverture réelle et symétrique des marchés, mais, compte tenu de l'expérience des dernières années, il semble plus réaliste de ne pas négliger une approche européenne, tout en poursuivant des négociations au niveau international.

Pour cette solution européenne, il serait possible de compléter, dans les directives de marchés publics les règles concernant les offres anormalement basses mentionnées plus haut, en prévoyant un mécanisme obligeant un pouvoir adjudicateur qui a l'intention d'accepter l'offre d'une entreprise d'État à ne le faire que si cette entreprise a démontré qu'elle n'a bénéficié d'aucune aide étatique ou que l'aide en question a été octroyée légalement, c'est-à-dire dans le respect des principes établis par le droit de la concurrence de l'Union. De cette façon, seules les entreprises qui ne bénéficient pas d'un avantage déloyal pourraient obtenir des marchés publics dans l'Union européenne.

Depuis quelque temps, la Commission européenne travaille de façon coordonnée aux interactions des politiques du marché intérieur et du commerce extérieur, notamment en ce qui concerne l'accès aux marchés publics. Pour des entreprises venant de pays de l'Union européenne ou de l'Espace économique européen ainsi que de pays faisant partie de l'Accord sur les marchés publics (AMP) de l'OMC, il y a une ouverture complète ou partielle des marchés publics des pays de l'Union. Pour les entreprises d'un pays qui n'est membre d'aucun de ces groupes, il n'y a aucune garantie de pouvoir participer aux marchés publics dans l'Union européenne. Cela dit, il n'existe pas non plus d'obligation d'exclure les entreprises de ces pays tiers pour cette seule raison. Et si un pouvoir adjudicateur décide de le faire, les chances d'une telle entreprise d'obtenir gain de cause devant les tribunaux sont quasiment inexistantes.

L'objectif, cependant, n'est pas de fermer les marchés, mais bien au contraire de les ouvrir. Dans ce contexte, les commissaires européens Karel De Gucht (commerce) et Michel Barnier (marché intérieur) ont annoncé vouloir présenter un texte prévoyant la possibilité d'exclure des marchés publics de l'Union européenne les entreprises de pays n'ouvrant pas leurs propres marchés d'une façon symétrique. Cette proposition devait voir le jour courant juin et constituer un premier pas vers une politique plus réaliste, sans pour autant renoncer à l'objectif d'une réelle ouverture des marchés.

  1. Directives 71/305, « travaux », 77/62, « fournitures », 92/50, « services », 92/13, « secteurs ».
  2. Directives 93/36, « fournitures », 93/37, « travaux », 93/38, « secteurs ».
  3. Directives 97/52, « classique », 98/4, « secteurs ».
  4. Directives 2004/18, « classique », 2004/17, « secteurs ».
  5. Directive 2004/18, considérant 2.
  6. State-owned Assets Supervision and Administration Commission.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2011-6/marches-publics-lutter-contre-la-concurrence-deloyale.html?item_id=3108
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