Jean-Paul VIGUIER

est architecte.

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À chacun sa partition

Les missions du triptyque originel client-architecte-entreprise se transforment. Plus que jamais, les compétences de l'entrepreneur se voient sollicitées dans le cadre d'un partenariat technique visant à l'excellence.

L'architecte et l'entrepreneur sont liés par le rapport qui existe entre le projet et sa construction. L'un conçoit l'œuvre que l'autre réalise, tous deux étant liés par un contrat séparé avec un maître d'ouvrage, the owner, comme disent les Américains. Cette équipe à trois qui constitue la base de tout projet a depuis longtemps appris à travailler en collaboration, en veillant à ce que chacun constitue une partie indispensable du processus de construction pour finalement former un tout : complémentarité, chaîne de gouvernance claire, contractualisation des rapports et recherche des synergies sont la clé de cette alliance provisoire pour un louage d'ouvrage, le temps d'un projet qui dure souvent plusieurs années.

Le maître d'ouvrage, le client, fixe le programme de la construction, apporte le site et les financements, donne sa vision du projet, s'exprimant au nom des futurs utilisateurs du bâtiment, et fixe le cadre général dans lequel il souhaite que les études et la réalisation soient menées. L'architecte, choisi par le client par concours sur projet ou directement, conçoit l'œuvre conformément au programme et au budget, au cahier des charges et aux nombreux règlements. Il sollicite et coordonne les compétences des consultants techniques et des partenaires de tous ordres dont la présence à ses côtés pour l'élaboration du projet est nécessaire, obtient les autorisations administratives et s'assure de l'accord du client à toutes les étapes du projet. Il dirigera ce travail jusqu'à la préparation du dossier destiné à consulter les entreprises, dont l'une construira l'œuvre sous le regard attentif et la direction d'une équipe de maîtrise d'œuvre constituée de l'architecte et d'un bureau d'études techniques, essentiellement.

Ce portrait brièvement brossé constitue le cadre de travail traditionnel dans lequel le projet s'élabore puis se construit. Depuis plusieurs années, les rapports entre les différents protagonistes de ce triptyque de base ont évolué, modifiant les rôles et les missions de chacun, introduisant notamment de nouveaux acteurs dans le processus d'étude et de production du projet.

Changements de rôles

Des investisseurs puissants et internationaux se portent candidats à l'acquisition des projets avec le souci de placer des fonds : la grande finance fait son entrée dans le monde de l'immobilier et de l'architecture. L'État, qui exerçait directement la maîtrise d'ouvrage de ses commandes et restait propriétaire de ses bâtiments, souhaite dorénavant les faire construire et financer par des groupements intégrés, pour les occuper ensuite en contrepartie d'un loyer qu'il souhaitera le plus bas possible. Ces groupements, organisés en général autour des majors du bâtiment, se comportent en interlocuteurs uniques de l'État et n'accordent à l'architecture qu'une position subalterne parmi une multitude de paramètres dont la pondération permet de comparer les projets (l'architecture comptait pour 16 %, selon la pondération de ces paramètres, lors du choix récent du projet du ministère de la Défense à Paris Balard !). Enfin, la crise, ou plutôt les crises successives ont fait bouger les frontières de chaque métier, conduisant, dans un souci d'économie des études et de répartition du travail face à une pénurie de commandes, chacun des acteurs traditionnels à exercer tout ou partie des missions habituellement dévolues aux autres membres du triptyque originel.

Ces bouleversements ont introduit une période de grande confusion où chacun des acteurs, et l'architecte en particulier, cherche à ne pas perdre la cohérence de son rôle dans la conception, le développement et la construction du projet. Dans ce contexte, où les intérêts particuliers dominent, il faut constamment revenir aux fondamentaux de l'acte de bâtir, à ce que chacun sait faire le mieux et, surtout, conserver le primat de la valeur du projet architectural comme point de convergence permanent d'équipes multiples et quelquefois incertaines. En ce sens, l'arrivée de l'« investisseur » dans ce schéma est utile. En effet, ce dernier, s'intéressant essentiellement à la valeur du projet à long terme, va orienter les choix et les méthodes de travail vers tout ce qui permettra d'optimiser cette valeur, et notamment l'apport particulier de chacun des acteurs. Ce que les investisseurs ont bien compris, en arrivant de plus en plus tôt dans le projet afin d'en influencer, voire d'en diriger de fait l'élaboration. Se crée alors une situation où le maître d'ouvrage, qui le plus souvent a initié le projet seul, devient un simple prestataire de service qui, ayant terminé sa mission, disparaîtra dès le projet terminé au profit de l'investisseur.

Des relations nouvelles

Ce jeu de rôles influence et modifie les relations que les différents acteurs entretiennent.

L'investisseur, parce qu'il recherche la valeur à long terme, accorde de l'importance à la durabilité de l'œuvre architecturale et, dans ce sens, souhaite une relation stimulante avec l'architecte, le pousse à produire des œuvres uniques et de grande qualité, au point chez certains de mentionner la liste de leurs acquisitions comme une collection, quand d'autres parlent de leur « book » d'œuvres. Le projet n'est plus seulement une réponse immobilière à l'expression d'un besoin - c'est-à-dire un projet bien conçu, bien situé et bien construit - mais une œuvre, en un seul exemplaire, dont l'image publiée, commentée et reconnue circule comme une référence.

L'architecte, pour atteindre le niveau de qualité qui lui est fixé, va rechercher un lien plus direct et une implication plus personnelle dans sa relation avec l'entrepreneur chargé des travaux. La conformité au projet de la réalisation bâtie l'emportera sur les recherches unilatérales et mercantiles d'économies qui, souvent, dégradent la qualité d'un projet dans le but d'un profit immédiat, dommageable pour l'architecture. L'architecte et l'entrepreneur devront trouver les solutions de construction qui respectent les budgets et les délais dans le cadre d'un travail en commun qui n'est pas uniquement fondé sur des critères financiers, même si les grands équilibres doivent être respectés.

C'est ainsi que les plans d'exécution des ouvrages qui sont produits par l'entreprise devront faire l'objet d'une attention particulière et seront élaborés dans la continuité du projet architectural, ce qui exige la présence d'ingénieurs capables d'interpréter les bases conceptuelles du projet en vue d'une exécution conforme. Certains projets, faisant appel à des technologies complexes qui juxtaposent les structures et les matériaux et nécessitent des synthèses techniques poussées afin de garantir la qualité de la réalisation, sollicitent les compétences de l'entrepreneur. Les bureaux d'études techniques, qui sont intervenus aux côtés de l'architecte pendant les phases de conception du projet, doivent dès lors, sous la direction de l'architecte, prolonger leur travail en collaboration avec les bureaux d'études de l'entreprise chargée de sa réalisation. Cette exigence d'excellence dans le travail de l'architecte se prolonge sans appel dans celui de ses partenaires techniques et dans les moyens d'études et de réalisation de l'entreprise.

À cet égard, après une période où les maîtres d'ouvrage n'avaient cessé de réduire l'ampleur des études confiées à l'architecte et à la maîtrise d'œuvre, la valorisation, la cohérence et l'ampleur des études redeviennent un des fondements de la solidité et de la qualité des projets.

L'espace urbain dans lequel vivent déjà la majorité des habitants de la planète doit être en perpétuel mouvement pour s'adapter aux aspirations nouvelles. La ville que nous concevons et que nous construisons, après avoir été « séparée » par fonctions, puis plus récemment « ouverte » par bâtiments, doit aujourd'hui devenir « intense » dans l'assemblage de ses éléments. Les conditions de construction dans le monde contemporain sont à un niveau de complexité jamais atteint : attente d'une qualité exceptionnelle des bâtiments non seulement de la part des investisseurs mais aussi de la société, qui veut vivre dans des environnements urbains nouveaux, stimulants, beaux et pratiques. Pour cela, l'architecture et ceux qui la produisent sont à la tâche, et il leur est demandé un effort exceptionnel.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2011-6/a-chacun-sa-partition.html?item_id=3091
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