Partage

Un monde encore à part ?

Emblématiques pour les uns, décriés par les autres, le bâtiment et ses entreprises laissent rarement indifférent. Cette image contrastée est liée à l'histoire de la profession, à sa culture et à son enracinement socio-économique. Mais certaines entreprises ne résisteront pas longtemps aux mutations qui accompagnent les nouvelles générations de dirigeants et de clients.

Il n'y a guère de dîner en ville où l'on ne voie se construire des unanimités rapides aux dépens du bâtiment. Chacun de ceux qui ont « fait bâtir » ou simplement réalisé quelques travaux d'entretien y va de son récit, plus ou moins réel mais toujours croustillant et calamiteux. L'ironie joyeusement outrancière de Muriel Robin a fait de la « réunion de chantier » un sketch désopilant. Et l'on atteint des sommets de caricature et de démagogie dans certaines émissions de radio ou de télévision « spécial bâtiment » qui omettent systématiquement de préciser selon quels critères - haute qualification ou prix bas - ont été choisis les intervenants.

Cependant, derrière ces « marronniers » se cache une vraie question : pourquoi la construction fait-elle autant parler d'elle ? La première raison est une évidence statistique. En effet, peu de moments de la vie pouvant se passer du clos et du couvert, chacun a eu l'occasion d'expérimenter un jour la relation du maître d'ouvrage avec une entreprise, pour le meilleur ou pour le pire.

Cette réaction est d'autant plus vive que l'activité de construction n'est jamais banale. Elle touche à l'intime du client. Logement, lieu de travail ou équipement de loisir, le bâti est comme une seconde peau, qu'elle soit cocon ou rempart. L'entreprise de bâtiment devient souvent l'acteur principal du projet de toute une vie, « faire construire », qui n'aura qu'une seule chance d'être parfait. Alors, attention aux déceptions et aux briseurs de rêves ! Plus souvent, l'entreprise est un peu le pompier ou le Samu, quand surviennent un dégât des eaux, une méchante fissure ou un dangereux désordre électrique. Toute intervention prend alors une dimension émotionnelle et affective dont le premier effet est d'amplifier les anathèmes bien au-delà du raisonnable. Alors les récits de désordres, sagas répétitives surjouées par des victimes autoproclamées, entrent en résonnance avec les soupçons d'un public amusé par ces aventures, mais vaguement inquiet qu'elles ne lui arrivent un jour.

Entrepreneur créateur

Curieusement, une fois purgées la vindicte et les déceptions, ce sont de tout autres images qui apparaissent : d'abord celle d'une activité économique différente, utile et respectée. Car il y a du créateur, presque de l'artiste, chez tout entrepreneur ! Chaque ouvrage étant par lui-même original, le bâtiment restera toujours une activité de l'exemplaire unique, une activité structurellement anti-industrielle, même si les produits et matériaux proviennent de filières techniques très sophistiquées. L'entrepreneur n'a pas droit à l'erreur, puisque la pose « consomme » le produit qu'elle met en place. En même temps, tous les risques sont réunis, les conditions du travail n'étant jamais identiques et jamais complètement maîtrisables. Géologie et météo accumulent des aléas et des dangers dont l'usine ou l'atelier peuvent se prémunir. Une partie de l'aura dont bénéficie la profession réside dans la perception de cet aspect structurel de l'acte de construire : quelles que soient les circonstances et malgré toutes les surprises, le chantier entrepris doit aboutir.

L'obligation de résultat est rendue plus difficile encore par le nombre d'acteurs qui interviennent dans la réalisation de l'ouvrage. Cette culture des métiers séparés, les fameux corps d'état, est très ancrée dans l'histoire et les traditions de la profession. Elle fait de chaque compagnon un spécialiste dans son domaine, un homme de l'art. Même si, dans l'ADN du bâtiment, le chantier est toujours l'affaire de tous, c'est le plus souvent à la jonction de plusieurs métiers, dans les zones dites d'interface, que se produisent les problèmes ou les désordres, et les angoisses du maître d'ouvrage qui s'y associent... Des études très précises ont montré que ces appréhensions a priori du client représentaient, sur le marché des particuliers, le premier frein à la décision de faire des travaux importants.

Dans la durée

Cette question est d'autant plus sensible que l'ouvrage est souvent visible et qu'il est destiné à durer. À une époque qui idéalise le virtuel et exige l'immédiateté, le bâtiment entretient une relation originale avec le réel et le temps. Il affirme un goût pour le solide, le visible et le palpable. Il y a une vraie sensualité dans le travail du bois, de la pierre ou du métal. Ces productions sont faites pour être vues, pour être côtoyées, touchées, et pour durer. Le bâtiment ne fait pas de « produits » virtuels, éphémères ou jetables, mais des « œuvres » ou des « ouvrages ».

C'est sans doute pour cela que la profession est fière de son ancrage dans le temps. Les différents métiers assument avec orgueil leur filiation historique, tout en revendiquant les progrès techniques les plus en pointe dans une véritable continuité. Ils s'approprient avec talent les innovations du moment, sans jamais oublier ni renier leur passé technique. Le mode de transmission des compétences par compagnonnage, liaison parfaitement continue et gérée entre hier et demain, illustre concrètement et symboliquement l'aspect diachronique de la profession, sa relation avec le temps. Voilà sans doute pourquoi des ouvrages anciens, temples, châteaux, cathédrales ou simple habitat, sont de véritables marqueurs historiques des civilisations et des époques...

Quant à la gestion du temps, elle rapprocherait le bâtiment de l'agriculture. Le rythme et la durée en sont des composantes incontournables. Les saisons et la météo, la température et l'hygrométrie, les délais de prise ou de séchage s'imposent comme des conditions nécessaires à la qualité. Ces contraintes sont connues, formalisées, et leur respect peut, en cas de sinistre par exemple, être contrôlé. Le temps nécessaire, moment, durée ou délai, donne le tempo et détermine le rythme du chantier. Tout autant que de savoir-faire et de matériaux, l'ouvrage réussi a besoin de temps. Ainsi l'activité du bâtiment réintroduit-elle dans le travail cette dimension structurante de la vie dont le virtuel et l'hyperréactivité des réseaux de communication ont fait oublier l'importance.

La culture du travail manuel

La profession porte aussi en elle une autre culture, à la fois d'une autre époque et d'une totale modernité, celle du travail manuel. Sans parler des activités purement artistiques, les métiers de la construction font partie de ceux pour lesquels la qualité du geste est une condition essentielle de la réussite. Ils se différencient là encore de l'industrie, dont le succès repose sur une reproduction, à l'identique et en vase clos, de processus totalement itératifs mis au point par essais, erreurs et corrections. Pour sa part, la construction organise l'intervention de plusieurs spécialités, dans des lieux non choisis par les acteurs et dans des circonstances pas toujours maîtrisables. La seule garantie de réussite réside dans le respect méthodique des règles de l'art et dans la perfection des gestes professionnels, laquelle repose sur une formation initiale solide et régulièrement mise à jour.

On mesure bien qu'il ne s'agit pas ici de gestes répétitifs, que la plus sommaire des automatisations dépasserait facilement en efficacité, mais de gestes « à intelligence ajoutée » qui s'adaptent aux aléas, traitent les imprévus et doivent parvenir, quelles que soient les circonstances, à une réalisation zéro défaut du premier coup. Le geste du compagnon d'aujourd'hui porte en lui à la fois des siècles de tradition et la pointe la plus moderne de la technique. Il s'enrichit de la propre expérience de l'artisan et de celle des autres, avant de se transmettre dans le lent et solide processus du compagnonnage qui en prolongera les qualités et les talents chez un nouveau compagnon. Son expertise est le résultat cumulé de savoir-faire hérités, du fruit de l'expérience personnelle et d'innovations maîtrisées. En ce sens, elle s'apparente à la virtuosité d'un musicien, d'un chirurgien ou d'un sportif de haut niveau... Le bâtiment est sans aucun doute le secteur économique qui donne leur sens le plus juste, le plus valorisant et le plus fort au travail manuel et à l'intelligence du geste.

Enracinement dans le réel et le solide, prise en compte assumée du temps nécessaire et de la durée, valorisation extrême du geste maîtrisé... autant de positions et de valeurs dont un monde saturé de virtuel et de vitesse redécouvre ici l'importance. Si l'on ajoute à ces qualités ontologiques l'importance économique et sociale du secteur ainsi qu'un très fort enracinement dû à un maillage géographique très fin, on a peut-être l'explication de l'image positive dont bénéficie l'activité des bâtisseurs. Car, une fois purgés les sarcasmes de circonstance, notre pays respecte et aime profondément ceux qui concourent à le construire.

Transformations en marche

Reste à savoir si ces vertus et ces qualités spécifiques pourront résister longtemps aux évolutions rapides de notre monde ! Reste à voir dans quelle mesure elles demeureront un moteur de la réussite des entreprises ou si elles deviendront peu à peu des valeurs de musée. Bref, les entreprises de bâtiment se banaliseront-elles jusqu'à devenir « comme les autres » ?

Car plusieurs transformations sont déjà à l'œuvre. Les premières sont dues aux clients, dont les comportements d'achat suivent naturellement les tendances consuméristes. En premier lieu, très bien informé par les sites Internet des industriels ou de multiples associations, le client sait ce qu'il veut. Il propose souvent lui-même les solutions techniques qu'il attendait auparavant de l'entreprise. Par ailleurs, il refuse d'avoir à gérer personnellement l'intervention de plusieurs corps d'état et souhaite un seul interlocuteur en charge de tout son projet, qu'il s'agisse d'une entreprise générale ou d'un « ensemblier ». Les « courtiers en travaux », nouveaux venus dans la filière, ont bien compris la demande et proposent d'assurer la fonction d'interlocuteur unique, moyennant, bien sûr, une partie de la marge des entreprises intervenantes...

On le devine, ces deux tendances, compétence autoaffirmée des clients et souhait d'un interlocuteur unique, égratignent la « culture métier » du bâtiment. Elles concourent à lui substituer une « culture client », plus proche de l'industrie et des services. On peut aussi penser que les nouvelles « obligations de résultats » qui accompagnent les prêts et avantage fiscaux feront évoluer dans la même direction les entreprises qui auront choisi d'intervenir dans la rénovation énergétique.

La seconde tendance lourde est liée au profil des nouveaux dirigeants entrant dans la profession. Chaque nouvelle génération de créateur ou de repreneur se montre plus intéressée par le pilotage et la gestion de l'entreprise que par ses métiers ou ses chantiers... Pour les gestionnaires et les organisateurs, l'entreprise de bâtiment se vulgarise en une affaire comme une autre. On la jugera moins sur la qualité de ses ouvrages que sur celle de ses résultats. On peut même souvent constater que le dirigeant sous-traite les responsabilités techniques à un collaborateur. Cette tendance est d'autant plus sensible que, pyramide des âges oblige, plus de la moitié des entrepreneurs et artisans ont passé la main en une dizaine d'années.

Sous la poussée forte de ces deux évolutions, celle des clients et celle des dirigeants, on peut s'attendre à une banalisation des activités de construction et de leurs métiers. Les spécificités de l'acte de construire, elles, ne changent pas, mais la réponse des nouveaux entrepreneurs à leurs nouveaux clients ne seront plus de même nature, ni dans le même registre. La culture du savoir-faire et de la belle ouvrage, affichée comme une garantie de qualité et une raison de fierté, risque de s'effacer, lentement mais sûrement, derrière une culture du client et du résultat économique.

Et l'on peut déjà voir s'esquisser çà et là les thèmes d'une possible querelle des anciens et des modernes, tradition contre modernité, métiers contre organisation, qualité de l'ouvrage contre résultats de l'entreprise... Qui l'emportera ? Évidemment les modernes ! Car aucune activité économique ne peut s'opposer aux attentes de ses clients ni aux pratiques de ses nouveaux entrants. Ils seront bientôt majoritaires et le temps travaille pour eux !

Faut-il s'inquiéter de voir la culture traditionnelle des entreprises de bâtiment remisée au rang des belles histoires ou des légendes ? En tout état de cause, elle devra perdurer chez les compagnons, même de façon purement pragmatique. En effet, sur le chantier, le bon choix technique, la compétence des acteurs et la qualité des gestes feront toujours la différence, et pour longtemps encore.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2011-6/un-monde-encore-a-part.html?item_id=3097
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article