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Une dérive idéologique pour un pays en crise

Le principe de précaution légitime et valorise deux caractéristiques de notre culture : la peur du risque et la culpabilité. Les dérives de son utilisation montrent combien la France est devenue un pays frileux qui doute de tout...

Si vous souhaitez éviter certaines questions politiques qui dérangent, faites une loi qui en criminalise l'expression 1... Si vous voulez empêcher le débat républicain, défendez le « politiquement correct »... Si vous entendez échapper aux risques inhérents à toute nouveauté technique, inventez le « principe de précaution » puis, pour enterrer la réflexion sous l'idéologie, gravez-le dans le marbre de la Constitution...

La France, qui fut le pays des Lumières, celui de « J'accuse » et de Louis Pasteur, considère ces trois défaites de la pensée comme autant de progrès. Les deux premières ont lentement étouffé le débat politique sous les menaces juridiques et les bons sentiments. Quant au principe de précaution, il impose des semelles de plomb à notre développement scientifique dans des secteurs stratégiques majeurs dont il hypothèque l'avenir, écornant au passage l'image de notre pays.

Une gestion intéressée de la peur

On peut penser que, dans son acception initiale, le « principe de précaution » avait une certaine légitimité 2. Le problème, c'est qu'il a très rapidement dérivé. Aujourd'hui, ce malheureux principe est mis à toutes les sauces et invoqué à tort et à travers ! Du même coup, avec l'aide de médias et de politiciens qui ont trouvé là un nouveau « marché », il a fait de toute nouveauté technique audacieuse une « question politique » et un « débat de société », ce qui reste la meilleure façon de la tuer dans l'œuf.

Si la dérive sémantique de l'expression a aussi bien fonctionné, c'est d'abord qu'elle empile deux abstractions aux contours flous et anxiogènes, propices à toutes les divagations. Ensuite, elle réunit les dangers de la rumeur, du soupçon et du « délit de sale gueule ». La rumeur est un phénomène collectif parfaitement connu et analysé 3, dont on retrouve les composantes toxiques dans le principe de précaution. Vous inventez ou diffusez n'importe quel danger fantasmatique (montée du niveau de la mer, pollution des cultures saines par les OGM ou ondes maléfiques des téléphones cellulaires...) et il se trouvera toujours des groupes pour « se jeter dessus », l'amplifier de leurs propres fantasmes avant de le diffuser à leur tour vers d'autres relais. À chaque étape, le prétendu danger monte d'un cran dans l'échelle du risque et tend un peu plus vers l'apocalypse. L'inconscient est à l'œuvre et la terreur imaginaire ainsi produite trouve une réponse magique dans un « principe de précaution » devenu, lui aussi dans un registre fantasmatique, apaisant et salutaire. L'interdiction « par précaution » supprimant de facto le danger, elle s'autojustifie.

Rumeur et soupçon

Le soupçon, lui, est cousin de la rumeur. Il en explique la force et le danger. Puisqu'« il n'y a pas de fumée sans feu », le seul fait de formuler un risque, aussi incohérent ou imaginaire fût-il, suffit à lui donner un début d'existence. Fonctionnent ensuite à fond les relais névrotiques à l'œuvre en chacun d'entre nous qui, à grandes giclées d'adrénaline, produisent des images d'horreur 4 qui s'autoalimentent, tournent en boucle et se diffusent comme autant de mises en garde sinistres. Un de ses « marqueurs » les plus fréquents est le « conspirationnisme » latent qui s'appuie sur une tautologie primaire mais efficace : si « on ne nous dit rien », c'est qu'« on nous cache quelque chose » ! L'idée toute simple que l'absence de mise en garde pourrait simplement s'expliquer par l'absence de danger ne vient même pas à l'esprit suspicieux, tant le soupçon lui-même répond à un besoin.

Quant au « délit de sale gueule », il est lié à la nouveauté. Notre culture est plus volontiers tournée vers le passé, qu'elle enjolive à souhait, que vers l'avenir. Chez nous, ce qui est nouveau est « étrange », ne serait-ce que par différence avec ce qui était avant. Or, l'étrange, comme d'ailleurs l'étranger, fixe facilement les peurs et les rejets. Puisque c'est différent, c'est nécessairement moins bien, moins beau, et plus dangereux qu'avant. L'inconnu fait peur, le nouveau est suspect. L'hypothèse d'un danger est donc facilement associée à la nouveauté, qui devient ainsi plus facile à rejeter, ne serait-ce qu'au nom de la précaution !

Ces trois ressorts du principe de précaution sont aussi de formidables outils de manipulation au service des lobbies socio-économiques et des partis politiques. Les ONG spécialisées dans la défense de l'environnement 5 en usent et en abusent régulièrement... Il est vrai que quand des jeunes gens braillards peinturlurés de rouge sang prédisent des cataclysmes nucléaires ou quand des « faucheurs volontaires » (sic) de maïs transgénique promettent une tragédie agricole, on se réfugierait facilement derrière le principe de précaution ! L'émotion chasse rapidement la réflexion et quelques images un peu « trash » au JT du soir fabriquent des unanimités faciles et bien-pensantes dans le refus, toujours au nom de la précaution.

De plus, les effets amplificateurs d'Internet et des médias classiques confèrent à des épiphénomènes 6 une importance disproportionnée qui, à son tour, va justifier l'application du principe de précaution. Bien plus qu'ils ne les relatent, les médias français participent à la création des rumeurs et des soupçons avant de zapper vers autre chose. Mais le mal est fait, la rumeur est installée, le soupçon aussi et la précaution se fait alors principe ! Quant aux décideurs publics, ils ont trouvé là un formidable alibi à leur inaction. Toute prise de responsabilité étant aussi un risque électoral, le très chiraquien principe de précaution justifie l'absence de décision et d'action au nom de l'intérêt général. Cette forme sophistiquée du « politiquement correct » permet ainsi de caresser l'électeur, de gauche comme de droite, dans le sens de ses peurs. Il est vrai que, dans notre pays, la popularité politique est souvent proportionnelle à l'inaction !

Un consensus révélateur

Une question se pose naturellement ici : pourquoi cette forme de non-décision, cette abdication de la responsabilité aux conséquences lourdes, fonctionne-t-elle aussi bien et fait-elle consensus, au-delà de nos clivages traditionnels entre gauche et droite ? Quand une position parvient à créer un tel assentiment partagé, c'est sans doute que sont en jeu des composantes psychologiques, sociologiques et culturelles très profondes. Quels qu'en soient l'emballage et la présentation, le principe de précaution légitime et valorise deux tristes caractéristiques de notre culture : la peur du risque et la culpabilité. La question n'est pas de chercher ici d'où viennent ces deux handicaps, mais de bien voir qu'ils sont récupérés, justifiés et sanctifiés 7 dans le principe de précaution. Celui-ci fonctionne alors comme une idéologie, une axiomatique qui ne s'intéresse qu'aux conséquences, toujours fantasmées, dans un registre coupable ou apocalyptique, en oubliant la faiblesse ou l'inexistence des prémisses. Mais l'intelligence et l'information ne pèsent rien face aux hypothétiques horreurs à venir, diffusées comme des faits avérés par les associations de familles, les médias ou les politiciens. Devant les lobbies de la peur, gestionnaires avisés des flots d'adrénaline, aucune position défensive n'est tenable. La réflexion n'a pas de prise sur le fantasme idéologique et ses terreurs associées.

D'autres arguments, aussi suspects que largement utilisés, renforcent encore ce refus consensuel. Derrière les prétendus risques, on stigmatise souvent d'immenses profits cachés, présents ou à venir, dont les progrès en cause feraient bénéficier de grands groupes industriels et financiers, si possible mal connus, opaques et apatrides. Les marchands du Temple sont toujours en embuscade et leurs activités à risque ravivent, dans des bouffées de poison « conspirationniste », la méfiance pathologique des Français pour le succès, l'argent et le profit.

La culpabilité latente qui étaye le principe de précaution trouve sa première source dans les risques imaginaires du progrès ou de la découverte en cause. Ils sont généralement présentés d'une façon tellement monstrueuse, comme nous l'avons évoqué plus haut, que le sentiment légitime de responsabilité se transforme mécaniquement en faute et en péché 8, péché « en pensée » ou « par omission », selon les catégories du confiteor. L'autocensure castratrice du principe de précaution en est peut-être la première forme de gestion expiatoire 9. En France, la compassion tient souvent lieu de pensée politique et, dans ce registre, le principe de précaution, c'est du compassionnel par anticipation !

L'autre visage de la culpabilité est lié au sentiment de transgression qui accompagne souvent les progrès scientifiques ou techniques dans leurs formes les plus spectaculaires. Tout fonctionne, dans l'inconscient collectif français, comme s'ils enfreignaient un certain ordre « naturel » des choses qui, comme tel, serait considéré comme supérieur à un ordre « artificiel » instauré par la découverte ou l'invention en question. Le discours écologiste actuel est rempli de ces formes de culpabilité moralisatrice qui réussissent, loin de tout discours vraiment politique, à créer des consensus temporaires. Leur asymptote névrotique est illustrée aujourd'hui jusqu'à l'absurde par les prédicateurs de la « décroissance ».

Signe de santé ou de déclin ?

Reste à comprendre pourquoi le principe de précaution a trouvé, aujourd'hui et chez nous, un tel écho consensuel. D'abord, il a naturellement pris sa place dans le terreau favorable de nos inclinations nationales : nivellement égalitaire et phobie de la compétition, détestation de l'argent et de ceux qui réussissent en affaires, peur du risque et complaisance pour les situations maternantes, angélisme politique « de gauche » qui sévit tout autant chez les leaders « de droite », volonté agressive et têtue d'un pays qui représente 1 % de la population du monde de se singulariser à tout prix, même par ses erreurs... Autant de faiblesses et d'anachronismes nationaux qui ont fait le lit de la version très franco-française du principe de précaution.

De plus, notre pays, qui cherche de crise en crise ses marques et ses repères, est en train d'ajouter sans sourciller à sa dette financière colossale un nouveau déficit, plus difficile encore à combler, le retard qui s'accumule dans des pans entiers de la recherche fondamentale, du développement scientifique et du progrès technique.

Présenter ce choix comme un signe de santé politique et une victoire morale est un « Munich » de l'intelligence et de la responsabilité. Mais ces crépuscules trompeurs sont souvent annonciateurs de lendemains qui déchantent !

La dérive du principe de précaution et sa logique mortifère sont le symbole d'un pays devenu frileux, tétanisé sur des certitudes dépassées, englué dans ses paresses et ses apathies. Elle démontre que la France est vraiment aujourd'hui un pays qui doute de tout, sans grandes ambitions, sans envies et sans projets. Faut-il donc parler de déclin ? Non, bien sûr, car ce serait politiquement incorrect ! Alors, nous ne le ferons pas... par principe et par précaution !

  1. Il s'agit en l'espèce de la loi du 13 juillet 1990, dite « loi Gayssot », « tendant à réprimer tout propos raciste, antisémite ou xénophobe », accusée par de nombreux historiens de prétendre « dire l'histoire ».
  2. Inutile de rappeler longuement ici que le principe de précaution, tel qu'il a été inscrit dans la Constitution en février 2005, limite son périmètre à ce qui « pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement ».
  3. Cf. La rumeur d'Orléans, d'Edgar Morin, Seuil, 1969, ou Rumeurs, de Jean-Noël Kapferer, Seuil, 1987.
  4. Ici, de la submersion prochaine des continents aux tumeurs généralisées promises aux utilisateurs de portables, le bêtisier est immense et sans limites !
  5. Greenpeace, le WWF, les Amis de la Terre, Sortir du nucléaire, Agir pour l'environnement, par exemple, en ont fait à la fois une spécialité et un fonds de commerce.
  6. Des voitures devenues folles sur l'autoroute, des écrans de portable ou des batteries d'ordinateur qui explosent... autant de sujets ridicules qui font l'ouverture des grands « 20 heures » de la télévision française ! Curieusement, une fois éteinte la rumeur (et consolidés les résultats de l'Audimat), plus personne n'en parle.
  7. Qu'est-ce que la Constitution, sinon les Tables de la Loi de l'État laïc et républicain ?
  8. Dans ce registre, la mise en avant des enfants et de leur avenir prétendument menacé est une forme de roublardise qui devrait faire rougir de honte un étudiant en communication. Cf. « Quelle terre allons-nous laisser à nos enfants ? » ou l'aphorisme célébrissime de Saint-Exupéry : « Nous n'héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l'empruntons à nos enfants. »
  9. Le mythe d'Adam et Ève transgressant les interdits de Dieu pour accéder à la connaissance en est à la fois l'illustration et le fondement symbolique. Cf. Genèse 3.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2010-11/une-derive-ideologique-pour-un-pays-en-crise.html?item_id=3059
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