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De l'utilité des crises

Les crises n'ont pas que des effets négatifs pour l'humanité : des déséquilibres corrigés permettent en effet la marche en avant et la redéfinition permanente des contours du réel.

Crises politiques, militaires, économiques ou sociales, crises d'adolescence ou crises familiales, l'histoire est jalonnée de ces moments complexes et douloureux que l'on appelle des « crises ». Très différentes les unes des autres, elles partagent cependant un trait surprenant : à la fin des épisodes spasmodiques, les rescapés jurent tous, et en toute bonne foi, que c'est bien la dernière et que « ça servira de leçon »... Mais il n'en est rien ! Les derniers mois du feuilleton boursier international n'ont pas échappé à cette règle. Aujourd'hui, les traders les plus inconscients ou les plus compromis jurent, la main sur le coeur, qu'ils entrevoient déjà, une fois passés les ravages économiques et sociaux annoncés, les premiers contours d'un nouveau monde libéral enfin régulé, moralisé et proche de l'idéal !

L'éternel retour

Et pourtant, force est de constater qu'après toutes ces « ders des ders », familiales, économiques, sociales ou militaires, les mêmes séries de désordres se reproduisent dans des cycles identiques, les mêmes crises produisant les mêmes conséquences. Les crises n'enseignent donc jamais rien ! Les mêmes couples se déchirent toujours de la même façon, les mêmes religions se disputent toujours les mêmes parts du marché des croyants, les mêmes ethnies s'entretuent pour des raisons toujours aussi obscures et les guerres reproduisent les mêmes atrocités, à la différence près des progrès technologiques. Si vraiment les crises étaient porteuses de quelques leçons, on peut penser qu'elles ne se reproduiraient pas avec une récurrence aussi désespérante. C'est sans doute que leur utilité, leur rôle et leur raison d'être sont ailleurs.

Les grands mythes qui structurent nos cultures et nos imaginaires sont souvent la mise en histoires, « story telling » avant l'heure, de crises emblématiques. Récit initiatique s'il en fut, la Genèse 1 met en scène la légende transgressive d'Adam et Ève déclenchant une crise relationnelle avec le Dieu créateur. Pour les Grecs, la malheureuse aventure d'Icare ne fut pas la première crise de l'aviation légère mais une pure transgression dont l'auteur fut puni de mort pour avoir voulu s'élever trop haut, bien au-dessus de sa condition originelle. On pourrait encore citer les égarements coupables, donc punis, d'Ulysse, d'Antigone ou de Pandore. Chacun de ces personnages légendaires commet la même faute, celle que les Grecs anciens nommaient l'« hybris 2 », qui consiste à vouloir davantage que ce à quoi donne droit la condition première de chacun, à rechercher plus que ne le permet son statut, bref, à désirer au-delà du désir autorisé 3. La crise est le choc en retour qui suit alors l'outre-passage de la condition originelle de simple mortel. Les dieux ramènent brutalement le fautif dans les limites de sa condition et la leçon se paye toujours au prix fort.

Des effets structurants

À regarder de plus près les « sorties de crise », on y remarque aussi des effets structurants : le rétablissement, après les phases de désordre, d'une autre forme d'ordre. Il peut s'agir soit de la réaffirmation de l'ordre ancien transgressé, soit de la création d'un nouvel ordre en réaction à la transgression. On peut identifier le même déroulement cyclique dans toutes les crises. Ainsi la crise d'adolescence débouche-t-elle sur la structure relationnelle nouvelle du monde adulte et sexué. De la même façon, les crises du couple mettent un terme aux limites étouffantes de la fusionnalité juvénile et permettent une indépendance plus mature des partenaires, elle-même à l'origine de prochaines crises... Dans un tout autre registre, la seconde guerre mondiale a, elle aussi, débouché sur une structure nouvelle, celle d'un monde bipolaire dont l'équilibre a tenu jusqu'à la chute du Mur de Berlin, un demi-siècle plus tard. Mais cette « fin de l'histoire » 4 n'a été que très provisoire ! Le 11 septembre 2001 commençait à New York une crise d'un type inconnu dont se déroulent actuellement sous nos yeux les nouveaux épisodes politiques, économiques et sociaux aux conséquences ravageuses encore imprévisibles.

Alors, ne peut-on pas avancer l'hypothèse que ces situations nouvelles issues d'une crise, loin d'en être un effet secondaire, en seraient l'objet même ? Il y aurait dans chaque crise la réaction d'un système pour assurer sa propre évolution vers un mieux, ce « mieux » pouvant être, soit un retour affirmé à des fondamentaux un peu trop oubliés, soit une évolution vers un équilibre différent. Dans les deux cas, retour en arrière ou bond en avant, il s'agirait donc bien de la survie du système lui-même et de réflexes anti-entropiques endogènes, le système s'organisant pour que soient redéfinis ses contours et ses limites, conditions de sa propre pérennité.

Une série de questions se pose alors : pourquoi et comment un système s'est-il lui-même mis en danger ? Qu'est-ce qui l'a poussé à remettre en cause une homéostasie durable et confortable, cette absence d'histoire(s) qui, selon le dicton, fait les « gens heureux » ? On peut éclairer la question à la lumière d'une caractéristique unique et dérangeante de la condition humaine : cette nécessité de conquête que l'on repère chez les individus ou dans les groupes, ce désir insatiable de progrès, cette soif de « davantage », ce désir permanent d'entreprendre qui renaît ailleurs aussitôt qu'il a été satisfait. Ce trait sépare définitivement l'humain du reste de la condition animale dont il partage pourtant la majorité des attributs. Les grands prédateurs défendent leur territoire, mais pas au-delà. Ils se battent pour dominer les femelles, mais pas plus que de besoin. En revanche, la pulsion conquérante de l'homme ne s'arrête pas là. Il reste constamment poussé par le désir qui, par définition, ne sera jamais comblé, même s'il est cycliquement satisfait. Cette « pulsion de vie », énergie farouche, irréductible, est un puissant moteur de progrès et de dépassement, en même temps qu'un facteur ingérable de violence, toute conquête se faisant au détriment de l'autre. C'est ce qui fonde et explique le mouvement permanent d'expansion de nos limites, qu'elles soient individuelles ou collectives, pour le meilleur ou pour le pire. Il est aussi à l'origine de toutes nos crises !

Les vertus du mouvement

Alors, ce « penchant vers le haut » a-t-il une utilité ? Certainement, puisqu'il explique les actes créateurs et les évolutions de l'humanité, même les plus explosifs. Est-il dangereux ? À coup sûr, puisqu'il ne connaît d'autres freins ou d'autres limites que la force qui lui est opposée en retour. Peut-il être encadré ? Oui, et c'est le rôle de la loi. Pourrait-il être éradiqué comme une folie dangereuse ? Non, parce qu'il est directement lié à une caractéristique qui n'appartient qu'à l'humanité : sa composante néoténique. La « néoténie 5 » désigne une évidence biologique trop souvent oubliée : les enfants naissent « trop tôt », pas « finis »... Nous sommes tous nés prématurés, incapables de survivre sans l'aide attentive de nos géniteurs, incapables d'autonomie avant de nombreuses années. Et ce n'est pas sans conséquences.

Parmi les nombreux effets de cette banalité de nature, il en est une qui éclaire les tensions permanentes du désir. En effet, puisque nous venons au monde dans un état d'incomplétude radical, il nous revient la tâche de compléter par nous-mêmes, de façon réelle ou symbolique, ce qui n'a pas été achevé in utero. Le faire sur et pour nous-mêmes, cela va de soi et ça s'appelle grandir ! Mais, dans ce travail de construction continuée, nous débordons souvent nos frontières personnelles pour aller « compléter » le reste du monde 6. Ainsi cherchons-nous à transformer les autres, fût-ce à leur corps défendant, dans des relations aussi diverses que le pouvoir, l'éducation ou l'amour... Pleins de nos propres manques, conscients des manques des autres, nous aspirons à les combler. Mais en vain ! Nous essayons sans cesse, sans y parvenir jamais, parce qu'il n'existe aucun idéal à atteindre, ni aucun modèle à imiter. Le manque initial est une certitude, la plénitude recherchée est une illusion, une construction phantasmatique. D'où la quête sans fin et sans issue de nouveaux territoires toujours décevants, de nouveaux pouvoirs toujours frustrants et de nouveaux sommets qui semblent encore trop bas...

Les limites du système

Mais, comme le dit joliment un adage des... boursiers de New York, « les arbres ne montent pas jusqu'au ciel ». Il arrive un moment où la pulsion de dépassement, de « toujours plus », emporte le néotène et ses ambitions au-delà d'une limite. Passée la frontière, l'équilibre et les repères anciens du système se perdent dans la distance. L'inventeur, le découvreur, le leader, le conquérant se retrouvent en terre inconnue. Ils ont succombé à l'hybris en transgressant les règles qui structuraient leur état d'avant la crise. On voit alors chacun d'eux s'affranchir des repères premiers, inventer de nouvelles cartes, de nouvelles règles pour bâtir un système complètement détaché du réel et mettre en place des constructions imaginaires auxquelles ils commencent à croire. Pour se convaincre eux-mêmes un peu plus, ils cherchent à y faire adhérer des groupes, des pays ou des peuples entiers, sans cesse à la recherche de prophètes et de magiciens. C'est le début du délire, l'antichambre de la folie. C'est aussi le moment où le système initial va réagir et le réel faire son retour. La crise, brutale et sans pitié, vient remettre chacun à sa place. Les cartes sont rebattues et redistribuées. Une partie nouvelle peut commencer dans un paysage aux contours redessinés, jusqu'à une nouvelle transgression.

La crise économique globalisée, qui bouleverse en ce moment les fragiles équilibres du monde, est une illustration presque parfaite du phénomène. Le libéralisme commence à se redéfinir, contraint et forcé par ses propres excès. L'hybris que vont nous faire payer les dieux de la Bourse et des marchés 7 a pris aujourd'hui la forme d'un glissement transgressif de la liberté, fondement légitime et encadré de toute activité économique, au laxisme. Laxisme d'un pays, les États-Unis, laxisme d'une autorité de régulation, le Trésor américain, qui a tout laissé faire, enfin laxisme intéressé d'une caste professionnelle, les prestidigitateurs de la finance, qui en a profité sans pudeur ni remords jusqu'à l'implosion du système.

Et pourtant, les indices de la transgression étaient depuis longtemps sous les yeux de tous ! Mais qui a tiré les leçons de l'affaire Nick Leeson, petit trader ambitieux et secret, mettant à genoux la Barings ? Qui a vu dans les aventures ambigües de la Société Générale et de Jérôme Kerviel un second avertissement à 4,9 milliards d'euros ? Comment des « génies de la bourse », experts en mathématiques sortis dans la botte des plus grandes écoles, ont-ils pu croire et faire croire que les entreprises dont leurs fonds s'emparaient ou que leurs produits secrets et abscons pouvaient cracher tous les ans 15 points de rendement ?

En dix ans une « économie financière » aveugle, fausse et arrogante a développé un système autonome, consanguin et brutal qui a pris la cupidité de ses désirs pour la réalité. Le monde financier s'est séparé de « l'économie de production » aux bonus trop méprisables. Elle l'a tordue pour inventer une axiomatique hors de la vie, une sorte « d'économie non euclidienne » cohérente parce que close sur elle-même et menteuse, mais séductrice pour les amateurs de profits miraculeux... Wall Street, ses gourous et leurs disciples ont passé les bornes de la décence, du bon sens 8 et de la morale minimum. Aujourd'hui, la crise déferle. Le monde entier va payer très cher les nouvelles frontières d'une économie libérale globalisée. Mais les lignes auront bougé. Le système sera sans doute immunisé pour un temps contre la génération spontanée de fous et d'escrocs, jusqu'au jour où certains jardiniers de génie diront avoir trouvé une nouvelle essence d'arbres capables de monter jusqu'au ciel...

Ainsi, crise après crise, l'humanité, éternelle adolescente, fait-elle des expériences qui ne lui apprennent pas grand-chose mais remettent brutalement les pendules à l'heure. Sans doute évite-t-elle ainsi des explosions plus graves, voire une fin anticipée de son aventure. Après tout, il est heureux que Sisyphe retienne son rocher ! Sans doute aussi n'y a-t-il pas de progrès possible sans déséquilibre, ni de déséquilibre sans risques de chute. Et si l'histoire du monde est une succession de déséquilibres corrigés, c'est aussi une définition de la marche en avant.

  1. Genèse 2.16 et versets suivants.
  2. Hybris ou hubris, selon les transcriptions du grec ancien.
  3. Jacqueline de Romilly en donne la définition suivante : « la confiance insolente des ambitions mal calculées... » (in Problèmes de la démocratie grecque - Éditions Hermann - 2006).
  4. Cf. l'ouvrage emblématique de Francis Fukayama, La Fin de l'Histoire et le dernier homme.
  5. Voir à ce sujet l'ouvrage érudit et lumineux de Dany-Robert Dufour On achève bien les Hommes, éditions Denoël, 2005.
  6. Nous prenons ainsi à notre compte l'injonction divine qui suit le récit de la Création : « Remplissez la terre et assujettissez-la ! ».
  7. En référence à un autre ouvrage de Dany-Robert Dufour, Le divin marché, éditions Denoël ,2007.
  8. « En devenant trader, j'ai perdu le sens des réalités. Pour moi, une journée à un million d'euros, c'était nul... » (Jérôme Kerviel sur RTL info, le 22 janvier 2009).
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2009-3/de-l-utilite-des-crises.html?item_id=2944
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