Xavier TIMBEAU

Directeur principal de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et professeur à Centrale Supélec et à l'École nationale des ponts et chaussées.

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2009, année d'incertitude et de risque extrême

Tous les indicateurs sont au plus bas. En se renforçant les uns les autres, les différents processus récessifs deviennent imprévisibles. Nos économies peuvent connaître une récession d'une ampleur exceptionnelle. Seule une action publique énergique pourrait en réduire l'impact.

Diffusés avec retard à cause d'un mouvement de grève le 29 janvier 2009, les derniers chiffres des inscriptions au pôle emploi (autrefois appelé l'ANPE)1donnent le vertige. Depuis que cet indice existe (1991), avec plus de 100 000 demandeurs d'emploi supplémentaires en novembre et décembre 2008, de nouveaux records sont battus. Le rythme d'augmentation mensuel des six derniers mois de l'année 2008 est maintenant supérieur à celui atteint en 1993. Les perspectives déclarées par les entreprises en matière d'emploi laissent anticiper que le pire est encore à venir. Aux États-Unis ou au Royaume-Uni, en Espagne ou en Allemagne, les marchés du travail se dégradent également à une vitesse jamais observée. Près de 600 000 emplois ont été détruits aux États-Unis en janvier 2009, portant le taux de chômage à 7,6 % de la population active alors qu'il était inférieur à 5 % il y a quelques mois.

Dans le même temps, les indications, pourtant parcellaires et imprécises, sur les défaillances d'entreprises, doublent le sentiment d'inquiétude. Une récente étude d'Altares montre une nette accélération des défaillances d'entreprises en France2. Au Royaume-Uni, par exemple, elles ont plus que doublé en 2008 par rapport à 2007.

Ces deux éléments - chômage en hausse très rapide et défaillances d'entreprises plus nombreuses - se combinent pour augurer d'un futur sombre. En effet, le ralentissement de l'économie ne passe plus seulement par le chômage partiel, des licenciements ou des fins de contrats à durée déterminée, mais se fait par des fermetures en masse d'entreprises.

Le volant de flexibilité de l'économie française a déjà été mobilisé. Maintenant, au lieu de licenciements contrôlés, motivés par une réduction prévisible de l'activité, ce sont de brutales cessations d'activité qui induisent des pertes d'emplois plus rapides et plus importantes.

La conjoncture dans la zone rouge

À cela s'ajoutent des indices économiques qui sortent tous de leur « plage » habituelle ; la production industrielle a chuté de plus de 15 % depuis le pic de la fin de l'année 2007 ; l'enquête auprès de l'industrie de l'INSEE, publiée en janvier 2009, indique une valeur du sentiment général des affaires qui est inférieure de 2,8 fois l'écart type à la moyenne de la série depuis qu'elle est collectée ; l'enquête services présente la même caractéristique. L'indice ISM recueillant les intentions des directeurs d'achats est au plus bas ; la nouvelle série d'indicateurs de confiance des consommateurs a atteint un plancher jamais constaté. Bâtis sur des différences d'opinion, ces indicateurs se rapprochent en fait d'un sentiment unanime où tous les interrogés répondent négativement aux questions posées, sauf dans l'enquête bâtiment où la tendance est clairement à la baisse, mais où le potentiel de réduction est encore fort. En fait, hors cette dernière enquête, les indicateurs usuels s'approchent de la zone où ils perdent leur pouvoir de mesure.

Ces éléments sont quelques-uns parmi tant d'autres qui font une situation conjoncturelle exceptionnelle. Les derniers trimestres de l'année 2008 ont apporté leur lot d'évènements spectaculaires, de la faillite d'une grande banque d'investissement américaine à des mesures de politique monétaire inscrites dans aucun manuel, condamnant les banquiers centraux à l'improvisation et les gouvernements à aligner des sommes fantastiques pour consolider le système financier et empêcher la déroute.

La fin de l'année 2008 a vu émerger le risque de défaillance de pays, de l'Islande à la Hongrie. La Russie a consommé en quelques mois, alors que le prix du pétrole a été divisé par trois (!), le cinquième de ses réserves de change, pourtant considérables, puisqu'elles étaient de plus de 500 milliards de dollars en juillet 2008. Si la baisse de ses réserves continue à ce rythme, la Russie devra faire face à un problème majeur de financement de ses importations à l'été 2009. Qu'après la crainte de la faillite d'une institution financière apparaisse celle d'un pays promet quelques nouvelles journées agitées à la finance mondiale.

Les institutions financières sont en matière de risque financier comme les prédateurs en haut de chaîne alimentaire. Elles collectent et concentrent les risques comme un thon accumule le mercure. Ce genre de défaillance les remettra instantanément à genoux et dépendantes de recapitalisation en urgence par les quelques États encore capables d'emprunter.

Le pire est possible

Dans ces circonstances hors de l'ordinaire, l'élaboration de scénarios de conjoncture est un exercice dérisoire. Nous sommes entrés dans une phase d'incertitude radicale où les mécanismes en jeu (par exemple les faillites en nombre) et l'homogénéisation des anticipations (par exemple toutes les entreprises d'un secteur prennent une stratégie défensive et reportent leurs investissements) nous projettent hors des zones de fonctionnement connues des économies développées. La synchronisation des conjonctures entre les pays démultiplie les enchaînements et fait changer d'échelle l'impact des chocs sur les comportements. En se renforçant les uns les autres, les différents processus récessifs deviennent imprévisibles. Nos économies peuvent connaître une récession d'une ampleur exceptionnelle.

Dans les cinquante dernières années, les économies développées ont été confrontées plusieurs fois à des récessions de 1 ou 2 points de PIB sur une année. Aujourd'hui, on peut craindre, à défaut de le prévoir, un recul de l'activité de 10 %, étalé sur quelques années. À une moindre production de richesse peut s'ajouter la déflation, phénomène observé au Japon dans les années 1990, qui en prolongerait les conséquences sur plusieurs années.

La hausse des défaillances d'entreprises et le retournement des marchés immobiliers peuvent être le déclencheur du processus de déflation. Dans le cas d'une entreprise, la liquidation de capital physique, la mise au rebut de capacités de production et la destruction de capital intangible (marques, savoir-faire, relations clientèle ou fournisseurs, organisation sociale) sont en soi une catastrophe, une destruction dont il faudra plusieurs années pour effacer les traces.

Mais dans un contexte de réduction ou de ralentissement de l'activité, cette liquidation s'accompagne d'une dépréciation brutale. Ces actifs liquidés ne trouveront preneur qu'à vil prix : soit parce qu'il manque l'accès au crédit (les anticipations des banques font que le risque de défaut ne peut qu'augmenter), soit parce que ce capital physique n'a pas de rentabilité faute de clients, soit par opportunité (pourquoi saisir aujourd'hui une offre qui demain sera plus intéressante ?). Ce qui touche les actifs productifs affecte similairement les actifs immobiliers ou financiers. La chute a été spectaculaire pour les Bourses (25 000 milliards de dollars de capitalisation boursière envolés depuis un an) et elle le sera, quand elle ne l'est pas déjà, sur les marchés immobiliers un peu partout dans le monde.

Les conséquences de ces destructions de richesses et de patrimoine seront dévastatrices : c'est le processus de debt deflation décrit par Irving Fisher dans son analyse de la crise de 1929. Si les actifs se déprécient, en revanche, les dettes sont fixées en monnaie courante. Le nombre des entreprises ou ménages en valeur nette négative3augmente. Les faillites se multiplient, mécaniquement, et accentuent la spirale de dépréciation des actifs. Les coûts de production diminuent et les prix baissent. La pression sur les salaires par la contraction de l'activité et la hausse du chômage fait alors diminuer les salaires. La déflation accentue encore le mécanisme de dépréciation des actifs ; les anticipations de baisse future de prix alimentent cette spirale.

Une fois enclenchée, une déflation est difficile à enrayer. L'expérience du Japon des années 1990 a été analysée largement par la Réserve fédérale américaine. L'argument est simple : lorsque la déflation s'amorce, les taux d'intérêt réels augmentent et les taux directeurs ne pouvant être négatifs, il n'est plus possible de mener une politique monétaire traditionnelle pour stimuler l'activité.

Incertitudes, irréversibilités et instabilités

À ce tableau, il convient d'apporter quelques touches plus sombres. Le processus de déflation qui menace découle de la crise bancaire, que ce soit par le canal du crédit bancaire, des effets de richesse ou encore de la perte d'efficacité de la politique monétaire. Les défaillances à venir d'entreprises, de ménages ou encore d'États fragiles, pèseront sur les banques dont elles dégraderont à nouveau les bilans. D'autres recapitalisations seront nécessaires pour prévenir un effondrement bancaire. Les déficits budgétaires prévus pour la fin de l'année 2009 (supérieur à 10 % du PIB aux États-Unis, 8 % au Royaume-Uni, plus de 4 % en France) indiquent les ordres de grandeur des choix qui sont faits dans l'urgence. Or l'expérience japonaise des années 1990 nous enseigne que le pire étant difficilement imaginable, les plans de relance sembleront ne pas remplir leurs promesses.

Malgré les déficits, malgré les centaines de milliards de recapitalisation, la croissance ne reviendra pas et la situation ne sera pas durablement assainie. Pourtant, sans ces plans, la récession aurait été plus profonde, plus grave et plus systématique. Mais cela n'empêchera pas certains de conclure que les plans de soutien ont été inefficaces, mal conçus ou mal exécutés. On pensera que l'on a fait trop de social, de béton ou pas assez de sectoriel. Les oubliés des premiers plans se rappelleront au souvenir des opinions et des dirigeants, arguant que l'absence de résultat n'a pour explication que la négligence dont ils ont été victimes. Et on ajoutera à l'instabilité économique, l'instabilité de la politique économique.

Au consensus impossible à maintenir sur la politique à conduire, s'ajouteront les fractures sociales. La crise ne frappera pas uniformément.

D'un côté, le salarié trop âgé pour espérer une reconversion mais trop jeune pour pouvoir se retirer de la vie active, verra avec effroi son entreprise fermer et son secteur d'activité disparaître. L'artisan ou le commerçant, confronté à une chute de son chiffre d'affaires, sera poussé par ses créanciers et ses banquiers à liquider à bas prix son affaire et perdra en quelques mois la retraite accumulée en une vie de travail. Le jeune diplômé subira toute sa vie active les années de son entrée ratée sur un marché du travail en berne.

De l'autre côté, tel autre artisan profitera de la grande braderie des moyens de production ou compensera les clients perdus par ceux que son concurrent malheureux aura abandonnés. Ou alors, parce qu'exerçant dans un secteur moins brutalement touché, abrité par un statut ou par la force d'une grande institution, tel autre profitera au contraire des baisses de prix, que ce soit dans l'immobilier ou dans les biens de consommation. Et c'est sans parler des élites qui perdront sans doute beaucoup, mais qui, au contraire des autres, ne perdront pas tout.

Agir vite et fort

L'enclenchement d'irréversibilités, la perspective de la déflation, l'alignement des anticipations, la fragilité du consensus de politique économique sont les ingrédients d'une année 2009 marquée par l'incertitude et le risque extrême. La stratégie de politique économique doit être de sortir au plus vite de la zone de non-retour par une relance vigoureuse. Le plan voté par les États-Unis (787 milliards de dollars sur deux années) est peut-être sur-calibré. Mais, en en faisant trop, il écarte les scénarios du pire. En Europe continentale, les gouvernements cherchent encore à faire au plus juste. En voulant ne pas trop engager les finances publiques, ils relancent prudemment mais chichement, risquant de voir la situation leur échapper. En comptant sur leurs voisins, ils essaient d'être les « passagers clandestins » de la relance. Cette stratégie ne conduira qu'à concrétiser le pire.

  1. www.travail-solidarite.gouv.fr/IMG/pdf/PI200811_internet.pdf
  2. www.altares.fr/fichier/Altares_defaT3-2008.pdf
  3. La somme des actifs évaluée au prix de marché est inférieure à la somme des passifs, y compris les fonds propres pour les entreprises. La somme des patrimoines, et éventuellement des flux actualisés de revenus tirés du travail, est inférieure à la somme des dettes contractées pour les ménages.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2009-3/2009-annee-d-incertitude-et-de-risque-extreme.html?item_id=2928
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