Xavier GUILHOU

Expert en géopolitique et président de XAG Conseil.

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Sortie de crise : quels scénarios ?

À partir de l'analyse du niveau de crise dans lequel se trouve aujourd'hui la planète, à quelle échéance peut-on envisager d'en sortir, et comment ?

Les effets de la crise financière se situent dans la continuité de tous ces évènements dits « hors cadres » 1 qui interpellent la résistance de nos modèles de vie et la résilience de nos populations depuis deux décennies. Elles nous engagent dans des ruptures majeures où nos modèles mentaux sont éprouvés sur le fond. Les causes sont très bien résumées dans plusieurs rapports d'enquête du Sénat et du Congrès américains après le 11 septembre et la catastrophe du cyclone Katrina : « failure of imagination, failure of initiative, failure of leadership ». Les pathologies sont toujours les mêmes : en premier lieu, personne n'y croit, puis tout le monde relativise pour déboucher sur le même état de sidération face à la brutalité des évènements. Ensuite, la crise est gérée tant bien que mal avec une absence totale de visibilité et de traçabilité. Les meilleurs plans sont la plupart du temps pulvérisés, avec pour effet immédiat des ruptures de confiance lourdes. Nos dirigeants y confondent souvent urgence et priorité sous la pression des médias et des opinions. Quant aux populations, face à des repères brouillés, des espaces-temps détruits, des jeux d'acteurs explosés, elles se replient sur des besoins vitaux et des réflexes grégaires.

Qualifier les évènements

Le plus délicat est de bien qualifier les évènements et de savoir quel est le niveau de gravité de la crise. Cela conditionne l'entrée dans la crise, le formatage de son pilotage, mais surtout les conditions de la sortie.

Lors du cyclone Katrina, l'Amiral Thad Allen 2 avait fait le constat suivant : « Compte tenu de notre modèle mental, nous nous sommes préparés pour traiter un ouragan de niveau 1... alors que nous devions faire face à l'équivalent d'une arme de destruction massive sans intention criminelle...». De fait, toute la capacité de pilotage de ce désastre fut piégée par cette erreur initiale de qualification de l'évènement.

L'analyse de la crise actuelle donne la même impression 3: tout le monde a cru pendant un an que les « subprimes » étaient une simple bulle spéculative immobilière, alors que nous sommes confrontés à une « forme d'autodestruction massive de notre modèle de vie, mais cette fois-ci avec intention spéculative délétère ! »

Ce sont souvent l'ampleur des dégâts et l'importance des victimes qui nous ramènent à la réalité et nous obligent à nous poser la question de la « sortie de crise ». Comment faire ? Avec qui ? À quel moment est-ce possible ? Il s'agit d'une étape délicate qui dépend du scénario et de la stratégie retenue, une mauvaise option pouvant engendrer des processus pires que la crise elle-même. N'oublions pas cette petite phrase de Molière dans Le malade imaginaire : « Presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leurs maladies ! » Souvenons-nous aussi des remèdes de la crise de 1929, présents actuellement dans tous les esprits : Ils nous ont menés directement à la catastrophe de la seconde guerre mondiale.

Cinq niveaux de crise et de sortie de crise

Pour faciliter la pédagogie de cet exercice de réflexion, prenons une échelle de classification, un peu comme celle des spécialistes des ouragans, et essayons d'imaginer ce que pourraient être ces scénarios et possibilités de sortie de crise par rapport au contexte que nous vivons :

  1. Niveau 1 : La bulle spéculative des « subprimes » s'effondre. Il s'agit du scénario auquel nous avons été confrontés il y a 18 mois. La gestion de la crise se limite à une stratégie de quarantaine : il faut isoler, nettoyer, soigner et assainir.

    Dans ce type de configuration, les mesures de sortie de crise restent techniques, managériales et peuvent se limiter à la remise en ordre d'un coeur de métier, d'un coeur de marché, d'une sphère financière ou technologique, d'une région... Les dégâts sont relativement limités et ne vont pas affecter durablement le fonctionnement de l'économie ou de la société. C'est ce qui a été mis en oeuvre dans les années 1980 avec l'effondrement de secteurs entiers dans l'industrie, en 1990 après l'éclatement de la bulle immobilière de 1989, en 1997 avec la crise asiatique ou en 2000 après celle d'Internet. C'est ce qu'a essayé de faire le secrétaire d'État américain au Trésor, Henri Paulson, avec son plan.


  2. Niveau 2 : Les effets toxiques générés par l'éclatement de la bulle se propagent largement à l'ensemble des réseaux vitaux. C'est le scénario que nous connaissons depuis septembre 2008 avec le transfert de la crise du monde financier aux réseaux bancaires, avec des effets collatéraux de grande amplitude sur l'économie réelle. Les impacts sont globaux : ils génèrent récession, chômage de masse et perte de richesse. Nous sommes sur un processus de contamination bien connu, notamment avec les pandémies : il s'agit d'une crise système.

    Dans ce type de situation, il y a toujours un minimum de débordements des défenses et les dégâts peuvent être très lourds. C'est le cas actuellement avec des secteurs bien ciblés comme l'immobilier, l'automobile, le BTP qui perdent entre 30 et 70 % de leur activité... En revanche, tant que les digues tiennent, en l'occurrence les banques, il est possible de concentrer l'énergie et l'intelligence du système pour assister de façon massive les dispositifs sinistrés et éviter ainsi un « crash » général. Le recours à la dette et au déficit public est souvent la seule solution immédiate pour faire face à la contraction des liquidités sur les marchés. C'est le retour de l'État qui peut jouer une réassurance du système en allant jusqu'à la nationalisation des secteurs sinistrés, surtout s'ils sont vitaux pour le pays. La plupart du temps les dégâts se limitent à de la destruction de valeurs, de « business models » (cf. l'automobile) et d'emplois (cf. la montée du chômage). Dans ce contexte, les États doivent user de leur pouvoir souverain pour apporter la caution de leur signature et acheter massivement la « paix sociale ».

    La sortie de crise se concentre essentiellement sur le renforcement des défenses du système au niveau macro et, surtout, sur la restauration de la confiance au niveau micro. Les meilleures stratégies s'appuient sur des modes d'actions qui doivent être très décentralisés au plus près des populations (approche cellulaire) et des secteurs touchés (approche en réseau). Pour y arriver, il faut mettre la société civile et les opérateurs vitaux au coeur du traitement de la « sortie de crise ». Tout se joue avec de la proximité et de la flexibilité. Pour réussir, il faut « tenir le carrefour » 4 et faire ce que les Américains appellent de « l'empowerment » en communiquant le plus clairement possible avec la population. En cela les Américains ont une capacité de résolution opérationnelle de la crise actuelle qui est supérieure aux Européens en termes d'efficacité et de réactivité.


  3. Niveau 3 : Ce sont les banques, voire les compagnies d'assurance, qui bloquent le marché interbancaire, sous l'effet de nouvelles faillites spectaculaires. Nous sommes alors sur un scénario d'effondrement général de la confiance qui se traduit par des retraits massifs et instantanés avec des effets collatéraux irréversibles dans l'économie réelle. Nous pouvons aussi avoir un scénario hexogène qui viendrait d'un repli de la Chine : déstabilisée de l'intérieur par des masses d'ouvriers sans travail dans les faubourgs de ses mégalopoles industrielles, elle peut décider d'appliquer pour elle-même le principe de précaution en ne soutenant plus le dollar afin de conserver la stabilité politique... Un tel scénario provoquerait de fait une crise majeure sur le plan international. Il s'avèrerait très grave pour la zone euro qui est de plus en plus fragilisée par l'explosion de ses déficits publics...

    Dans ces scénarios de rupture bancaire ou monétaire, les digues cèdent et c'est la mise en faillite immédiate du pays. Nos démocraties ne connaissent plus ce type de menace bien que nous l'ayons côtoyée avec l'implosion argentine, voire récemment avec l'Islande. Dans cette hypothèse, nous basculons instantanément dans une crise sociétale avec des situations incontrôlables sur les registres de la paix sociale et de la paix civile. Les niveaux de destructions sont dès lors beaucoup plus tangibles et, selon le niveau de catharsis collective, les tensions peuvent aller jusqu'à la guerre civile.

    À ce niveau, la gestion de la crise est beaucoup plus du domaine de la sécurité publique que de l'économique. Quant à la sortie de crise, elle mettra beaucoup de temps car il faudra tout remettre en cause et l'asseoir d'abord sur un travail de résilience des populations qui est lourd, surtout s'il y a eu affrontement. Dans ce type de scénario, la priorité est de rétablir l'ordre public, l'État de droit et de remettre en marche les réseaux vitaux qui auraient été impactés par les évènements (transports, énergie, eau, télécoms, banques...). La sortie de crise oscille alors entre la démilitarisation de tous les phénomènes de radicalisation et la survivance du système collectif. Dans ce type de contexte le maintien, voire le renforcement de l'autorité de l'État est crucial pour garantir la sécurité intérieure et pour rétablir le minimum de fonctionnalités vitales sur le plan collectif.


  4. Les niveaux 4 et 5 sont d'un autre ordre. Heureusement, nous n'en sommes pas là pour le moment mais nous ne pouvons pas les exclure dans l'analyse des scénarios compte tenu du niveau de tension géostratégique et des radicalisations identitaires en cours au niveau international. La conjonction d'emballements régionaux avec la crise économique nous conduirait très rapidement à ces niveaux.

    Le premier est celui du passage de déstabilisations internes à des destructions entre nations. C'est alors le retour de la guerre ou de conflits dits de « haute intensité », hypothèses auxquelles nous ne croyons plus en Europe, à la différence des États-Unis. Il suffit de considérer simplement ce qui se joue actuellement sur les marges de l'Europe orientale pour s'apercevoir que la notion « d'espace vital » a retrouvé une certaine actualité sur notre vieux continent...

    Le second serait l'émergence de menaces avérées de destructions massives sur des régions stratégiques avec des scénarios aujourd'hui à priori invraisemblables, mais pas forcément impensables. Il suffit là aussi de suivre ce qui se joue du côté de l'Iran, en Afghanistan, entre le Pakistan et l'Inde ou de considérer les intentions sacrificielles des réseaux terroristes. Les scénarios de « sortie de crise » sont là très longs et complexes. Ils sont en général d'ordre civilo-militaire. Les exemples récents du Liban, de l'ex-Yougoslavie, ou du Moyen-Orient, qui correspondent le plus à ces niveaux de gestion de crise, montrent qu'il faut plusieurs décennies pour sortir de ce type de situation. Ils remettent en cause beaucoup plus qu'un modèle de vie et qu'un modèle mental.

Où se situer ?

Pour autant, nous avons des exemples de conduite de sortie de crise réussie qui indiquent que nous pouvons éviter de passer par des tragédies collectives : les cas de la reconstruction des pays de l'Est et de la sortie de crise de l'Argentine montrent qu'il est aussi possible de réduire l'intensité d'une crise en évitant de franchir le seuil fatidique du niveau 2. Pour arriver à ces résultats, il a fallu déployer beaucoup d'intelligence et de proximité sur le terrain, mais aussi des moyens colossaux et bien ciblés sur le plan financier.

Actuellement, nombreux sont les prédicateurs de tout bord qui annoncent que la crise serait finalement moins grave et qu'une sortie pourrait être imaginée fin 2009, début 2010, grâce à la mobilisation des États et à leurs plans de soutien massif aux économies. Leurs annonces font écho aux prévisions des Cassandres qui précisent que le coeur du cyclone n'a pas encore frappé et que le pire est à venir... En fait, personne ne sait exactement où nous en sommes, alors que de nouvelles répliques frappent aux portes des banques ! Cette fébrilité est souvent le signe d'une mauvaise qualification des évènements.

Aujourd'hui, nous devrions nous situer apparemment quelque part entre le niveau 2 et le niveau 3. Personne n'est vraiment en mesure d'affirmer que la situation soit vraiment stabilisée en 2, malgré les plans de relance mis en jeu et les stocks de richesse détenus par nos pays. Par ailleurs nul ne sait véritablement si les digues sont en mesure de tenir ou pas ! Une chose est certaine : compte tenu des dégâts déjà constatés, la sortie de crise risque d'être délicate et longue : au minimum 5 ans ! Pour l'instant des moyens considérables sont mobilisés au niveau macro (2 000 milliards de dollars), il reste toutefois à mettre en oeuvre le plus dur et le plus délicat, à savoir un peu d'intelligence et de proximité au plus près des populations !

Cette crise a révélé combien notre modèle mental très « matérialiste » et « cupide » est vraiment fragilisé de l'intérieur. Nos sociétés sont gangrenées par le surendettement, la surconsommation et tous ces modèles économiques du « hors-bilan » qui ont diffusé des produits toxiques lourds de conséquences. Tant que les digues tiennent, la sortie de crise peut se faire avec quelques mesures entre gouvernements et au sein de chaque État en liaison avec les secteurs sinistrés. Elles vont coûter très cher aux générations futures car il faudra bien payer un jour ces dettes colossales contractées dans l'urgence (qui s'ajoutent aux autres qui ont été contractées depuis trois décennies pour financer de façon indolore la jouissance du système...). Par contre, si elles cèdent, nous passerons à autre chose et l'élément dimensionnant de la sortie de crise se jouera alors sur le plan politique avec le maintien de la paix sociale et de la paix civile.

Ne soyons pas naïfs : à un certain niveau de tension, ces dimensions ne s'achètent plus ! Il ne faut pas oublier que la clé de voûte d'une sortie de crise comme celle que nous vivons reste en priorité la restauration de la confiance. Il s'agit d'une matière molle qui n'a pas de rationalité et qui repose sur un « affectio sociatis » avec lequel il est délicat de jouer, notamment sur le plan politique et surtout médiatique.

Nos sociétés, avec cette crise de très grande amplitude, sont en train de flirter à nouveau avec des réalités qu'elles n'ont plus l'habitude de fréquenter. La tentation est souvent de regarder en arrière pour ne pas voir lucidement les défis qui sont devant nous. Fénelon écrivait à ce propos : « Il n'y a pas de plus dangereuse illusion que la notion par laquelle les gens s'imaginent éviter l'illusion ». En cela penser la « sortie de crise » est un exercice redoutable ! Au-delà de l'honnêteté intellectuelle, qui consiste à désigner les évènements comme ils sont, cela demande un certain courage. Aujourd'hui, l'un des risques majeurs pour nos sociétés serait de recourir à l'inflation. Cela permettrait de gommer en douceur les effets désastreux des endettements, des déficits publics...

Cette crise porte en elle tous les germes du populisme, du nationalisme et de tous ces excès de gouvernance que l'histoire des peuples connaît trop. C'est ce courage qui nous a manqué dans les années 1930 ! Essayons d'inventer cette fois-ci d'autres postures de sortie de crise qui soient véritablement plus audacieuses face aux défis de ce nouveau millénaire et, surtout, responsables face à l'Histoire.

  1. Voir articles de Xavier Guilhou et Patrick Lagadec dans la revue Préventique sécurité n° 88, « Katrina : Quand les crises ne suivent plus le script » p. 31 à 33 et n° 101 « Quand les fondamentaux sont touchés, la gestion de crise en mutation », p. 33 à 37.
  2. Commandant les garde-côtes américains, puis responsable du pilotage de la crise auprès du président Bush et à la tête de la FEMA, l'Agence fédérale des gestions de crises.
  3. Cf. « Les crises hors cadres et les grands réseaux vitaux : Katrina - Faits marquants, pistes de réflexion » Mission de retour d'expérience. La Nouvelle Orléans (Louisiana), Gulfport (Mississipi), 19-25 février 2006 ; Washington, DC, 13-15 mars 2006 ; EDF, Direction des Risques Groupe, avril 2006. Cf. www.xavierguilhou.com rubrique publications/rapports.
  4. Lire les essais des mois d'octobre et novembre 2008 : « Ouragan sur l'Atlantique nord » et « Quand les digues cèdent » www.xavierguilhou.com 
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2009-3/sortie-de-crise-quels-scenarios.html?item_id=2939
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