Edwin LE HERON

est économiste. Il est maître de conférences à Sciences Po - Bordeaux, chercheur au SPIRIT (Science Politique - Relations Internationales - Territoire) et président de l'Association pour le développement des études keynésiennes (Adek).

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Pour un changement de paradigme avec Keynes

La théorie économique peut-elle apporter des solutions et concourir au redressement des économies ? Si l'on voit bien les dégâts causés par plus de vingt ans d'un libéralisme financiarisé et décomplexé, on peut sans doute se tourner vers Keynes et ses réflexions sur la régulation du capitalisme pour repenser le système économique mondial.

Une théorie économique raconte une histoire. S'appuyant sur une « vision » de l'homme, l'économie est normative. Longtemps elle s'est appelée économie politique. Et puis est venue l'illusion d'une science pure. L'idéologie est devenue un gros mot, source de tous les maux. Avec l'économie pure, Léon Walras a rêvé de séparer la science de la morale. Non pour oublier la morale, mais pour la traiter séparément dans un second et troisième volumes : l'économie sociale et appliquée. Alors s'est développée l'idéologie d'une théorie économique sans idéologie, d'une science pure et la question morale a été oubliée. Le mythe de l'« homo oeconomicus » s'est imposé. D'une recherche d'objectivité neutre aux valeurs, on est passé à une science sans valeur.

Un paradigme économique est constitué de trois niveaux. La problématique pose les questions jugées essentielles, donne une vision de l'homme, une histoire d'idéal. L'analyse forge les outils de cette problématique et examine le monde tel qu'il est. Enfin, la politique économique développe les moyens de l'action, afin de transformer le réel pour le rapprocher du projet.

Si Adam Smith, Marx ou Keynes concevaient l'économie comme politique, la victoire après 1945 de la théorie néoclassique de Walras impose une « science » économique objective. Les progrès considérables d'une analyse ne précisant plus ses hypothèses et une forte spécialisation rendent ces fondements idéologiques de plus en plus indétectables. Le projet de Walras a été transformé en une sophistication de la seule économie pure qui, concluant à un équilibre spontané des marchés, n'a nul besoin d'une action économique. Le laisser-faire reste le mot d'ordre. Seul le second niveau de l'analyse constitue la définition de la science économique moderne. Bien sûr, il y eut des contradicteurs. Mais le pessimisme des classiques anglais oublié, l'option marxiste effondrée, l'interventionnisme des keynésiens caricaturé, les années 1980 ont vu un libéralisme financiarisé triomphant nous promettre des lendemains qui chantent. Une bien belle histoire !

Il faut revenir à l'essentiel. Quelle histoire nous raconte la « science » économique néoclassique ? Quels mythes a-t-elle forgés ? Nous pourrons ainsi comprendre la crise et pourquoi les vrais entrepreneurs ne se retrouvent pas dans ce capitalisme financiarisé dévoyé. Puis nous montrerons la nécessité de changer de paradigme en développant la modernité de Keynes.

Les mythes du libéralisme financier

Le retour à un libéralisme décomplexé après 1980 a été l'occasion d'affirmer quelques-uns des plus beaux mythes 1 de la science économique. Les marchés s'autorégulent, au moins à long terme. L'hypothèse d'une information parfaite étant nécessaire, les économistes souhaitant parler d'incertitude sont priés de croire aux « anticipations rationnelles ». La meilleure répartition des revenus est l'oeuvre des marchés. L'OMC doit veiller à la construction d'un marché global sans entrave pour les biens et services et les capitaux. Cette globalisation est source de croissance et permet grâce aux avantages comparatifs de Ricardo une convergence de toutes les économies vers le même niveau de développement.

La théorie néoclassique néglige la monnaie. Le financement doit se faire par l'épargne, faisant du rentier le moteur de la croissance. Il est donc normal que les actionnaires exigent des rendements financiers de 12 % voire 15 % par an, ce qui poussera les entreprises à mieux sélectionner les investissements et « rationaliser » la production. Afin de partager la vision de l'actionnaire, les dirigeants d'entreprise doivent être rémunérés (largement) par des stock options. Construire des fonds de pension assurera la prospérité de nos retraités et alimentera la finance en capitaux. Comme il ne faut pas décourager le rentier, toute fiscalité intempestive sur l'épargne et le capital est à proscrire. Les banques centrales doivent devenir indépendantes et lutter uniquement contre l'inflation pour préserver les revenus des rentiers.

L'équilibre des finances publiques doit être recherché. Ainsi dépossédés des politiques monétaire, budgétaire et de revenu, les hommes politiques n'agiront plus avec « incohérence temporelle » et, grâce aux économistes, la main invisible nous conduira au paradis.

Les ménages ayant vu leurs salaires bloqués, ils sont priés de pousser leur consommation grâce à un endettement croissant garanti sur la valeur de leur patrimoine. Ainsi les ménages dépensant ce qu'ils n'ont pas encore gagné, les entreprises pourront faire des profits sur des produits qu'elles n'ont pas encore financés afin de verser les dividendes exigés aujourd'hui sur toutes ces belles promesses. Quel économiste sérieux pourrait douter que la rémunération du capital financier puisse durablement dépasser de 10 % les gains de productivité de l'économie réelle sans nier la création de richesse due à l'innovation financière ? Quelques esprits chagrins se plaindront d'une augmentation des inégalités sociales. Nos économistes leur expliqueront qu'elles sont nécessaires car elles motivent l'initiative individuelle et, les personnes riches épargnant plus, facilitent l'investissement.

Voilà la belle histoire racontée ces trente dernières années. Histoire à dormir debout. Pour le résultat que l'on sait. Est-ce qu'un chef d'entreprise comme Keynes l'entendait peut se reconnaître dans ce capitalisme financier cynique et darwinien ? Keynes disait « Quand les faits changent, je change. Alors changeons ! »

Une histoire d'entrepreneur selon Keynes

L'histoire que nous raconte Keynes est moins optimiste, mais plus réaliste. En déplaçant l'analyse du marché vers la production, il place l'entrepreneur au centre du système. Un économiste admet enfin l'importance de la subjectivité et de la psychologie des comportements. En 1905, à 22 ans, Keynes développe trois dimensions de sa problématique que nous retrouvons 30 ans plus tard dans sa Théorie générale. Premièrement, il abandonne tout déterminisme en prenant en compte l'incertitude radicale sur le futur. Deuxièmement, sa démarche est holiste ; on ne peut comprendre la macroéconomie par la seule agrégation des comportements individuels. Troisièmement, il ne faut jamais sacrifier le présent au futur.

L'homme doit sans arrêt prendre des décisions sans pouvoir mesurer les conséquences exactes de ses actes à long terme, car le monde change avant que toutes les conséquences de nos actions ne se fassent sentir. Le long terme se détermine comme une suite de situations de court terme qui elles-mêmes dépendent des anticipations à chaque période. La confiance est la variable déterminante car les anticipations sont largement autoréalisatrices : pensez la crise demain et vous la créez aujourd'hui.

En économie, lorsqu'une majorité de la population sort avec un parapluie, il se met à pleuvoir. Face à l'incertitude, nous avons tendance à copier les autres ou à suivre des conventions. Keynes affirmait en 1931 : « Un bon banquier, hélas, n'est pas celui qui prévoit le danger et l'évite, mais celui qui, s'il est ruiné, l'est conformément aux règles et traditions et avec l'ensemble de sa profession, en sorte que personne ne peut rien lui reprocher ». Une dernière solution face à l'incertitude est de rester liquide pour mieux réagir, d'où l'importance de la monnaie, liquidité par excellence.

Selon Keynes, le vrai capitalisme accepte de se projeter dans le long terme « en dominant les forces obscures du futur » et en supportant lui-même les risques pris. L'entrepreneur est le héraut du capitalisme ; ses anticipations déterminent l'investissement, la production et l'emploi. L'esprit d'entreprise est la renonciation à la liquidité, contrairement à l'esprit spéculatif. « De toutes les maximes de la finance orthodoxe, il n'en est aucune de plus antisociale que le fétichisme de la liquidité ». Si la monnaie est un des moteurs économiques, le désir de possession de l'argent est une pathologie sociale. Il faut défendre l'esprit d'entreprise car « les spéculateurs peuvent être aussi inoffensifs que des bulles d'air dans un courant régulier d'entreprise. Mais la situation devient sérieuse lorsque l'entreprise n'est plus qu'une bulle d'air dans le tourbillon spéculatif. » Si la finance peut se croire un temps autonome, elle ne peut à long terme qu'être nourrie par les gains de productivité et la production de valeurs réelles. Les rentiers ne sont pas le moteur du capitalisme.

En fixant le niveau de la production selon ses anticipations, l'entrepreneur a plus de pouvoir que les ménages ou l'État. Les banquiers arrivent en second puisqu'ils peuvent financer ou pas les paris productifs des entrepreneurs. Ainsi la vision du futur de l'entrepreneur va s'imposer aujourd'hui puis modeler réellement notre futur. Cet entrepreneur est celui des PME qui prennent de vrais risques, construisent les richesses réelles, sans parachute doré, ni stock option. Mais il ne faut pas confondre keynésianisme et fordisme. Au niveau macroéconomique, Kalecki montrait que : « les entrepreneurs gagnent ce qu'ils dépensent et les ménages dépensent ce qu'ils gagnent ». En revanche, si Ford paye bien ses ouvriers, ceux-ci achèteront des voitures, mais des Chrysler moins chères. Ainsi l'entrepreneur soumis aux contraintes microéconomiques de rentabilité ne peut suivre Ford sans risquer de disparaître. Ce dilemme micro-macro explique une production insuffisante et un chômage durable. Personne ne pourra contraindre un entrepreneur à embaucher s'il ne pense pas écouler sa production. Si les entrepreneurs ne veulent plus investir, les banquiers plus prêter et que les ménages souhaitent moins consommer, l'État ne pourra pas faire grand'chose, car seul le retour de la confiance signifiera la fin de la crise économique. Et la confiance ne se décrète pas.

Ne pas sacrifier le présent au futur, c'est accepter de s'endetter aujourd'hui pour produire les richesses de demain, faire croître les revenus, donc l'épargne. Alors que se serrer la ceinture pour épargner réduit la demande et les débouchés, supprimant le moteur de l'investissement.

Si la liberté d'entreprendre est fondamentale, les marchés ne sont pas autorégulés. Au contraire, le capitalisme vit normalement avec des dysfonctionnements tels le chômage et les inégalités sociales. Keynes introduit alors un dernier acteur qui peut agir sur l'économie pour que le monde tel qu'il est puisse ressembler au monde tel qu'il devrait être. Ce dernier acteur est l'homme d'État, celui qui accepte de penser la macroéconomie que les agents ne peuvent intégrer à leur décision microéconomique. Penser le tout, c'est penser le chômage, la distribution des revenus, l'environnement de notre planète... Et le penser à long terme. Un entrepreneur n'embauche pas pour réduire le chômage (question macroéconomique), mais parce que c'est utile à son entreprise. Si un entrepreneur ne pense pas spontanément à la planète, l'État peut le contraindre à la respecter et la concurrence ne sera pas faussée. Les hommes d'État ne sont pas que l'État, mais aussi les chercheurs, des ONG, des fondations... Et nous-mêmes, lorsque nous oeuvrons au-delà de nos intérêts particuliers pour un projet de société.

Les politiques économiques peuvent être efficaces

Avec la problématique de Keynes, l'analyse montre la nécessité d'une régulation du capitalisme, justifiant la cohérence des trois niveaux de la théorie. Non seulement cette régulation ne freinera pas le capitalisme, mais elle en permettra le développement harmonieux pour une société plus solidaire. La crise actuelle est avant tout une crise du sens. Les politiques keynésiennes ne peuvent pas être de simples remèdes à appliquer conjoncturellement lorsque le libéralisme est en crise. Baisser les taux d'intérêt et relancer l'investissement par la finance publique ne sont que la fin d'un processus, et non le moyen mécanique de remettre sur les rails un capitalisme dévoyé prêt à oublier au plus vite les leçons de l'Histoire.

Il faut prendre au sérieux l'histoire que nous racontons. Keynes a montré que l'action politique devait être structurelle pour empêcher les dérives systématiques de marchés livrés à eux-mêmes, plus encore lorsqu'ils sont dévoyés par le fétichisme de la liquidité. Il faut plus de coordination et ne pas accepter que les instruments de la politique économique soient neutralisés ou accaparés par des institutions dont la légitimité démocratique est faible. Courage et détermination politiques sont nécessaires et à long terme. En 1936, Keynes concluait : « La difficulté n'est pas de comprendre les idées nouvelles, elle est d'échapper aux idées anciennes ».

  1. À lire Le Robert, un mythe est « un récit fabuleux qui met en scène des êtres incarnant sous une forme symbolique des forces de la nature », mais également « une image simplifiée, souvent illusoire, que des groupes humains se forment ou acceptent et qui joue un rôle déterminant dans leur comportement ou leur appréciation ».
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