Des valeurs à redécouvrir
La remise en cause des politiques économiques et la mise en place d'un certain niveau de gouvernance commune au niveau mondial semblent nécessaires aujourd'hui. Mais pour servir quelles valeurs, quel « projet de société » ?
La crise touche l'ensemble du système économique d'une manière qu'il est encore difficile d'évaluer. Le modèle de croissance tel que nous le connaissions jusque là est remis en cause, et avec lui l'hypothèse d'une autorégulation des phénomènes économiques, le rééquilibrage cyclique par le réajustement des échanges et le consensus négocié des acteurs économiques.
Plus profondément apparaît la faiblesse des politiques économiques en même temps que leur nécessité pour assurer la cohésion et la concertation entre les nations, les continents, mais aussi les différentes composantes du système (équilibre des monnaies, banques, entreprises multinationales, places boursières, espaces fiscaux privilégiés...) et l'élaboration d'un minimum de gouvernance commune au niveau mondial.
La question qui se pose alors est : sur quelle base ? Au service de quelle vie sociale ? En effet les projets politiques eux-mêmes, leur capacité à proposer un « vivre ensemble » à travers une intention commune et l'usage juste de moyens partagés sont en crise. Le discernement est donc nécessaire pour mettre en évidence la possibilité de véritables projets de société et les conditions de leur mise en oeuvre.
Questionner les valeurs de notre socle culturel
Ainsi, ces confrontations inéluctables avec nos manières de nous projeter économiquement, politiquement et socialement ne peuvent que déboucher sur une interrogation en profondeur de notre socle culturel et la faiblesse, voire l'obsolescence, des valeurs qui le fondent. Au moment où l'Europe cherche à adopter une « charte commune » des valeurs, où la Déclaration des droits de l'homme apparaît indispensable et pourtant sans cesse contournée et bafouée, la question des bases anthropologiques, philosophiques, culturelles et spirituelles revient avec force.
Comment se servir de cette crise pour mener ce débat de civilisation plus loin ? En saisissant le contenu humain personnel et communautaire des mutations que nous traversons, en dégageant les conditions de la réappropriation fondamentale du sens de l'humain qu'elles réclament et en donnant quelques-uns des leviers qui devraient permettre sa mise en oeuvre.
Nécessaires remises en cause
Une crise financière est comme telle incapable d'engendrer une crise des valeurs et celles-ci ne sauraient être une cause déterminante de celle-là. Mais la non-maîtrise des mécanismes économiques, si elle relève pour une part d'un manque de prudence, provient aussi de la difficulté à comprendre et à maîtriser cette nouvelle économie mondialisée qui se met en place depuis dix ans. En effet, cette mondialisation n'a été rendue possible que par des mutations techniques et économiques qui ont profondément modifié nos représentations du monde et de nous-mêmes, créant un décalage et une béance entre ce nouveau monde et les valeurs héritées d'hier, c'est-à-dire l'organisation sociale avec un fondement rural, l'idéal de la raison et la modélisation du monde, et l'humanisme optimiste d'un Occident en progrès continu.
Or, nous sommes définitivement sortis du modèle des sociétés traditionnelles fondées sur une économie rurale, une vie sociale locale et une représentation commune, homogène et hiérarchisée du monde. L'équilibre entre une société rurale comme base et l'optimisme rationaliste comme dynamisme est désormais rompu. Nos sociétés sont techno-industrielles, organisées autour de la consommation et de l'échange commercialisé, et animées par une interactivité « communicationnelle » tous azimuts, croissante et extensive. Les infrastructures techniques, économiques et de communication sont désormais l'environnement concret de nos existences et leur maintien est une question de survie.
Sous cet angle, une crise du circuit des flux financiers est à la fois dangereuse pour le système dans son ensemble, et remet en cause sa fiabilité et celle des présupposés théoriques qui le sous-tendent. Elle intervient au moment où nous ne croyons plus dans les dogmes religieux, dans une vision humaniste partagée par tous, dans les idéologies salvatrices fondées sur le progrès scientifique, l'économie libérale ou la solidarité sociale ; à un moment où nous doutons même de nos méthodes d'analyse et d'organisation économiques et sociales ; et où les rhétoriques de la communication finiraient par nous faire douter d'un accord possible sur les mots, la vérité des choses et la possibilité même de s'entendre.
La crise met au jour l'ambiguïté destructrice d'une relativisation systématique des discours, des cultures et des valeurs et appelle clairement à un retour « aux choses mêmes » ou aux « basiques ». Notre compréhension d'un réel devenu plus riche mais plus complexe n'est plus à la hauteur de celui-ci. L'extraordinaire système de moyens que nous sommes en train de mettre au point consume notre énergie et nous en oublions l'analyse (et la distanciation qu'elle réclame) des finalités et la mise en relief des valeurs respectives des connaissances fondées, des hypothèses et des possibles réalisables et de l'imagination projective des individus et des groupes, qui risque de prendre la place d'un vrai sens de la vie humaine.
Autrement dit la gestion, la maintenance et l'amélioration du système des moyens n'a que faire de notre idéalisme humaniste et réclame des compétences d'un tout autre type que celle du « bon sens » d'autrefois. Nos valeurs concrètes sont devenues celles du pragmatisme parce qu'avant toute chose nous considérons que notre tâche est de faire tourner ce système complexe et exigeant. Comment, dès lors, éviter que les valeurs humaines soient instrumentalisées au service d'une motivation essentielle : « que tout cela marche » ? Ou satellisées comme des aspirations flottantes qui traversent notre vie émotionnelle sans vraiment changer les choses ?
Nos rêves et nos délires modifient notre perception, mais n'ont pas de prise sur le réel ; mieux, le système nous les offre ou nous les vend pour mieux nous instrumentaliser. La crise des « subprimes » n'en est-elle pas la meilleure démonstration ?
Chercher le sens de notre existence
Le contexte de la crise, par les doutes qu'il éveille ou confirme à propos du modèle de civilisation proposé et diffusé aujourd'hui par l'Occident au reste du monde, pourrait sembler peu propice à une réflexion de fond et à un renouvellement de la question et de la place des valeurs. Et pourtant, nous ne pouvons plus fuir la réappropriation de questions comme celle du sens de nos existences humaines personnelles et collectives, les raisons qui nous font croire en l'Homme et la manière dont nous pensons devoir et pouvoir le servir au mieux. Mais prendre acte de ces enjeux culturels et anthropologiques est une chose, permettre que la compréhension de ce qu'est l'Homme devienne effective en est une autre !
Une triple exigence pèse sur cette possible refondation : sa pertinence face au système, sa consistance empirique ou son réalisme pratique et l'engagement des acteurs clés de sa mise en oeuvre.
L'émergence de valeurs pertinentes pour notre monde contemporain est d'abord conditionnée par leur capacité à permettre une réinstrumentalisation des moyens technologiques économiques et de communication.
Face aux outils technologiques de type industriel ou domestique, mais aussi aux méthodologies et procédures sophistiquées qui sont devenues les nôtres, notre réappropriation d'une compréhension de l'homme doit pouvoir aboutir à une sagesse d'usage. Cela passe par une intelligence approfondie de ces outils pour en comprendre les capacités sans moralisation a priori. Mais cela passe aussi par une perception fine des démultiplications de puissance, des prismes de lecture et d'action qui leur sont inhérents, et des dépendances qu'ils créent dans l'Homme.
L'humanisation des échanges, de la compétition et de l'organisation mondiale de l'économie, appelle la mise en lumière et en oeuvre d'un sens profond de la dignité de l'Homme, de ses valeurs et des qualités proprement personnelles qui sont les siennes. C'est l'apprentissage intense de la personne dans ce qu'elle a d'unique, de non standard, non quantifiable, non utilisable et même de non modélisable, qui, seul, permet de discerner la richesse, la complexité et la séduction des moyens économiques - notamment l'argent - pour savoir les mettre au service d'une finalité humaine.
D'une autre manière, les outils de communication de l'image, de l'information et du savoir ne sont utilisables au service des personnes qu'au prix d'un véritable sens de la connaissance comme de son rapport au réel. Revenir à un sens originel de la vérité comme confrontation à un réel premier n'est-il pas la condition sine qua non d'un usage humanisant des médiums et médias... pour que la « matrice » ne prenne pas le dessus ?
Une anthropologie fondée sur l'expérience
Cette sagesse acquise par la richesse, la complexité et l'ambivalence du système d'organisation globale des biens et des êtres, ne peut s'ancrer que dans une anthropologie fondamentale fondée sur l'expérience humaine. Sur le fond de ces exigences, trois axes se dessinent dans l'expérience que nous faisons quotidiennement de nous-mêmes, du monde et des autres : celui du travail de transformation du monde, celui de la relation autotransformante envers autrui et celle de la coresponsabilité, pierre angulaire de toute vie sociale humaine.
L'expérience humaine de travail implique une appropriation personnelle de l'acte de transformation dans lequel chacun est engagé. Elle est le lieu de confrontation vraie - parce que vérifiée expérimentalement par le résultat obtenu - de la personne au réel qu'elle veut changer. L'Homme prend ainsi la mesure de ce qu'il peut et ne peut pas, et par là, de ce qu'il est et n'est pas. Tenter d'éviter l'apprentissage d'un métier, d'un savoir-faire passant par un savoir-comprendre, c'est transformer l'Homme en exécutant aliéné de procédures qui l'instrumentalisent. Le premier combat pour une humanisation de la mondialisation est là. C'est pour ne plus le mener que des acteurs économiques perdent le sens de la réalité sur laquelle ils travaillent, ne différencient plus le réel du possible et finissent par commettre de graves fautes « professionnelles » - sans parler des préjudices humains, puisque l'économie n'est fondamentalement humaine que par le travail des personnes, par les personnes au travail et en travail.
Le respect de l'autre, avec la bienveillance réciproque comme objectif, apparaît clairement, au terme d'un XXe siècle effroyablement barbare, comme la condition nécessaire à la naissance, la préservation et la croissance de l'identité personnelle. Menacée simultanément par la collectivisation sournoise du capitalisme consumériste et l'individualisation matérialiste des acteurs économiques, la relation d'altérité, que l'humanité a tant peiné à mettre au jour comme le coeur le plus précieux de la vie personnelle, est l'expérience fondatrice d'un sens vrai du bien de l'homme et de son originelle responsabilité.
Enfin la coresponsabilité - envers ce qui nous est confié en commun : l'équilibre environnemental, les équilibres sociaux et économiques, les organisations locales par lesquelles la mondialisation a un visage humain - est clairement le chantier du XXIe siècle. Vécue lucidement, elle engendre l'humilité, la recherche partagée de solutions provisoires, le courage de renoncer aux utopies et messianismes scientifiques, sociaux, politiques et religieux.
Repérer les acteurs-clés
Une sagesse n'est cependant rien si elle reste théorie ou lettre morte. Elle ne vaut que si elle est mise en oeuvre et rendue visible à travers ceux qui la recherchent et s'attachent à l'incarner, à la faire passer à travers les actes, les relations, les projets et la configuration que ceux-ci donnent au réel humain, familial, social et politique. Ce sont donc les acteurs-clés, les ouvriers de ce grand'oeuvre qu'il faut repérer, favoriser, accompagner, laisser agir et rayonner. Ce ne sont ni des héros, ni des figures charismatiques, ce sont des ouvriers du paradis cachés dans le quotidien parce que, pour eux, la tâche d'être humain est prioritaire, mais aussi parce qu'ils sont à la « juste place ». Notre travail ici n'est pas de citer des exemples (bien que ceux d'une Mère Téresa, d'un Mohamad Yunus ou d'un Nelson Mandela soient tentants), mais de repérer la géographie et la topologie de ces lieux stratégiques dans les différentes composantes de la société.
En effet, la crise dans laquelle nous entrons révèle un champ d'engagement politique et personnel beaucoup plus vaste que le simple domaine économique. C'est l'ampleur des mutations qu'opèrent dans l'espace humain les transformations technologiques, économiques et « communicationnelles » qui dessine la tâche, la responsabilité et la diversité concertée des personnes sans lesquelles les réponses au défi de la mondialisation restent superficielles ou inadéquates.
Les lieux fondamentaux d'un réveil anthropologique alternatif à l'aliénation résignée sont, éclairés l'un par l'autre, la famille, l'entreprise et l'école parce qu'ils sont les trois espaces de socialisation et d'apprentissage du vivre humain ensemble. C'est là que les personnes peuvent apprendre à maîtriser, réguler et discerner le juste usage de notre nouveau monde.
Mais si le réseau des coresponsabilités entre les personnes se tisse dans un véritable engagement de soi et dans la détermination qu'apprennent le labeur et l'acquisition d'un métier, la tâche de compréhension, de discernement et de découverte d'une sagesse partagée relève, au-delà de l'école, du renouvellement de la culture. Et celui-ci reste distractif ou instrumentalisé s'il ne s'enracine pas dans la famille, l'école et même les communautés de travail, mais surtout s'il a lieu sans confrontation avec l'État, les religions et l'agora interculturelle des instances internationales.
En effet, ces trois lieux « ultimes » sont les plus déterminants ou - surtout dans ce tournant du début du siècle - les plus contreproductifs s'ils ne coopèrent pas ensemble à cette sagesse commune.
Opérer une mutation culturelle
Une mutation culturelle, et c'est bien ce dont nous avons besoin, ne peut s'accomplir que sur la base d'une vision cohérente de l'Homme - même quand elle est idéologique ou totalitaire - et d'une utilisation, en même temps que d'une compréhension, des évènements historiques qui la favorisent, la justifient ou la vérifient. Ce sont ces opportunités que nous propose la crise elle-même que nous devons identifier. Ce moment critique où nous sommes est déjà habité, animé, travaillé de l'intérieur par des interrogations et une perception plus qualitative de certaines dimensions de l'homme. La préoccupation inquiète de soi et des siens face à l'avenir peut, par exemple, déboucher sur une découverte du soi et même de l'amour de soi dans une juste acceptation de ses propres limites.
La crise financière et économique nous semble pointer trois interrogations majeures : la nécessité urgente d'un abandon des illusions pouvant causer de graves dommages économiques, politiques ou sociaux, l'identification des solidarités actives sans lesquelles nous sommes tous menacés et, enfin, la responsabilité des acteurs économico-politiques qui joue un rôle déterminant à l'échelle mondiale.
Nous sommes manifestement entrés, avec le siècle, dans une période où la prise de conscience de nos limites et de notre précarité collective et individuelle devient aigüe. Que ce soit celle des écosystèmes, de l'équilibre climatique, des échanges et des dynamismes économiques, ces précarités matérielles ne sont que la parabole et les facteurs aggravants des précarités psychiques des personnes et des sociétés dont nous commençons à prendre la mesure, après 40 années d'euphorie collective (au moins en Occident). Le réel vient se rappeler violemment à nous, parce que nous l'avons rêvé, imaginé, modélisé autre qu'il n'est.
Paradoxalement, au moment où la « virtualisation » des images, des signes et des flux d'information nous invite à tout imaginer, l'affrontement contraignant et salvateur à la réalité des choses, des êtres et des relations apparaît inéluctable et surtout fondateur d'une nouvelle santé de l'intelligence humaine. L'illusion au nom de l'utopie, celle qui accompagne toute projection dans un ailleurs, apparaît de plus en plus comme aveuglement et irresponsabilité.
En même temps que ce retour brutal à l'être, nous nous découvrons dans des dépendances insoupçonnées à l'égard du cosmos, du système délicat et complexe des moyens par lesquels nous voudrions le mettre intelligemment à notre service, mais encore plus dépendants les uns envers les autres. De l'interdépendance consentie à la solidarité il n'y a qu'un pas, d'autant plus que celle-ci réclame de développer une intelligence fine et inventive de celle-là. L'alternative est entre la galère commune où l'arche de Noé dans laquelle la coexistence dans la diversité est un défi à relever sans cesse.
Une solidarité raisonnée
Cette solidarité raisonnée n'est-elle pas la nouvelle base de cette coopération économique et politique sans laquelle la compétitivité et la confrontation de stimulants deviennent destructrices ? Ce nouveau seuil de responsabilité, qu'annonçait déjà Hans Jonas dans Le principe de responsabilité, exige de nous de rendre compte, les uns aux autres et aux générations futures, des actes par lesquels nous grevons ou au contraire permettons l'avenir humain.
La conscience d'une solidarité plus profonde et plus vaste émerge, mais il n'est possible de lui donner forme qu'au prix d'une gouvernance à l'échelle de la planète. Ni idéologie dominante, ni mosaïque d'opinions, la nouvelle sagesse à laquelle on voit commencer à aspirer ceux qui gouvernent de manière responsable est à inventer. Mais ce ne sont ni les organisations internationales, ni les transnationales, ni les religions comme telles qui seront capables de nous donner cette prudence et cette gouvernance sage. Comment repenser la démocratie, la justice, les droits des plus faibles, le renoncement et le courage nécessaires pour prendre les décisions impossibles par leur complexité, l'ambivalence de leurs enjeux ou l'imprévisibilité de leurs conséquences ?
La clé est sans doute dans la maturité des personnes et des peuples. Et seule la conscience partagée de ce qu'il y a simultanément de grand et de fragile à l'extrême dans les temps que nous vivons saura donner dans l'urgence l'humilité, le courage et le sens de l'essentiel dont nous avons besoin pour une telle gouvernance.
L'issue de cette crise est imprévisible, dans un monde qui lui-même l'est devenu, et chacun devra découvrir ce qui lui est nécessaire pour qu'elle puisse être positive. Mais au-delà d'elle, la conscience irréversible de notre fragilité d'hommes et de femmes peut être regardée comme un constat inquiétant ou comme une chance. Ainsi, c'est sans doute du témoignage contagieux de ceux qui deviennent plus humains encore au coeur des contraintes angoissantes dans lesquelles nous sommes engagés que dépend notre espérance, sans laquelle, à la fin, aucune valeur ne vaut.
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