Jean-Paul MARÉCHAL

est maître de conférences en science économique à l'université Rennes 2 Haute-Bretagne.

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Réconcilier performances économiques et cohésion sociale

Retour sur les analyses de grands économistes américains comme Paul Krugman, Robert Reich et James K. Galbraith et le détail de leurs propositions de réforme du système néolibéral américain en vue de réduire ses dérives inégalitaires.

Cela fait maintenant plus d'un an que les États-Unis sont entrés dans une crise dont la gravité n'a été, pour l'heure, surpassée que par celle de la grande dépression. La multiplication du nombre de chômeurs, de familles dépourvues de toit, de personnes privées de couverture maladie... n'a fait que renforcer les tendances inégalitaires qui caractérisent la société américaine depuis trois décennies et que dénoncent régulièrement des économistes américains de tout premier plan. Les mises en garde n'ont en effet pas manqué à propos des impasses auxquelles conduit le « néolibéralisme » tant au niveau international (Joseph Stiglitz, Matthew J. Slaughter...) qu'au plan national (Paul Krugman, Robert Reich, Larry Summers, James K. Galbraith...). Parmi les auteurs cités (mais la liste est loin d'être exhaustive), deux ont obtenu le prix Nobel d'économie : Stiglitz en 2002 et Krugman en 2008, le premier ayant également été économiste en chef de la Banque mondiale entre 1997 et 1999. Quant à Reich, il a occupé le poste de ministre du Travail de Bill Clinton de 1992 à 1997. Krugman, Reich et Galbraith, sur lesquels nous concentrerons notre propos, ont produit des travaux majeurs 1 à partir desquels peuvent être élaborés les voies et moyens d'articuler - de « ré-articuler » serait plus exact - performance économique et cohésion sociale.

De l'inégalité en Amérique

L'accroissement des inégalités n'a rien de fatal dans une économie de marché. C'est ce que démontre la période qui, de la deuxième guerre mondiale à la fin des années 1970, voit la croissance du PIB avancer main dans la main avec un resserrement des écarts de revenus. Cette ère de consolidation des avancées sociales du New Deal, réalisée par des présidents pourtant aussi différents que Eisenhower, Kennedy ou Nixon, va prendre fin au cours des années 1980, décennie où s'opère le passage de la « Grande compression » (des inégalités) à la « Grande divergence ». Ce passage va conduire les États-Unis à retrouver des écarts de richesses qu'ils n'avaient pas connus depuis un siècle.

Ainsi, les personnes appartenant au 1 % le mieux payé de la population américaine recevaient (avant impôt) 19 % des revenus distribués en 1928. En 1969, ce taux avait chuté à 7 % mais était remonté en 2004 autour de 17 %. La même évolution se révèle lorsque l'on prend en considération le revenu réel des ménages. Entre 1947 et 1973, celui-ci a augmenté de 116,1 % pour le cinquième le moins riche et de 84,8 % pour le cinquième le plus riche. En revanche, entre 1974 et 2004, le cinquième inférieur a dû se contenter d'une progression de 2,8 %, alors que le cinquième supérieur bénéficiait d'une augmentation de 63,9 %.

Autre mesure possible de l'évolution des inégalités : la variation du rapport entre la rémunération du PDG moyen et le salaire moyen. Ce rapport, qui avait diminué de 50 à 35 entre 1946 et 1979, allait augmenter jusqu'à atteindre 360 en 2003.

La progression des revenus financiers a été au cours des 30 dernières années sans commune proportion avec celle de la richesse créée. Deux chiffres illustrent cela. Entre 1974 et 2007, alors que le PNB américain était multiplié par 3, le Dow Jones l'était par 13. C'est cette flambée des revenus financiers qui, selon Galbraith, explique en grande partie l'augmentation des écarts de revenus.

Mais l'accroissement des inégalités est bien évidemment un phénomène multidimensionnel qui ne saurait être réduit à des variations relatives de revenus. Il se manifeste dans maints autres domaines tels que l'accès à l'éducation, au logement, aux soins... Sur ce dernier point, il s'avère que le système de santé américain tend à diviser de plus en plus profondément la population entre ceux qui bénéficient d'une bonne couverture maladie et les autres. En fait, ce système - plus privatisé que celui de n'importe quel autre pays développé (55 % des dépenses y relèvent du secteur privé contre 24 % en France ou 17 % au Royaume-Uni) - est tout à la fois coûteux, injuste et peu performant. Coûteux : les dépenses de santé par tête s'élèvent aux États-Unis à 5 267 dollars contre par exemple 2 736 dollars en France (données 2004). Injuste car 15 % de la population n'est pas du tout assurée et 40 % ne l'est pas ou insuffisamment. Peu performant : l'espérance de vie est de 77,1 ans aux États-Unis contre 79,2 ans en France, la mortalité infantile (pour 1 000 naissances) de 6,8 contre 4,5 et le nombre de lits d'hôpital (pour 1 000 habitants) de 2,9 contre 4,2 2. Dans le classement de l'Organisation mondiale de la santé la France occupe la première place et les États-Unis la 37e.

Redécouper le gâteau

De telles évolutions mettent clairement en évidence que l'augmentation du PIB par tête (la croissance) ne conduit pas automatiquement à une amélioration des conditions de vie de tous (le développement). Certes, il est incontestable que le mécanisme du marché permet d'atteindre un niveau de richesse qui semble hors de portée d'une organisation fondée sur une planification autoritaire et centralisée.

Tout jugement global sur les performances du marché doit donc croiser le point de vue de l'« efficacité » (qui porte sur la taille) et celui de l'« équité » (qui porte sur le mode de répartition). Et comme le souligne Amartya Sen (prix Nobel d'économie en 1998) : même si dans un système économique donné les plus défavorisés voient leur situation s'améliorer légèrement, cela ne permet en aucune façon de conclure qu'ils obtiennent une part équitable (fair) des bénéfices engendrés par ledit système et du potentiel que celui-ci a contribué à créer 3.

L'exemple des États-Unis met en lumière la nécessité de repenser les rapports entre le marché et la démocratie. Reich exprime parfaitement cet impératif : « Le rôle du capitalisme, écrit-il, est d'agrandir le gâteau économique. Comment les parts sont découpées et si elles servent à obtenir des biens privés comme des ordinateurs personnels ou des biens publics comme de l'air pur, c'est à la société de le décider. C'est le rôle que nous assignons à la démocratie. La démocratie c'est davantage qu'un processus d'élections libres et non truquées. La démocratie, à mes yeux, c'est un système permettant d'accomplir ce qui ne peut l'être que par des citoyens se joignant à d'autres citoyens afin de déterminer les règles d'un jeu dont l'issue exprime le bien commun. Les règles peuvent, bien entendu, affecter le rythme de croissance économique. À la limite, une règle qui diviserait le gâteau en parts égales étoufferait toute incitation personnelle à économiser, investir et innover. Une autre règle stimulerait sans doute davantage la croissance économique. La démocratie est censée nous permettre de tels arbitrages, ou nous aider à conjuguer croissance et équité ou à atteindre d'autres objectifs communs. »

Loin de défendre la logique sacrificielle du néolibéralisme, les économistes auxquels nous nous référons ici militent (avec des variantes) pour le retour de l'État providence.

Refonder l'État providence

Celui-ci, comme le rappelle Krugman, doit poursuivre (au moins) les deux objectifs suivants : offrir à l'ensemble des citoyens un filet de sécurité et opérer une large redistribution des revenus vers le bas. Il s'agit, en d'autres termes, de réduire les inégalités de revenus et de promouvoir l'égalité des chances.

S'agissant des revenus, il est nécessaire de distinguer deux catégories d'inégalités et, partant, deux types de politique à mettre en oeuvre. La première inégalité est celle des revenus primaires, c'est-à-dire des revenus directs du travail. Afin d'en diminuer l'amplitude (qui est aujourd'hui identique à celle observée dans les années 1920), Reich propose de porter le salaire minimum à environ la moitié du salaire horaire moyen. Krugman, pour sa part, rappelle que le salaire horaire minimum était, en 1966, de 1,25 dollar, somme qui équivaudrait à 8 dollars de 2007, c'est-à-dire 45 % de plus que les 5,15 dollars payés actuellement. Après avoir rappelé que même le très libéral Edmund Phelps (prix Nobel d'économie 2006) est favorable à un salaire minimum, Galbraith prône une augmentation des salaires car, explique-il, des salaires élevés défendus par des syndicats forts obligent les entreprises à être performantes. Il souligne également que, depuis 1920, mois après mois, le chômage et les inégalités de salaires ont, aux États-Unis, varié dans le même sens.

La seconde inégalité de revenus concerne les revenus disponibles, c'est-à-dire les revenus après impôts et transferts sociaux. Celle-ci peut être réduite par la politique fiscale. Ainsi, Krugman rappelle fort opportunément que le taux supérieur d'imposition sur le revenu, qui est aujourd'hui de 35 %, était de 91 % sous Eisenhower et de 78 % sous Kennedy. Il propose en conséquence un accroissement de l'impôt sur les hauts revenus en faisant valoir que ce type de prélèvement - qui avait surtout une valeur symbolique au cours des trente glorieuses - permettrait désormais, eu égard à l'accroissement vertigineux des rémunérations de certains depuis 30 ans, de collecter des sommes importantes. « Aujourd'hui, explique-t-il en effet, le centile supérieur des Américains, catégorie où le revenu minimum est d'environ 1,3 million de dollars et le revenu moyen de 3,5 millions de dollars, reçoit plus de 7 % du revenu total - contre 2,2 % seulement en 1979. Surimposer ces gains rapporterait des recettes importantes, que l'on pourrait utiliser pour aider quantité de pauvres. »

Mais si l'État providence a pour mission de réduire les inégalités là où elles se créent (salaires) et après leur formation (redistribution), il a également pour vocation de tenter d'en limiter la formation par une politique d'égalité des chances. C'est en ce sens que Krugman milite pour une couverture maladie universelle et que Reich réclame la mise en oeuvre d'une politique de santé (health care) et d'aide à l'enfance (child care) ainsi qu'un investissement massif dans les infrastructures 4.

Pour l'ancien ministre de Bill Clinton, tous ces éléments sont liés : « Si nous voulons des salaires plus élevés, il faut accroître la productivité, ce qui requiert des investissements dans l'éducation, la recherche, la protection de la santé 5.» Quels pays peuvent être cités en exemples ? Pour Galbraith, c'est le Danemark et pour Krugman, la France.

Au-delà des inégalités sociales qu'il engendre, le néo-libéralisme pourrait bien finir par remettre en cause le processus de mondialisation lui-même. En effet, selon de nombreuses estimations, l'intégration économique mondiale engendre une augmentation annuelle du revenu national américain compris entre 500 et 1 000 milliards de dollars, soit un surcroît (statistique) de revenu moyen par Américain compris entre 1 650 et 3 300 dollars. Le contraste entre de tels gains et la détérioration de la situation de très nombreux salariés pourrait, comme l'expliquent Kenneth Scheve et Matthew Slaughter dans un article significativement intitulé : « A New Deal for Globalization » 6, conduire à un retour massif de la revendication protectionniste, la mondialisation n'ayant rien, c'est Krugman 7 lui-même qui le dit, d'un phénomène irréversible.

La leçon de la période que nous vivons est claire : il faut, encore et toujours, sauver le capitalisme contre lui-même.

  1. Sauf précision contraire, les analyses citées dans la suite de cet article proviennent de James K. Galbraith, The Predator State, New York, Free Press, 2008 ; Paul Krugman, The Conscience of a Liberal, New York, W. W. Norton & Company, 2007 (traduction française L'Amérique que nous voulons, Paris, Flammarion, 2008) ; Robert Reich, Supercapitalism: The Transformation of Business, Democracy, and Everyday Life, New York, A. A. Knopf , 2007 (traduction française Supercapitalisme. Le choc entre le système économique émergent et la démocratie, Vuibert, Paris, 2008).
  2. Paul Krugman et Robin Wells, « The Health Care Crisis and What to Do About It », The New York Review of Books, vol. 53, n° 5, 23 mars 2006, p. 38-43.
  3. Amartya Sen, Identity and Violence. The illusion of Destiny, Londres, Penguin Books, 2006, p. 134.
  4. Robert Reich, « The Mini-Depression and the Maximum-Strength Remedy », 9 novembre 2008. Texte disponible sur le blog de Robert Reich. On lira aussi Everette Ehrlich et Felix G. Rohatyn, « A New Bank to Save our Infrastructure », The New York Review of Books, vol. 55, n° 15, 9 octobre 2008, p. 27-29.
  5. Robert Reich, « L'Europe va devenir supercapitaliste », Les Échos, 28 janvier 2008. Texte disponible sur le site LesEchos.fr.
  6. Voir K. F. Scheve. et M. J. Slaughter, « A New Deal for Globalization », Foreign Affairs, vol. 86, n° 4, juillet-août 2007, p. 34-47.
  7. Paul Krugman, « The Great Illusion », The New York Times, 15 août 2008 (texte disponible sur Internet).
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2009-3/reconcilier-performances-economiques-et-cohesion-sociale.html?item_id=2941
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