Jean-Paul MARÉCHAL

est maître de conférences en science économique à l'université Rennes 2 Haute-Bretagne.

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Histoire et controverses

Le principe de précaution a acquis sa notoriété au sommet de Rio de 1992 et été inscrit dans la Constitution française en 2005. Cinq ans plus tard, les controverses sur sa définition et son champ d'application restent vives. Rappel historique et tour d'horizon des thèses en présence.

Depuis une vingtaine d'années, en fait depuis le célèbre sommet de la Terre tenu à Rio de Janeiro en 1992, le « principe de précaution » est devenu l'une des notions le plus souvent sollicitées dans les débats environnementaux. Au terme de controverses parfois vives, il est entré dans la Constitution française en 2005. L'échec du sommet de Copenhague sur le changement climatique a redonné une certaine audience à ses plus farouches opposants. Nous allons tenter ici de retracer l'histoire de cette notion et de rendre compte des arguments les plus significatifs qui ont été invoqués tant pour la défendre que pour la combattre.

Le principe de précaution, qui enjoint, en cas de suspicion de risque grave, à ne pas attendre de détenir de preuves scientifiques définitives afin de prendre les mesures nécessaires à la réduction, voire à l'élimination, du risque suspecté, n'a rien d'une tocade d'écologistes fondamentalistes. Il résulte de la prise de conscience croissante des incertitudes liées à l'extension, en apparence sans limites, de nos connaissances scientifiques et de leurs applications techniques. C'est de la faille qui se creuse entre la maîtrise des techniques et la non-maîtrise de certaines de leurs conséquences que provient ce principe. De cette faille a émergé un questionnement sur la vulnérabilité des choses et des êtres et, partant, une réflexion sur la nature (et donc l'étendue) de notre responsabilité. Comme le souligne le philosophe Paul Ricœur, l'objet de la responsabilité s'est déplacé des effets négatifs d'une action consciente vers le « fragile » en tant que tel.

À cette première inflexion s'en est ajoutée une seconde : « L'extension illimitée de la portée de la responsabilité, la vulnérabilité future de l'homme et de son environnement devenant le point focal du souci responsable 1. »

Le principe de précaution vise en particulier à apporter certaines réponses pratiques à cet écheveau de questionnements.

Précaution : en cas d'incertitude scientifique

Il est difficile de comprendre pleinement le sens de cette notion si on ne la met pas en regard de celle, qui lui est complémentaire, de principe de prévention. Le principe de précaution est, fondamentalement, un principe d'action destiné à faire face à des dommages potentiels graves en situation d'incertitude scientifique. Deux conditions au moins sont requises à sa mise en œuvre : la première est la gravité présumée du risque - son « sinistre maximum possible », comme disent les assureurs - et la deuxième est l'existence d'une incertitude scientifique sur le risque redouté. Cette incertitude doit être scientifique (effet des rejets de dioxyde de carbone sur le climat) et non technique (crash de l'A340 d'Air France dans l'Atlantique Sud en mai 2009). Elle doit découler d'un défaut de connaissance relatif à l'effet de la mise en œuvre d'une technique (entendue au sens large) sur un ou plusieurs mécanismes naturels. Dit autrement, la précaution ne peut se voir appliquer à n'importe quel type de risque, ni servir de fondement à une attitude phobique face au risque en général.

Dans une large mesure, la doctrine du principe de précaution remonte aux années 1970 avec l'apparition, en République fédérale d'Allemagne, d'un nouveau principe juridique : le Vorsorgeprinzip. Celui-ci confère alors aux autorités l'obligation d'agir face à un risque environnemental grave, même si ce dernier demeure mal cerné d'un point de vue scientifique.

La première reconnaissance internationale du principe de précaution intervint en 1987, à Londres, lors d'une conférence internationale pour la protection de la mer du Nord. Mais sa consécration mondiale a lieu en juin 1992 lors de la conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement tenue à Rio de Janeiro. En effet, le « principe 15 » de la déclaration de Rio sur l'environnement et le développement proclame : « Pour protéger l'environnement, des mesures de précaution (the precautionary approach) doivent être largement appliquées par les États selon leurs capacités. En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l'adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l'environnement. » La même année, l'article 130 R du traité de Maastricht (devenu l'article 174 du traité d'Amsterdam de 1997) précise que la politique de la Communauté dans le domaine de l'environnement « est fondée sur le principe de précaution et d'action préventive ».

Trois ans plus tard, le principe de précaution fait son entrée dans le droit français grâce à la loi n° 95-101 du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l'environnement, texte plus communément appelé « loi Barnier ». L'article premier de ladite loi définit le principe de précaution comme le principe « selon lequel l'absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l'environnement à un coût économiquement acceptable ».

Il fallut ensuite attendre une décennie pour que le principe de précaution connaisse une consécration constitutionnelle avec son introduction dans la Charte de l'environnement adossée à la Constitution (loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005). Dans son article 4, cette charte proclame : « Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en œuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. »

Prévention : en cas de risque avéré

Le principe de prévention, quant à lui, porte sur des risques certains, avérés. Il est pour la première fois reconnu en 1997 par une décision de la Cour internationale de justice à propos d'un différend portant sur un projet de barrage sur le Danube qui oppose la Hongrie et la Slovaquie. La Cour indique que « dans le domaine de la protection de l'environnement, la vigilance et la prévention s'imposent en raison du caractère souvent irréversible des dommages causés ».

La loi Barnier, quant à elle, parle dans son article premier d'un « principe d'action préventive » dont l'objectif est de prévenir « par priorité à la source, des atteintes à l'environnement, en utilisant les meilleures techniques disponibles à un coût économiquement acceptable ».

On l'aura compris, les principes de précaution et de prévention convergent. Non seulement parce qu'ils enjoignent aux autorités publiques d'agir en prenant des mesures adaptées techniquement et acceptables économiquement, mais encore, voire surtout, parce qu'ils se situent tous les deux dans le cadre d'une gestion en amont du risque. Mais, et c'est ce qu'il faut noter avec Matthieu Meerpoël, ils « ne s'inscrivent pas aux mêmes moments de cette gestion en amont 2 ». De fait, le principe de prévention porte sur des risques connus dont il s'agit d'empêcher la survenance ou de limiter les effets (endiguer une épidémie de fièvre aphteuse), alors que le principe de précaution concerne des situations où un doute existe sur l'existence même du risque (transmission à l'homme de l'encéphalopathie spongiforme bovine). Si la prévention fait, normalement, l'objet d'un consensus, la précaution est depuis son apparition l'objet de vives controverses.

Comme le résument parfaitement Dominique Bourg et Jean-Louis Schlegel, « la précaution n'a de sens qu'avec le développement prodigieux des techniques et l'incertitude sur les effets à long terme qu'elles sont susceptibles de provoquer, des effets qui renvoient [...] à des mécanismes réguliers, relevant d'une investigation proprement scientifique, et justifiant l'entrée en scène de mesures juridiques et d'interventions politiques chargées de les mettre en œuvre 3 ».

Des controverses nourries

Or, certains sont opposés à une telle exigence, en laquelle ils voient un frein au progrès des connaissances et à l'innovation, une telle opposition étant plus ou moins virulente ou argumentée selon les auteurs. À la pointe de la polémique, on trouve, sans surprise, Claude Allègre, qui voit dans le principe de précaution une arme contre le progrès 4. De façon peut-être plus surprenante, Jacques Attali, ou plutôt la commission pour la « libération » de la croissance française dont il assure la présidence, proposait dans son rapport remis au début de l'année 2008 le retrait du principe de précaution de la Constitution, au motif que ce dernier briderait l'innovation dans notre pays. Le président de la République s'est néanmoins prononcé contre une telle mesure 5.

De telles positions sont d'autant plus curieuses qu'elles semblent méconnaître, non seulement que le principe de précaution n'est nullement synonyme de recherche de risque zéro (de fait, si un grand nombre d'innovations sont potentiellement porteuses de risques, très rares sont celles susceptibles d'engendrer des catastrophes, et l'on ne voit pas alors pourquoi ledit principe de précaution les bloquerait toutes), mais encore qu'il ne signifie en aucune façon un frein au développement des connaissances. Bien au contraire, dans des domaines tels que la destruction de la couche d'ozone, le réchauffement climatique ou la vache folle, sa mise en œuvre a permis un notable progrès dans notre compréhension de certains phénomènes naturels 6.

Mais il est également une critique en quelque sorte symétrique de cette première qui reproche au principe de précaution son incapacité à conjurer la survenance de certaines catastrophes. C'est en particulier la thèse que développe Jean-Pierre Dupuy. Dans Pour un catastrophisme éclairé 7, celui-ci pointe en particulier deux limites au principe de précaution. Une limite épistémologique, tout d'abord, qui porte sur les conditions de son application. En effet, souligne Jean-Pierre Dupuy, si l'on est dans l'incertain, alors on peut très bien l'ignorer ! Les cas ne sont en effet pas rares où la communauté scientifique est convaincue de l'absence d'un danger donné. Elle se croit en univers certain, alors que celui-ci est incertain. À cette limite s'en ajoute une seconde, psychologique cette fois, qui réside, selon l'auteur, dans l'impossibilité qu'auraient les peuples de croire que le pire va arriver. Pour le dire d'une façon synthétique, dans certaines circonstances, on ne croit pas ce que l'on sait. Cet état psychologique est parfaitement résumé par Henri Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion, quand il explique qu'en 1914 la guerre lui apparaissait « tout à la fois comme probable et comme impossible : idée complexe, ajoute-t-il, qui persista jusqu'à la date fatale ». Une telle citation fait immanquablement songer à certains débats sur le changement climatique.

Face à l'accumulation des menaces environnementales et à l'insuffisance de nos connaissances, le débat sur le principe de précaution a de beaux jours devant lui... Espérons cependant qu'à la différence de celui que la légende attribue aux Byzantins sur le sexe des anges, il ne durera pas trop longtemps, tant il n'est pas assuré que le monde tel que nous le connaissons aujourd'hui soit plus durable que Constantinople.

  1. Paul Ricœur, « Le concept de responsabilité : essai d'analyse sémantique », Esprit, n° 11, novembre 1994, p. 44.
  2. Matthieu Meerpoël, « L'application des principes de prévention et de précaution en matière de sécurité globale », Sécurité globale, automne 2007, p. 108.
  3. Dominique Bourg et Jean-Louis Schlegel, Parer aux risques de demain : le principe de précaution, Seuil, 2001, p. 139.
  4. Claude Allègre, Ma vérité sur la planète, Plon, 2007.
  5. Le Figaro, 23 janvier 2008.
  6. Voir Dominique Bourg, Le nouvel âge de l'écologie, Éditions Charles Léopold Mayer, 2003, p. 132.
  7. Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé : quand l'impossible devient certain, Seuil, 2004.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2010-11/histoire-et-controverses.html?item_id=3047
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