Serge GALAM

est physicien et sociophysicien, directeur de recherche au CNRS et chercheur à l'École polytechnique.

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Quand la science hésite, la communication décide

Comment passe-t-on, par le biais du débat public, de l'expression d'opinions individuelles, chacune ayant été mûrie par son porteur, à une opinion collective stable, lorsqu'il est question d'une menace naturelle, physique ou biologique et que la science du sujet est incomplète ?

Imaginons, non pas un monde, mais une société parfaite, composée uniquement d'individus rationnels et ouverts d'esprit. Imaginons encore que cette société se trouve confrontée à une menace grave dont seulement des signes avant-coureurs se sont manifestés, comme pour le réchauffement climatique et la grippe A. Imaginons toujours que cette menace est naturelle, c'est-à-dire qu'elle dépend des lois de la nature, physique ou biologique. Sa compréhension relève donc de la science, aussi bien en ce qui concerne les causes que les mécanismes en jeu, et les mesures à prendre pour la contrer. En revanche, la mise en œuvre de ces dernières relève du pouvoir politique.

Cependant, l'imagination ayant des limites, considérons que, ce qui est souvent la réalité, le degré de développement de la science concernée par la menace ne soit pas suffisant pour rendre un diagnostic définitif. Des résultats partiels existent, des soupçons forts existent, des convictions existent, des intuitions existent, des pistes d'action existent, mais il n'existe pas de preuve scientifique. Une part d'incertitude substantielle résiste à l'investigation.

La construction d'une réalité virtuelle

Alors, pour combler le doute, on réalise des simulations sur d'énormes ordinateurs, en faisant tourner des modèles extrêmement compliqués du phénomène. À force de travail et d'acharnement technique, on finit par obtenir des résultats numériques qui confirment le scénario pressenti tout en étant cohérents avec les données disponibles, en oubliant que celles-ci sont incomplètes et pas toutes très fiables. Par ce procédé de modélisation/simulation, les chercheurs construisent la Vérité virtuelle Vv de la menace, vérité qu'ils affirment être une représentation presque exacte de la Vérité Vraie VV, vérité à laquelle on va se trouver confronté dans un avenir plus ou moins proche. On se prépare à affronter Vv, alors que c'est VV qu'on subira, VV pouvant être « Il ne se passera rien » ou « Il se passera quelque chose de différent qui n'a pas été envisagé » ou « Vv se produira ».

Alors que les scientifiques devraient se garder de faire dire à la science plus qu'elle ne dit, ils élaborent un scénario précis à partir de Vv, avec un coupable identifié et le remède explicité. Ils vont alors affirmer que la non-instauration immédiate d'une politique de prévention fondée sur l'identité Vv = VV nous expose aux foudres de la menace à venir, affirmation que l'on désigne par A. Pourtant, la présomption de culpabilité pourrait se révéler carrément fausse, les mesures inutiles, le coût exorbitant, et la menace d'une autre nature. Mais personne ou presque ne veut croire à une telle éventualité, car ce serait prendre le risque grave de l'inaction. Psychologiquement, on n'arrive pas à comprendre que, pour un phénomène unique et non compris, 90 % d'indices, c'est 0 % de preuve.

La « fuite » des politiques

En fait, ce devrait être en principe aux politiques de faire les choix, compte tenu des incertitudes explicitement énoncées, et en en prenant la responsabilité. Seulement, et ce n'est pas une hypothèse, les politiques n'osent plus prendre le risque de se tromper. Ils vont donc s'appuyer sur l'opinion publique et les comités d'experts, pour décider de la politique à suivre. C'est le débat public qui va naturellement dissiper le flou scientifique en compensant le manque de données par des certitudes individuelles qui, au fil des discussions, vont s'agréger pour produire une opinion collective, qui devient l'expression légitime et démocratique du peuple souverain. Les dirigeants n'auront plus qu'à s'y conformer selon les limites de la realpolitik. On ne peut plus dire « On n'a pas agi parce qu'on ne savait pas », puisque désormais « C'est ce qu'on ne sait pas qui détermine le choix de l'action ».

Si cette procédure semble de bon aloi, on peut légitimement se poser la question de savoir si l'opinion publique, combinée avec celle des experts, reflète réellement la Vérité des opinions du terrain concerné. Les incertitudes ont été comblées, certes, mais le constat final est-il pour autant consistant avec ce qu'était l'opinion des uns et des autres avant que le débat n'aboutisse ? En d'autres termes, quels sont les mécanismes à l'œuvre dans une dynamique d'opinion ? Le débat fait-il émerger l'opinion majoritaire de tous ou, à l'inverse, fabrique-t-il, en la détournant, une opinion collective monolithique, au départ minoritaire, qui s'auto-impose à tous ?

La dynamique d'opinion

Ces questions nous mettent face au type de situation que nous essayons de comprendre. Elles relèvent du phénomène de la dynamique d'opinion qui régit la compétition entre deux opinions opposées, phénomène qu'on ne comprend pas réellement et donc, pour l'appréhender, on va construire un « modèle » de la concertation. Il ne s'agit pas de la décrire exactement, mais d'essayer, par une représentation simpliste, de mettre en évidence l'existence de certains mécanismes essentiels, qui dans la dynamique sociale peuvent biaiser son évolution. C'est un modèle pour illustrer une possibilité de vérité.

Étant dans une société parfaite, chacun de ses membres est ouvert d'esprit, sans a priori dans son choix, et veut sincèrement faire le bon choix, son avenir en dépend. Ainsi, pour valider son choix initial, il va le confronter avec celui des uns et des autres. Les éventuels changements d'opinions individuelles font intervenir des processus cognitifs complexes loin d'être compris. Mais dans un monde parfait, on simplifie : chaque individu dispose d'un seul argument en faveur ou contre l'affirmation A, c'est-à-dire : « Vv = VV ». Évidemment, dans la réalité, les gens auront plus d'arguments, ils seront plus dynamiques, plus organisés, plus persuasifs, mais ici chacun est l'égal de l'autre, tous les arguments sont de force égale. C'est l'intérêt paradoxal de la science, on peut rêver avec, en créant des mondes artificiels, pour ensuite essayer de revenir à la réalité. Le problème, c'est qu'on n'y arrive pas toujours.

Dans notre modèle, les gens discutent par petits groupes au fil de rencontres plus ou moins aléatoires, lors de déjeuners, de dîners, en prenant un verre, toujours en petits groupes. Chaque groupe produit un consensus pour ou contre A, suivant la majorité locale des arguments échangés. Tous ses membres repartent avec la même opinion. Cependant, tous les groupes n'aboutissent pas à la même opinion. D'autres rencontres ont lieu ensuite avec de nouvelles personnes, et les discussions reprennent, c'est le sujet du moment. Un individu peut changer plusieurs fois d'opinion en fonction des aléas de ses rencontres.

On examine alors les équations pour savoir si une opinion collective stable apparaît pour ou contre A. On découvre que la formation de l'opinion publique obéit à une dynamique dite de seuil. Si l'opinion en faveur de A démarre au-dessus du seuil, elle va aller en s'accroissant par la tenue du débat public. À l'inverse, démarrer en dessous la condamne à s'affaiblir inexorablement, jusqu'à « être mangée » par les anti-A. La valeur du seuil est une donnée stratégique. Il se situe à 50 % dans notre modèle de société idéale, une valeur parfaitement démocratique. La communication ne biaise pas la science, et c'est la majorité qui finalement convainc la minorité du bien-fondé de sa position. Aux incertitudes de la science se substitue un niveau politique qui décide. Tout va bien dans le meilleur des mondes.

La vérité travestie ?

Sauf que le paradis, en miroir de l'enfer, étant aussi pavé de bonnes intentions, certains experts, dans l'intérêt de la cause qu'ils défendent, vont légèrement exagérer la vérité. Ils vont commettre le « gentil mensonge » de clamer que A est scientifiquement prouvée, c'est-à-dire que ce n'est plus une hypothèse, mais un fait scientifiquement avéré, donc irréfutable, et donc indiscutable. On ne discute pas l'existence de la gravité !

Ils « mentent » d'autant plus aisément qu'ils sont persuadés que la vérité virtuelle obtenue par simulation est juste, même si elle n'apparaît pas encore pleinement au vu des données de terrain. Ce n'est qu'une question de temps et de moyens. Ils précèdent simplement ce que, d'après eux, la science finira forcément par prouver. Si, en plus, on évoque le fameux principe de précaution, alors on s'auréole du blanc-seing moral d'agir pour le bien, en ignorant tout ce que l'on ignore sur le phénomène et ses conséquences. On s'en tient principalement à toutes les possibilités de risque. Le « mensonge » devient légitime, éthiquement et scientifiquement. Il est rationnel par anticipation.

La communication devient un facteur transformant de la science incomplète, qui, se focalisant sur la réalité numérique, lui fait dire ce que croient les experts. L'ordinateur remplace la boule de cristal. C'est sophistiqué, coûteux, mais tout aussi manipulateur. En revanche, pour être crédible et solide, ce « gentil mensonge » doit être le fait d'une grande majorité d'experts. La posture collective de l'anticipation rassure chacun d'eux par rapport à la « légère » exagération de l'affirmation. C'est le fameux argument « On ne peut pas tous se tromper », qui rend le mensonge vrai et durable.

Celui-ci est ensuite repris dans le débat public sous la forme « La totalité des experts pensent que », par les tenants de A. En faisant systématiquement référence à cette « unanimité des experts », la parole des défenseurs de A se trouve marquée du sceau de la vérité scientifique au regard des autres individus, qui, comme eux, sont des non-experts. La communication a changé les termes du débat, c'est désormais la science contre l'ignorance.

Dans ce contexte, certains défenseurs de A deviennent des inflexibles. Aucune majorité d'arguments inverses ne les fera changer d'avis. Si cinquante personnes me disent que la gravité n'existe pas, et que je n'ai pas bu abusivement, je ne sauterai pas pour autant par la fenêtre pour faire l'oiseau. À l'inverse, les tenants de la rigueur et du refus des amalgames rapides défendent la fausseté de A, tout en restant susceptibles de changer d'opinion si on leur donne suffisamment d'arguments.

Le poids des menteurs

Évidemment, libre à chacun de croire que sa croyance n'en est pas une, mais représente une vérité scientifique. C'est pourquoi il est utile d'étudier l'influence de cette « petite imperfection », l'exagération, un trait essentiel de la nature humaine, dans notre modèle idéal de société. Supposons que 20 % de personnes soient dupes de ce tour de passe-passe communicationnel et qu'elles deviennent des inflexibles rationnels, et que l'immense majorité des gens, 80 %, pensent au départ que A n'est pas vraie. Quelle sera l'issue du débat ? Les équations de la dynamique révèlent qu'après quelques mois de débat, la grande majorité des individus aura changé d'opinion et adhérera à A : 20 % d'inflexibles suffisent à convaincre sans coercition, juste avec un « doux mensonge », 80 % de gens à l'esprit ouvert. Le détail et la démonstration de ces affirmations ont été publiés récemment dans un article peer-review dans la revue internationale Physica A. Pour gagner, seul compte le fait d'avoir des « menteurs » de son côté, ou d'en avoir plus que le camp adverse s'il en possède aussi.

Ces résultats sont choquants, et surtout dérangeants, on voudrait dire inacceptables, sauf que ce sont des résultats et non des choix. En revanche, ce qui relève du choix est la stratégie à mener pour gagner un débat public. Ce travail montre que pour gagner, s'il existe des menteurs dans un camp, l'autre est certain de perdre la bataille pourtant fair-play du débat démocratique. La seule chance de pouvoir la gagner est d'avoir aussi des menteurs dans son camp, ce qui pose un dilemme éthique insurmontable, en particulier lorsque la position défendue est celle de la rigueur et de la mesure.

Perdre ou mentir, telle est la question ? Mais on peut refuser de choisir, et alors c'est la place même du débat public qui semble devoir être remise en question. Cependant, notre modèle est peut-être erroné, ce qui au fond me rassurerait !

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2010-11/quand-la-science-hesite-la-communication-decide.html?item_id=3057
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