François EWALD

est professeur au Conservatoire national des Arts et Métiers. Il a participé aux travaux de la commission Coppens.

Partage

Usages et portée

Principe général du droit européen, le principe de précaution soulève de nombreuses questions sur les incertitudes à prendre en compte ou les valeurs à protéger par les « autorités publiques », seules habilitées à le mettre en œuvre. Le supprimer serait vain...

Le débat français sur le principe de précaution est à la fois important et dérisoire.

Dérisoire parce que l'existence de la norme juridique « principe de précaution » ne dépend pas de la bonne ou mauvaise volonté des pouvoirs publics français. C'est une norme reconnue en droit international depuis plus de vingt ans. C'est un principe général du droit européen. Prétendre se libérer du principe de précaution apparaît ainsi comme une démarche un peu vaine.

Important parce qu'en effet cette norme est troublante. Elle reflète une profonde transformation dans la perception des risques, considérés désormais comme des « menaces ». Elle préside à de nouvelles formes de gestion des risques, liées à la gestion de l'incertitude. Elle suppose de nouvelles formes de relation entre droit et vérité, qui mettent à mal le statut de l'expertise.

Une question de principe

La première difficulté tient à la notion de principe de précaution. La précaution est une attitude, une forme de gestion des risques sans doute aussi vieille que l'homme. « Dans le doute, abstiens-toi. » Cette forme d'auto-assurance a fait l'objet de débats moraux, dont on trouve trace aussi bien dans la sagesse populaire - « Trop de précaution nuit » - que dans des traités plus savants comme La logique de Port-Royal, où il est reproché à l'attitude de précaution de ne pas tenir compte de la probabilité de l'événement redouté. Péché d'exagération ou de catastrophisme. Les logiciens disent que redouter un mal non « probabilisé » (ou « absolutisé ») est comme jouer sa fortune à une loterie qui promet de gagner des millions.

Ce qui est plus étrange, c'est que les États des pays les plus développés aient décidé, dans les années 1980, d'en faire un principe dans la gestion coordonnée des risques environnementaux. « Principe » ne désigne pas alors tant une valeur qu'un instrument juridique auquel on se réfère dans des conventions internationales. On vise des « principes ». Le principe de précaution en est un en matière d'environnement. En ce sens, le principe ne renvoie pas à une métaphysique, mais à des instruments de gestion des risques.

Naturellement, et en particulier en France, les réflexions allaient se développer sur la nature d'un « principe » au sens de quelque chose qui serait au « principe » d'une philosophie, d'une vision du monde. Développements théoriques qui ne sont pas innocents : ce sont des instruments dans une bataille où il faut légitimer l'usage de cette arme redoutable que peut être le principe de précaution.

Un champ défini

Un autre débat tient aux domaines de validité du principe de précaution. En réalité, les États se sont d'abord liés pour gérer de façon précautionneuse les questions d'environnement (années 1980), puis de santé dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce - où un État peut invoquer le principe de précaution contre un autre État par exception des règles de libre-échange - et de la Communauté européenne.

Environnement et santé sont ainsi les deux domaines de validité privilégiés du principe de précaution. Mais ce ne sont pas les seuls. Il faut distinguer le principe de précaution et la logique qu'il met en œuvre, que l'on retrouve dans des domaines de gestion de risque en matière de sécurité nationale et intérieure. Sécurité nationale ? Le principe de précaution y prend le nom d'action préventive (preemptive action), qui a servi d'argument aux Américains pour engager l'invasion de l'Irak, et qui fait l'objet de débats au sein de l'ONU pour son organisation.

Face au terrorisme et à l'existence d'armes de destruction massive, comment réduire les menaces ? En matière de sécurité intérieure, on trouve la logique de précaution à l'œuvre dans toute une série de politiques pénales visant à prévenir la récidive ou à neutraliser une criminalité potentielle. Il n'y a aucune raison pour que les logiques de précaution mises en œuvre par les États se limitent aux questions d'environnement et de santé. Se dirige-t-on alors vers un État de précaution, dont le principe de précaution serait un instrument privilégié de gestion des risques et des menaces ? La question doit être posée.

Les techniques de précaution

Elles relèvent de trois grands ensembles :

a) techniques d'évaluation des risques : le principe de précaution formule d'abord une obligation fondamentale de savoir : il faut faire l'inventaire, plus ou moins approfondi, des risques d'une activité. Il faut les « produire », les révéler par une méthode scientifique ;

b) techniques de gestion des risques : la connaissance sur les risques ainsi produite doit conduire le politique à prendre des mesures de gestion des risques, par principe provisoires (puisque dépendant d'un certain état des connaissances amené à évoluer) et proportionnées ;

c) techniques de communication : la dernière dimension d'une politique de précaution concerne la communication de la connaissance sur les risques que l'on s'est, par précaution, obligé à produire. Celle-ci, en effet, ne peut pas rester confinée aux seuls acteurs concernés et à l'Administration ; elle doit être transmise à tous ceux qui sont potentiellement exposés aux risques. Et cela d'autant plus que, en vertu de l'article 7 de la Charte de l'environnement, tout citoyen a le droit, non seulement d'être informé complètement, mais de participer à la décision publique. Cette dimension des politiques de précaution n'est pas stabilisée. Elle est pourtant décisive. Elle ouvre sur la dimension d'une « démocratie participative » qui ne cesse de se développer depuis la Commission nationale du débat public, les conférences de citoyens et, plus récemment, les différents « Grenelle ».

Quelles valeurs protéger ?

Tout est une question de valeurs à protéger. Le principe de précaution met d'abord en question la valeur que nous accordons à certaines valeurs. C'est dans la mesure où nous accordons une valeur supérieure à l'environnement et à la santé que, pour les protéger, nous nous accordons pour prendre en compte non seulement ce que nous savons, mais aussi ce que nous pouvons redouter sans en être certains. Dans l'économie du principe, l'incertitude est seconde ; elle dépend de la valeur que nous accordons aux valeurs que nous voulons protéger.

On peut se trouver ainsi devant le paradoxe où, par précaution, on donnera un plus grand poids à un argument scientifiquement plus faible, mais qui vient à l'appui d'une valeur à protéger, qu'à un argument scientifiquement plus fort, mais qui vient au service d'une activité qui menace la même valeur.

Quel type d'incertitude doit-on prendre en compte dans la mise en œuvre du principe de précaution ? C'est la grande question après celle des valeurs. Doit-on tenir compte de doutes sans preuve ? De simples questions restées sans réponse ? La Communauté européenne répond dans sa très importante communication de 2000 (« L'incertitude telle qu'elle est produite par une connaissance scientifique ») : « Lorsqu'une évaluation scientifique objective et préliminaire indique qu'il est raisonnable de craindre que les effets potentiellement dangereux pour l'environnement ou la santé humaine, animale ou végétale soient incompatibles avec le niveau de protection choisie par la Communauté. » Cette règle est sanctionnée par les tribunaux, qui demandent à celui qui se prévaut du principe de précaution quelles preuves il est capable d'apporter qui justifient son invocation. Cela, qui revient à faire de la connaissance scientifique le régulateur du principe de précaution, est loin d'être accepté par tous ceux qui l'invoquent.

Une prérogative des autorités publiques

Tant au niveau international que communautaire ou national, le principe, né en matière d'environnement, s'applique désormais à la protection de la santé humaine, animale, végétale.

Ayant un champ d'application de plus en plus étendu, le principe a pour destinataires les « autorités publiques » et non directement les particuliers. En d'autres mots, si un particulier peut critiquer l'action de l'État au nom du principe de précaution (parce qu'il ne le met pas en œuvre, parce qu'il l'applique mal), il ne peut utiliser la notion directement contre un autre particulier (action civile), pas plus que la société ne peut reprocher à un particulier de ne pas l'avoir respecté motu proprio (action pénale).

Le principe de précaution donne compétence aux « autorités publiques » pour prendre un certain nombre de mesures, d'expertise et de gestion, quand est constatée une situation de précaution : potentialité de dommages graves et irréversibles, dans un contexte d'incertitude scientifique. Mieux, dans ces hypothèses, le principe de précaution crée des obligations d'action aux mêmes autorités publiques.

En résumé, le principe de précaution étend et renforce les pouvoirs de police de l'Administration dès lors qu'il est question de la santé et de l'environnement. L'usage du principe de précaution est contrôlé par le juge administratif.

Certains tribunaux civils français de première instance, appelés à trancher les conflits entre opérateurs de téléphonie mobile et riverains à l'occasion des troubles supposés causés par les antennes, ont voulu utiliser le principe de précaution pour faire condamner les opérateurs. Ces décisions sont systématiquement réformées en appel, le juge d'appel demandant que la partie qui invoque le principe de précaution apporte des motifs suffisants à l'appui de son évocation. C'est la raison pour laquelle les plaignants se sont tournés vers la notion de « trouble anormal de voisinage » en invoquant le trouble causé (l'angoisse, le stress) par une technologie controversée. On a alors affaire à une application de principe de précaution « au carré ». Les pouvoirs publics encadrent une activité en invoquant le principe de précaution. Les particuliers concernés seraient alors justifiés à arguer d'un trouble, au nom d'une sorte de droit à la tranquillité. La Cour de cassation ne s'est pas encore prononcée sur cet usage dérivé du principe de précaution.

Le régime de la décision de précaution

Strictement parlant, le principe de précaution exprime la volonté d'un État, soit dans ses relations avec un autre État, soit vis-à-vis de lui-même, de conduire un certain type de politique autant en matière de gestion des ressources qu'en matière de protection contre les risques.

En application du principe, un État mettra en œuvre une « politique de précaution ». Ces politiques de précaution, toujours particulières selon les secteurs concernés (médicament, sécurité alimentaire, réchauffement climatique, préservation de la biodiversité, ressources halieutiques, nucléaire, OGM, nanotechnologies...), se concrétisent par la mise en place de « dispositifs » de précaution mobilisant certaines « techniques » de précaution.

On entend souvent le gouvernement ou la presse invoquer le principe de précaution quand il gère des situations de crise (vache folle, grippe aviaire ou porcine, épidémie de grippe H1N1, éruption de cendres volcaniques, gestion des catastrophes naturelles). Le principe légitimerait alors le gouvernement à prendre des mesures rigoureuses. Mais le principe de précaution n'est pas destiné à gérer les crises. Il doit d'abord servir à les éviter, en permettant la gestion des situations dans le très long terme (réchauffement climatique). Les textes précités rappellent qu'il ne s'agit pas tant de gérer les situations de précaution dans l'urgence des interdits que dans la progressivité d'une amélioration relative à des contextes qu'il faut à chaque fois prendre en compte. Mais, par une sorte de logique interne qui n'est pas nécessairement favorable aux règles de fonctionnement d'un État de droit, l'invocation du principe de précaution conduit certains à placer la gestion des risques collectifs dans une sorte d'État d'urgence, même quand il s'agit du très long terme.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2010-11/usages-et-portee.html?item_id=3048
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article