Henri PONCET

est général de corps d'armée (2e section) et conseil en gestion de crise. Il a dirigé la 11e brigade parachutiste et le commandement des opérations spéciales.
Il a commandé à plusieurs reprises en opération, notamment au Rwanda, au Kosovo et en Côte-d'Ivoire.

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Les risques du métier des armes

Même si, en temps de paix, l'instruction militaire et l'entraînement sont régis par des règlements détaillés destinés à prévenir les accidents, il est mensonger de prétendre qu'au combat on peut se dispenser de prendre des risques.

Sollicité pour faire partager mes réflexions sur le principe de précaution, j'avoue avoir hésité en me demandant ce qu'un chef militaire pouvait apporter sur un principe qui est avant tout censé guider les pouvoirs publics dans leur réflexion sur la santé ou l'environnement. De la vache folle au virus H1N1, des OGM aux antennes relais, quels liens établir avec le métier de soldat, le métier de la guerre ?

C'est finalement un événement inquiétant et médiatisé à outrance traduisant, me semble-t-il, une perte de référence qui m'a poussé à accepter de m'exprimer sur ce sujet : la plainte de sept familles endeuillées pour « mise en danger délibéré de la vie d'autrui » après l'embuscade d'Uzbin qui a coûté la vie à dix de nos soldats, en août 2008, en Afghanistan 1. Le principe de précaution interpelle en effet de plus en plus les chefs, qu'ils soient chefs militaires, chefs d'entreprise, chefs d'établissement, finalement tous ceux qui exercent des responsabilités dans des métiers à risque.

Loin de moi l'idée de me prononcer sur la réalité ou pas d'erreurs commises avant ou pendant ce combat. Lorsqu'une embuscade réussit, c'est qu'elle a été bien montée par celui qui l'a tendue. Lorsqu'elle est décelée et qu'elle échoue, c'est que celui à qui elle était destinée a été meilleur tacticien. Ce serait alors aller très loin que d'admettre que la tactique relève du droit commun ou du code du travail. Mais, malheureusement, on peut comprendre la démarche : « armée de métier » comporte le mot « métier » ; un métier, c'est un travail, donc un mort ou un blessé est assimilable à un accident du travail. Vite, sortons la réglementation, le manuel de tactique, à défaut du code du travail, pour rechercher à qui la faute ! Gageons que si ce seuil juridique était franchi, il deviendrait difficile dans notre démocratie de trouver des soldats et des officiers ou sous-officiers pour commander au combat !

En revanche, qu'il me soit permis de m'étendre plus longuement sur la question du risque omniprésent dans le métier des armes, métier à risque par essence, puisque ceux qui l'exercent sont confrontés à la violence et à la mort, leur propre mort ou celle de l'autre.

Temps de paix : risque nul ou accident zéro ?

Le métier des armes se caractérise bien par une exposition au danger doublée d'une marge d'incertitude, de surprise, d'inattendu, d'imprévu, même si au départ cette exposition au danger se veut calculée. Toutefois, dans ce métier, il convient de bien faire la différence entre le « temps de paix » et le « temps de guerre ».

En temps de paix, l'instruction et l'entraînement sont régis par des règlements détaillés, en particulier pour encadrer toutes les activités à risque et prévenir les accidents. Ainsi, une séance de saut en parachute doit respecter une limite de vent, un cadencement à la sortie de l'avion, des dimensions et un environnement particulier pour la zone de mise à terre. Des moyens sanitaires et d'évacuation doivent être positionnés avant le saut. Et c'est bien ainsi. Aucun exercice, si réaliste, si exigeant soit-il, ne mérite qu'on mette la vie d'un soldat en danger. Il n'empêche que chaque année des accidents parfois graves se produisent, dus aux aléas que comporte tout saut en parachute, accidents fort heureusement très rarement mortels.

On pourrait ainsi multiplier les exemples d'activités « temps de paix » à risque. Mais n'est-ce pas la spécificité et la finalité de l'état de militaire que d'y être confronté afin de se préparer à pouvoir, un jour peut-être, affronter le fracas de la bataille et la rencontre avec la mort ?

Malheureusement, on voit se développer non pas l'idée du risque nul, mais de l'accident zéro, ce qui est d'une rare hypocrisie, car c'est entrer dans le refus du risque ou dans la certitude que le risque ne devrait pas exister. Tout se passe comme si l'on voulait rayer le hasard du quotidien, mais aussi, paradoxalement, la responsabilité personnelle. Il devient en effet hautement souhaitable de la diluer dans un ensemble plus large où l'individu peut se défausser de sa propre erreur. Et, beaucoup plus grave, ce comportement ne fait que traduire la contrainte d'un système de plus en plus aseptisé où l'individu affiche une capacité réduite à prendre des initiatives et à assumer des responsabilités.

En matière de risque, le temps de paix n'échappe donc pas pour le militaire à la tendance de cette société contemporaine à laquelle il appartient et où prévaut le principe de précaution avec une banalisation et, progressivement, un refus de la spécificité de ce métier des armes.

Temps de guerre : le risque vécu, le risque revendiqué

Aussi, quand arrive le temps de guerre, d'aucuns s'aperçoivent, parfois un peu tard, qu'ils se sont engagés non pas pour être des techniciens de la sécurité, mais des hommes d'armes. Le métier des armes est un métier à risques : risque d'être confronté à la violence des hommes et notamment à sa propre violence, risque d'être confronté à des questionnements éthiques sans fin, risque d'être blessé et mutilé, risque, enfin, d'être tué.

Certes, tous ne sont pas égaux face à l'exposition au risque. Certaines unités, par leur spécificité et leurs missions, risquent plus que d'autres. Elles cultivent dans le risque partagé l'élitisme et la cohésion. Elles revendiquent le risque dans les devises inscrites sur leurs insignes : « Qui ose gagne » ou « Croire et oser ». Elles chantent aussi le risque : « Nous sommes des volontaires au 8e RPima 2... tu connaîtras le risque. » Ou encore dans le chant des paras de Bigeard : « Tu pourras être et durer... Si tu vas au bout du risque... » N'est-ce pas toute une philosophie de la vie dite en quelques mots simples par le soldat qui lie le présent, l'avenir et l'acceptation du risque ?

Il convient toutefois de constater que ces unités s'appuient toujours sur un grand professionnalisme où anticipation, maîtrise technique, souci du détail et entraînement permettent de repousser les limites du risque, avec certes l'envie, parfois, de le rechercher. Il appartient alors au commandement de ne pas se laisser entraîner dans cette dynamique en faisant la part de ce qui relève d'une audace potentiellement créatrice de succès et de ce qui ne serait que la manifestation d'une sorte de conduite addictive au risque.

Plus généralement, dans l'action en général et à la guerre en particulier, il est illusoire mais aussi mensonger de prétendre que l'on peut se dispenser de prendre des risques. On doit bien évidemment prendre toutes les mesures qui rendent le risque acceptable, ce que le général Yakovleff exprime en écrivant : « Il faut combattre à son degré maximum de risque acceptable 3. »

Du zéro mort au zéro risque

On voudra bien aussi se souvenir de ce fameux concept du « zéro mort » (dans son camp uniquement, chacun l'aura compris) : ce concept purement occidental, américain, est apparu au moment de la première guerre du Golfe avec, à l'origine, l'ambition légitime d'avoir la chaîne santé la plus performante possible pour sauver ses blessés. C'est devenu par extension pernicieuse un concept de pays riche dont les fondements sont à la fois économiques, géopolitiques et surtout sociétaux, selon un argumentaire qui pourrait illustrer aussi le « zéro risque ».

Les fondements économiques s'inscrivent dans une maîtrise supposée ou espérée du tout technologique, des techniques de l'information et de la communication. Il s'agit de faire la guerre à distance, d'éloigner pour soi le pire, sans réciprocité. Les fondements géopolitiques se déclinent dans une nouvelle organisation du monde autour des « forces du Bien » contre les « forces du Mal », qui se concrétise par un refus de reconnaître un statut à l'adversaire. Mais ce sont les fondements sociétaux qui pèsent le plus. Le risque n'entre plus dans une évaluation calculée. Il est perçu comme une menace inacceptable et intolérable. Autour de ce qui apparaît comme une exacerbation du principe de précaution se manifeste le refus de l'incertitude, une morale hédoniste d'où disparaît l'esprit de sacrifice et une complicité des professionnels de la violence, les militaires, et des dirigeants politiques pour faire disparaître du foyer du citoyen toute image de violence sur son écran de télévision. Au bilan, une morale de riches réservée à une élite de l'humanité mettant à distance l'autre, une vision illusoire du monde qui n'a fait illusion que quelques mois. La Somalie a ramené les Américains, avec le pragmatisme qui les caractérise, très rapidement aux réalités 4.

« L'impuissance de la puissance »

Aujourd'hui en Afghanistan, le « zéro mort » est remplacé par le « zéro dégâts collatéraux », approche qui peut apparaître plus éthique mais qui, érigée en doctrine, est tout aussi porteuse d'ambiguïté et sans doute d'échec à terme. L'adversaire ne peut que se réjouir de l'avantage qui lui est donné sur le plan tactique. Le « zéro dégâts collatéraux », contrairement à ce qui est claironné, n'est pas un choix tactique délibéré d'une prise de risque limitée décidée par la coalition, mais un choix imposé par un adversaire qui manœuvre à merveille en s'imbriquant dans la population.

Au final, il faut malheureusement dresser un constat d'impuissance, constat qui s'accompagne d'une frustration bien compréhensible des soldats occidentaux engagés, avec une baisse de moral et de possibles dérapages. Ils vont devenir la hantise majeure du commandement, qui se cantonnera progressivement dans une prise de risque minimale par inhibition, craignant la médiatisation de l'erreur, de la faute, de l'impondérable, du hasard. C'est la liberté d'action qui est entravée, liberté d'action qui est la clé du succès au combat comme dans n'importe quelle action d'entreprendre.

L'exigence de résultats rapides et l'incapacité à s'inscrire dans le long terme en raison de la pression des opinions publiques constituent d'autres éléments importants dans nos sociétés. Cette course contre le temps, tout chef d'entreprise le sait, impose initiative et prise de risque. Notre société est pressée, impatiente, dans un monde rétréci où le développement des moyens de communication et d'information transforme un souci en problème qui doit être immédiatement résolu. Dans la guerre en Afghanistan, il faudrait pouvoir échanger du temps, dont on ne dispose pas, contre du risque, que l'on ne veut pas prendre. Mais notre univers occidental ordonné, informatisé, minuté, bureaucratisé ne pourra pas supporter très longtemps encore un conflit qui s'éternise.

Conditionné par l'assurance tout-risque, l'homme occidental, européen du moins, manque de confiance en l'avenir. Les nombreux sondages pointent cette angoisse permanente, ce refus de l'inconnu, de l'obscurité des lendemains. Il se replie sur sa seule existence, refusant même de se projeter dans son éternité en acceptant quelques sacrifices pour les générations futures, ses enfants et ses petits-enfants. Il se cantonne dans l'illusion de son immortalité, refusant la prise de risque, ruinant de la sorte son ambition et se satisfaisant d'une existence étriquée.

L'homme de guerre a contribué à l'accouchement des nations et des civilisations. Même s'il se fait rare et si l'on cherche à l'emprisonner dans un monde banalisé, il reste encore aujourd'hui, quel que soit son grade, le spectateur et l'acteur privilégié d'une existence faite de risques surmontés qui font de lui un homme à part. Parce qu'il a plus ou moins ressenti qu'une civilisation qui fuit le risque est condamnée à disparaître, l'homme de guerre a compris que l'intérêt de l'existence se mesure à l'aune de ce que l'on est prêt à risquer pour elle.

  1. Cette plainte a été classée sans suite par le parquet du Tribunal aux armées de Paris en février 2010. Dans le cadre de la réforme de la justice, le TAP devrait être supprimé en juillet 2011.
  2. Régiment de parachutistes d'infanterie de marine.
  3. Tactique théorique, Economica, 2009.
  4. Le 3 octobre 1993, durant l'opération de maintien de la paix « Restore Hope » destinée à rétablir l'ordre en Somalie, l'armée américaine perd 18 hommes à Mogadiscio. Cette défaite qui provoque le retrait rapide des troupes sera portée à l'écran, avec beaucoup de réalisme, par Ridley Scott dans La chute du faucon noir.
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