Dominique LECOURT

est philosophe, professeur à l'université Paris 7 et directeur général de l'Institut Diderot, le fonds de dotation pour le développement de l'économie sociale du groupe Covéa.

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L'innovation sans risque, une mission impossible

Inscrit dans la Constitution, le principe de précaution entretient ou aggrave les peurs de notre société. Désormais sommée d'apporter la preuve qu'elle est exempte de danger, l'innovation, pourtant constitutive de la nature humaine, devient objet de suspicion. Au risque de nous faire renoncer à tout progrès.

Les discussions techniques, épistémologiques et juridiques sur le « principe de précaution », si vives en France, ne prennent tout leur sens qu'au regard de l'histoire des rapports originaux qui s'y sont noués entre science et politique dans le cadre de la République.

Ces rapports sont tributaires de la version française de ce grand moment d'émancipation intellectuelle qu'on a désigné au XVIIIe siècle en Angleterre comme Enlightment, en Allemagne comme Aufklärung et en France comme les Lumières. Cette version a imposé à la réflexion « française » une certaine conception de l'action comme subordonnée à la connaissance, dont se sont emparés les positivistes et les scientistes du XIXe siècle. Ce sont les présupposés de cette conception que mettent en définitive au jour les débats sur le principe de précaution. Une question philosophique très profonde donc, quelque peu refoulée dans notre pays au XXe siècle.

Ce primat épistémologique de la connaissance sur l'action a suscité ce qu'on peut appeler la version française de la philosophie du progrès. Elle s'est présentée comme l'héritière de la philosophie des Lumières. Mais elle en a refusé les dimensions métaphysiques. Elle a fait de la science et de ses applications le moteur de l'Histoire, de la vérité scientifique la valeur suprême, de la certitude de cette vérité la garantie de la justesse de l'action.

La valeur de la science relativisée

C'est ce socle intellectuel qui se trouve aujourd'hui remis en question. Depuis quelques décennies, l'idée de progrès est entrée en décadence. La valeur de la science est, pour le moins, relativisée. La technologie suspectée, sinon diabolisée. La nature ou la vie sont érigées en grands fétiches. L'étrange fortune du principe de précaution est liée à ce vacillement. Ayant perdu ses repères, la société française est angoissée. Tout objet lui paraît bon pour fixer, exprimer cette angoisse : les plantes OGM (objet d'un ostracisme unique au monde), les antennes des téléphones mobiles, la pandémie de grippe H1N1, les nanotechnologies, le port de la burqa...

Le principe de précaution, tel qu'il a été inscrit dans la Constitution en 2004-2005 au terme de fiévreuses discussions, était supposé rassurer le peuple français. Il nourrit l'angoisse des citoyens.

Un récent arrêt de la cour d'appel de Versailles en février 2009 a montré jusqu'où cette « logique » pouvait mener l'autorité judiciaire. Aucun lien de causalité n'est établi entre les malaises dont fait état le plaignant et l'installation d'une antenne de téléphonie mobile à proximité de son domicile. Le motif d'hyperélectrosensibilité est écarté. Les Académies des sciences et de médecine se sont prononcées sur ce point au terme de rapports circonstanciés. Qu'à cela ne tienne, la cour croit pouvoir prendre acte de l'angoisse du plaignant (déclarée « légitime »), elle invoque le trouble anormal de voisinage et ordonne le démontage de l'antenne (alors que les industriels ont scrupuleusement respecté le cahier des charges établi par l'État). D'autres décisions (à Carpentras ou à Angers) vont dans le même sens ; ce qui pourrait menacer bien d'autres installations industrielles.

Au-delà de ces cas extrêmes, on doit constater que l'expertise scientifique est désormais partout suspecte, voire désavouée comme partisane, soumise à des conflits d'intérêts insurmontables.

Les épisodes tragiques n'ont pas manqué depuis plusieurs décennies pour susciter cette méfiance : sang contaminé, vache folle, vaccination contre l'hépatite B... Les malheurs du grand débat public sur les nanotechnologies, dont les sessions ont été systématiquement sabotées par des groupes violents, font apparaître la profondeur du mal. Si vous êtes physicien et que vous avez travaillé sur ce sujet pour le moins complexe, vous avez nécessairement été financé par des industriels. Vous n'êtes donc pas impartial. La seule expertise vraiment « indépendante » serait celle des militants qui n'ont jamais eu de contact avec la recherche... On vient d'inventer la notion de ce que j'appellerais volontiers « l'expertise ignorante ».

Le danger prime sur les bénéfices possibles

Le principe de précaution intervient dans ce contexte : la connaissance scientifique ne serait qu'une opinion parmi d'autres - « socialement construite » affirment les sociologues des sciences depuis trente ans, reprenant sans le dire ou sans le savoir les thèses soviétiques de l'après-guerre. Comme Maurice Tubiana l'a fait plusieurs fois remarquer, l'attention se focalise sur le danger ; jamais sur les bénéfices de l'innovation, comme en témoigne malheureusement la lettre du texte constitutionnel. Une expertise intellectuellement affranchie des « évidences » imposées à l'opinion par les industriels de la peur (Hollywood en tête) commencerait au contraire par étudier la « balance » bénéfices-dangers.

Toujours est-il que le principe de précaution, tel qu'il a pris valeur constitutionnelle dans notre pays, nourrit la peur de l'avenir de nos concitoyens au lieu d'apaiser leurs craintes. Du domaine de l'environnement, il a gagné celui de la santé et, de proche en proche, au prix d'interprétations abusives, il étend son emprise à toutes les activités humaines innovantes. La question essentielle n'est plus aujourd'hui de bien distinguer entre la prévention qui vise les risques avérés (par exemple dans le cas de la grippe H1N1) et la précaution supposée ne viser que les risques non avérés, par ailleurs « graves et irréversibles ». La question n'est plus de savoir si le principe mène à l'immobilisme ou est, au contraire, un principe d'action (et de recherche). La question majeure est celle de la véritable anthropologie qui se met en place en son nom : celle de l'homme précautionneux hanté par les catastrophes dont il peut lui-même être l'auteur par trop d'audace inventive. L'écologisme ambiant en a fait son modèle : contre le prométhéisme des Lumières, la sagesse frugale du « développement durable » dont on finit par ne plus voir en quoi il est un développement lorsqu'on lui adjoint le thème de la décroissance. Lorsqu'on l'envisage, comme il se doit, sous l'angle de la décision publique, on voit le principe devenir un « principe parapluie » dont se couvrent volontiers administrateurs et hommes politiques.

Innovation et nature humaine

L'innovation apparaît d'abord dans la relation première, constitutive, de l'homme avec son milieu. Un ethnographe comme André Leroi-Gourhan ou un philosophe comme Gilbert Simondon l'ont amplement montré : l'homme est un être toujours innovant. Il façonne son milieu pour mieux le dominer et l'étendre. L'innovation technique fait partie de la nature humaine. Ce qui permet de comprendre pourquoi cet être vivant particulier n'a pas une nature au même sens que les autres. Certains disent que c'est un animal « dénaturé ».

Aujourd'hui, l'innovation technique, amplifiée par la science, elle-même née d'une réflexion critique sur les échecs rencontrés par l'homme dans la maîtrise de son milieu, a pris les allures d'une véritable « révolution technologique ». George Steiner a rappelé récemment l'ampleur, par exemple, de la révolution électronique qui s'est opérée en moins de cinquante ans, et qui fait sentir ses effets dans les moindres replis de la vie sociale et individuelle.

L'idée qui court, c'est que, du fait des modifications que subit en conséquence la part de son milieu qu'est son « environnement » - sa biosphère -, l'humanité se trouverait menacée dans son existence même.

Les trésors de ruse et d'intelligence que l'homme a déployés au fil des siècles pour façonner le monde de son existence sont radicalement dévalués ; la civilisation occidentale tout particulièrement est mise en accusation pour son industrialisme productiviste et son égoïsme imprévoyant.

Moyennant une simple inversion de signe, se maintient ainsi le rêve de toute-puissance de la science, imposé en Occident par les ingénieurs positivistes du siècle dernier. Hier, on imaginait le salut laïc de l'humanité par la science appliquée ; aujourd'hui, on annonce une apocalypse tout aussi laïcisée.

Prouver l'« absence de risque »

Nous voilà donc assaillis par une petite métaphysique - celle qui assigne à l'homme la place de Dieu. Ou du diable. Au nom du principe de précaution, on demande à chacun qui entreprend (une activité productive ou une recherche créatrice) d'apporter d'avance « la preuve de l'absence de risque » qu'il court ou fait courir aux autres - ce qui excède tout simplement les possibilités de la condition humaine. On demande aux mêmes, au nom du même principe qui tourne au « principe de suspicion », de prévoir l'imprévisible. Autre tour de force qui nous demanderait de nous affranchir de nos limites !

On suscite et on promeut la naissance d'un nouveau type d'homme qui risque de renoncer à tout progrès dans la connaissance et dans l'action, faute des certitudes absolues qu'il se voit enjoint d'exiger de lui-même avant d'entreprendre.

C'est du temps, du temps humain, qu'il s'agit en définitive. Question philosophique radicale. Non, nous ne savons, ni ne pouvons « prévoir l'imprévisible », mais, comme le faisait remarquer le philosophe et homme d'action Gaston Berger, nous devons toujours garder conscience de ce que de l'imprévu peut survenir et nous y préparer. L'inventeur, en France, de la prospective expliquait qu'ainsi entendue cette « discipline » ne pourrait prétendre au titre de science (« la science du futur »), mais devrait être considérée comme une éthique : ouverture à l'imprévu, non seulement pour conjurer le danger, mais pour saisir la chance qui se présentera.

Non, il n'est pas possible d'apporter la preuve d'une absence de risque, mais ayant pris conscience du risque potentiel, on peut - on doit - faire l'effort intellectuel et physique indispensable non seulement pour l'avérer (ou non), mais pour le contourner. Encore une fois, il s'agit d'une attitude éthique, celle-là même qui se trouve, à travers la technique, à l'origine du progrès des connaissances et de ses applications dans le monde moderne.

Si nous savons saisir le moment opportun des discussions qui se sont nouées autour de l'avenir de la planète pour repenser à fond la dureté du temps qui affecte l'être humain, c'est une nouvelle civilisation qui s'annonce.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2010-11/l-innovation-sans-risque-une-mission-impossible.html?item_id=3056
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