Olivier GODARD

est directeur de recherche au CNRS, École polytechnique.

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Faisons meilleur usage du principe de précaution !

Un débat public virulent est ouvert, qui n'est pas dû aux seules insuffisances des règles d'application de ce principe. Il est temps d'instaurer des procédures précises et rigoureuses dans le domaine de la gestion des risques collectifs incertains.

En une dizaine d'années, le principe de précaution est devenu en France une véritable star. Tout un chacun mobilise ce sésame de la justification en présence de risques. Tantôt, c'est pour dire qu'il faudrait « appliquer le principe de précaution », c'est-à-dire, apparemment, interdire ici les OGM, là les nanotechnologies ou encore les incinérateurs ; tantôt, c'est pour justifier ce qui a déjà été décidé : plutôt que de dire « parce que ! », on dit « au nom du principe de précaution ». Parallèlement, aux différentes étapes de sa vie publique, ce principe a fait l'objet d'attaques virulentes : il sonnerait le glas de la raison, il serait l'ennemi de la science, du progrès et de la compétitivité du pays, il mettrait fin à l'État de droit, il porterait une atteinte mortelle aux libertés, il serait l'arme secrète visant à abattre la civilisation occidentale...

Comme toutes les stars, le principe de précaution est l'objet de fantasmes variés : on lui prête toutes sortes de liaisons, toutes sortes d'influences, toutes sortes d'exploits ou d'inconduites. Les commentateurs et analystes ne sont pas en reste, comme l'ont montré les vifs débats apparus en 2009-2010 à l'occasion de différents événements (la tempête Xynthia, le volcan finlandais Eyjafjöll et la grippe A H1N1) où ce principe, que certains voulaient voir pris en défaut majeur d'outrance sécuritaire, n'en pouvait mais, étant étranger à ces situations.

Des contresens suspects

Si les contresens les plus grossiers pouvaient se comprendre il y a quinze ans, ils sont aujourd'hui suspects lorsqu'ils sont le fait de lettrés. Cela fait maintenant dix ans que les principaux débats sur la doctrine ont été clairement tranchés par les trois institutions européennes : Commission, Conseil, Parlement 1 et quinze ans que des textes de droit français ont commencé de préciser les repères de sa mise en œuvre : la loi Barnier 95-101 de renforcement de la protection de l'environnement, puis l'article 5 de la Charte de l'environnement qui a été adossée à la Constitution en février 2005. Ces textes posent tout d'abord une exigence de gestion du calendrier de l'action face aux risques émergents : les autorités publiques ont l'obligation de ne pas attendre le stade des certitudes scientifiques pour commencer à prendre en charge une suspicion de risque de dommage grave et irréversible. En droit interne, le champ couvert est celui de l'environnement, mais, d'après l'article 1 de la Charte, en ayant en vue son incidence pour la santé humaine. En droit communautaire, le champ est plus large : outre l'environnement, il concerne la santé publique et la sécurité alimentaire. Précisons que l'incertitude scientifique n'est ni l'ignorance, ni l'inconnu, ni l'aléa. Cela étant, les mesures précoces à adopter doivent demeurer proportionnées et révisables, étant choisies au sein de toute une gamme allant de l'information à l'incitation. Le moratoire et l'interdiction, loin d'être les formes privilégiées d'incarnation du principe, se situent à l'extrémité de la gamme et devraient être d'application parcimonieuse pour le premier, et rarissime pour la seconde. Enfin, comme il s'agit de mesures appelées à être révisées en fonction de l'évolution des connaissances, le principe tourne le dos à tout processus couperet ou binaire de l'action, pour instaurer un processus continu d'accompagnement des innovations.

Les deux principes de précaution

Comment comprendre l'existence d'un grand écart entre une doctrine publique proportionnée et raisonnable qui s'est enracinée dans le droit communautaire et un débat public virulent dont les deux parties antagonistes les plus médiatisées partagent en fait les mêmes conceptions erronées, les unes pour les promouvoir, les autres pour les dénoncer ? Il faut se résoudre à reconnaître que nous avons affaire à au moins deux principes de précaution qui se ressemblent bien peu : celui de la doctrine validée par les institutions politiques européennes et françaises ; et celui qui résulte d'une invocation publique aléatoire, d'autant plus hasardeuse qu'elle s'est empressée d'oublier ladite doctrine. En pratique, les autorités publiques préfèrent souvent s'éloigner de la doctrine, par défaut ou par excès selon les cas, tout en se réclamant dudit principe dans des circonstances où il n'a pas à être convoqué ! Là réside l'une des sources des difficultés actuelles, au côté des différences de valeurs et de projets de société qui traversent la société française. Au-delà des énoncés de principe, les autorités publiques sont coupables de ne pas avoir mis en place l'organisation administrative et les procédures d'application du principe qui, dans les autres domaines de l'action publique, garantissent une rationalité minimale aux décisions. Le principe de précaution est demeuré une sorte de joker mobilisé à la convenance improvisée de tel ou tel responsable ou de telle ou telle partie prenante.

Un manque d'organisation de l'application du principe

Cette carence publique sur le plan de l'organisation a laissé le champ libre à diverses manipulations et à des interprétations variées, confinant parfois au fantaisiste, comme celle postulant une obligation des innovateurs et producteurs d'apporter la preuve scientifique préalable de l'innocuité sanitaire et environnementale à long terme de leurs produits et techniques avant que ces derniers puissent bénéficier d'une autorisation de mise sur le marché 2. D'où une double dénonciation croisée, d'un côté, des dérives qu'entraîne une sorte de désir de risque zéro, naturellement hors de portée et, de l'autre, de l'absence de prise en compte des risques entraînés par de nouveaux développements techniques comme les nanotechnologies, largement diffusées avant même que leurs impacts aient pu être sérieusement appréhendés et évalués, et que leurs applications puissent être suivies au moyen d'un dispositif d'observation approprié. La plupart des travers d'une gestion politicienne, inconséquente et perverse dans son rapport à l'expertise scientifique des risques se sont cristallisés dans le cas emblématique des OGM et plus particulièrement du revirement opéré fin 2007 à propos du maïs MON 810 de Monsanto 3.

Dérives inéluctables ou trahisons ?

Tout cela était-il inéluctable ? D'après certains analystes - je pense particulièrement aux positions prises par François Ewald 4 -, c'est le contenu conceptuel du principe de précaution qui est responsable de ce qu'en a fait la pratique politique, c'est-à-dire parfois presque l'inverse de ce que demandent explicitement les textes qui définissent ce principe. En ce sens, les dérives dénoncées n'en seraient pas et correspondraient à la vraie nature de ce principe, qui ne serait « pas un bon instrument 5 ». L'accusation est forte et demanderait une analyse sérieuse du lien postulé qui ferait de la trahison ou du travestissement du concept par la pratique l'aboutissement d'une nécessité interne au concept lui-même. Ainsi posé, l'argument d'une dérive inéluctable, dont le concept serait à la fois la victime et le responsable, est curieux et ne tiendrait pas deux secondes si on l'appliquait à d'autres concepts phares, comme ceux de liberté ou de sécurité. Par exemple, doit-on incriminer le concept de sécurité du simple fait que le gouvernement français a décidé depuis son échec électoral aux élections régionales du printemps 2010 de postuler un lien générique entre insécurité, immigration, présence d'étrangers et gens du voyage ?

Là où je rejoins François Ewald et d'autres critiques, c'est pour considérer que la situation actuelle n'est pas satisfaisante. Plusieurs observateurs ont souligné l'importance de la dimension procédurale du principe de précaution. Or, il a été laissé en déshérence, sans être arrimé à des procédures précises de mise en œuvre, par les pouvoirs publics qui en avaient pourtant reçu la charge. Le temps est venu de déployer une organisation précise pour appliquer les textes disponibles, qui donnent de solides repères sur lesquels il n'y a pas lieu de revenir. Par souci d'efficacité visant tout à la fois l'atteinte d'un niveau élevé de sécurité et la maîtrise des coûts, il est important de ne pas laisser les entreprises ou le milieu médical prendre seuls l'initiative dans un brouillard normatif, dans l'espoir que l'instance judiciaire viendra, a posteriori, préciser la norme qui aurait dû être prise en compte, mais qui n'avait pas encore été définie.

La nécessité d'une loi

C'est aux pouvoirs publics de reprendre l'initiative en prenant appui sur l'article 5 de la Charte de l'environnement et sur la résolution du sommet de Nice de 2000. C'est d'une loi que le pays a besoin, et pas d'une résolution du Parlement, qui n'aurait aucun caractère contraignant, puisque les textes en vigueur précisent qu'une résolution parlementaire n'est acceptable par le gouvernement que si elle ne lui crée aucune obligation, c'est-à-dire demeure sans effet. Cette loi n'aurait pas besoin d'être bavarde : il lui reviendrait de désigner une instance pouvant être saisie par les personnes craignant un risque émergent et de décrire les compétences d'initiative qui lui incomberaient dans l'organisation de l'application du principe. À la manière d'un juge d'instruction dans le domaine judiciaire, cette instance instruirait de manière préalable le dossier afin de déterminer si la suspicion dont elle est saisie est suffisamment crédible pour mériter examen. Dans l'affirmative, l'instance de saisine déclencherait un processus d'expertise, proposerait des recherches supplémentaires à engager et, le cas échéant, pourrait suggérer des mesures d'urgence aux pouvoirs publics compétents. Cette instance ferait ainsi un tri préalable et orchestrerait le déclenchement de procédures dans l'ordre de la connaissance, de l'action et du suivi de l'exécution de celle-ci, et attribuerait les missions correspondantes aux organismes et instances appropriés 6.

Par ailleurs, il est nécessaire, afin de donner un sens à la notion de proportionnalité, que l'expertise ait pour mandat non seulement d'identifier les dangers et de caractériser les dommages encourus, mais également d'évaluer les avantages de toute nature des produits et des techniques suspectés de présenter un risque, et de le faire dans les mêmes conditions de compétence, d'indépendance et de pluralisme que celles qui sont requises pour l'analyse des dommages éventuels. Renoncer à évaluer dans un cadre public les avantages des innovations serait le plus sûr moyen d'enfermer l'évaluation et la décision dans une logique intellectuelle de recherche du risque zéro : si l'on ne considère que les risques possibles, on ne peut que chercher à les minimiser, sans conscience des avantages auxquels des décisions de moratoire ou d'interdiction conduiraient à renoncer.

Sur ce terrain, comme le confirme l'expérience naissante du Haut Conseil des biotechnologies créé par la loi sur les OGM de 2008, il est nécessaire de disposer d'une véritable expertise éthique, économique et sociale, qui ne soit pas confondue, comme c'est le cas actuellement, avec la représentation des différentes parties prenantes. Économistes, sociologues, philosophes, juristes et éthiciens doivent apporter leur concours à part entière, non pour décider à la place des politiques, mais pour éclairer les implications en termes normatifs du tableau précis des suspicions et de l'incertitude dressé par les experts. Le rôle important et légitime des instances de délibération entre parties prenantes - professionnels, élus locaux, ONG... - ne saurait être confondu avec celui de l'expertise économique, sociale et éthique.

Retrouver une confiance minimale

La situation actuelle de la France dans le domaine de la gestion des risques collectifs incertains mais suspectés est marquée par ces deux problèmes liés que sont le manque d'organisation administrative de la mise en œuvre du principe de précaution et l'absence de confiance entre les différentes composantes de la société. L'activisme minoritaire des uns, le lobbying des autres et la gestion politique et médiatique des risques collectifs ont remplacé la délibération informée, sereine et rigoureuse escomptée. Je veux croire que c'est par une organisation précise de la procédure d'application du principe de précaution que le chemin d'une confiance minimale pourra être retrouvé.

  1. Voir en particulier la communication de la Commission européenne de février 2000 et la résolution adoptée lors du sommet des chefs d'État et de gouvernement tenu à Nice en décembre 2000 : Conseil européen, « Résolution du Conseil sur le principe de précaution », in Conclusions de la Présidence, Conseil européen de Nice, 7-9 décembre 2000, Annexe III. Pour une présentation de cette doctrine, voir O. Godard, C. Henry, P. Lagadec et E. Michel-Kerjan, Traité des nouveaux risques : précaution, crise, assurance, op. cit., et Alain Gest et Philippe Tourtelier, Rapport d'information fait au nom du Comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques sur l'évaluation de la mise en œuvre de l'article 5 de la Charte de l'environnement relatif à l'application du principe de précaution, Assemblée nationale, 2719, 8 juillet 2010.
  2. Pour une déconstruction critique du bien-fondé de cette demande de preuve d'innocuité, notamment portée par l'association Greenpeace, voir O. Godard, « L'ambivalence de la précaution et la transformation des rapports entre science et décision », in O. Godard (dir.), Le principe de précaution dans la conduite des affaires humaines, op. cit., p. 37-83.
  3. Voir O. Godard, « Le principe de précaution à l'épreuve des OGM », in Alain Marciano et Bernard Tourrès (dir.), Regards critiques sur le principe de précaution : le cas des OGM, Vrin, coll. « Pour demain », 2010.
  4. « Le principe de précaution est en soi-même excessif ! Il commande de donner le plus grand poids au plus petit risque », dixit F. Ewald, « Le principe de précaution oblige à exagérer la menace », Le Monde, 9 janvier 2010. Cette sentence est à mettre en contraste avec les textes de la loi Barnier et de la Charte de l'environnement. Le premier énonce : « L'absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l'environnement à un coût économiquement acceptable. » Le second indique : « Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en œuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. » Ces deux textes soulignent sans ambiguïté la nécessaire proportionnalité des mesures, aux antipodes de l'idée « du plus grand poids attribué au plus petit risque » ou de la formule qui a fait florès dans la bouche de ministres en 2009 : « On n'en fait jamais trop pour... »
  5. F. Ewald, « Le principe de précaution n'est pas un bon instrument : entretien avec A. Barbaux », L'Usine nouvelle, 5 avril 2010.
  6. Cette proposition rejoint largement celle, faite par le comité de prévention et de précaution (CPP) du ministère de l'Écologie, de confier la procédure d'application à un pilote unique qui aurait à s'appuyer sur les différentes instances existantes et à présenter les résultats des expertises et des délibérations aux autorités publiques. Voir l'avis du CPP : La décision publique face à l'incertitude : clarifier les règles, améliorer les outils, mars 2010.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2010-11/faisons-meilleur-usage-du-principe-de-precaution.html?item_id=3055
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