Christine NOIVILLE

est directeur de recherche au CNRS ; elle dirige le Centre de recherche en droit des sciences et des techniques (université Paris 1/UMR 8103) et préside le comité économique, éthique et social du Haut Conseil des biotechnologies.

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De la ressource politique au mode d'emploi

Le temps n'est plus à une utilisation politique du principe de précaution mais à la définition d'un mode d'emploi. Si l'on convient de cette exigence, alors mettons-nous au travail et, pour ce faire, ne négligeons pas la substantifique moelle des jurisprudences nationale, communautaire et internationale. Elles fournissent une trame concrète, à enrichir certes, mais fort utile.

Le phénomène est désormais d'autant plus connu qu'il est cyclique : à nouveau, le principe de précaution fait l'objet d'une offensive tous azimuts. Si son inscription au fronton de nos institutions avait un temps calmé les esprits les plus chagrins à son encontre, le principe reste en réalité un serpent de mer. Cette fois, c'est la conjonction de trois événements qui est à l'origine de l'opprobre dont il fait l'objet : la campagne de lutte contre la grippe H1N1 ; la gestion du trafic aérien face au nuage de cendres du volcan islandais ; la salve de jugements qui, en 2009, a conduit au démontage d'antennes de téléphonie mobile. Appliqué comme il l'a été dans ces trois exemples, le principe de précaution illustrerait une philosophie qu'il faudrait refuser de cautionner.

Reviennent alors les vieilles « routines ». Certains suggèrent purement et simplement la suppression de ce principe de la Constitution française. D'autres proposent de le cantonner au seul domaine de l'environnement. Autant de propositions symboliques mais au mieux naïves dès lors que, par le truchement du droit communautaire, le principe de précaution s'impose en tout état de cause à la France, que ce soit en matière d'environnement ou de santé.

Conditions et méthodes de mise en œuvre

Et si l'on changeait la direction du regard ?

Si l'on tentait enfin d'assimiler le principe de précaution à un instrument pratique, dont on s'attacherait à décrire, presque scolairement, les conditions et méthodes de mise en œuvre ?

La définition donnée par la Constitution (« Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en œuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage 1 ») constitue à cet égard une bonne mais trop vague ébauche. Il nous faut un vade-mecum, un mode d'emploi. Ce dernier ne tombera pas du ciel : il faut s'y atteler, mais sans négliger l'apport d'ores et déjà substantiel et trop souvent oublié de la jurisprudence rendue en la matière depuis quinze ans.

Si la jurisprudence ne constitue certes qu'un élément de compréhension parmi d'autres du principe de précaution, elle n'en est pas moins décisive. En indiquant de plus en plus précisément ce qu'est ou n'est pas le principe, ce qu'il implique exactement pour les autorités publiques, la jurisprudence contribue à le baliser de plus en plus clairement. Or, toutes proportions gardées, ces balises sont devenues similaires entre les jurisprudences française (hormis les antennes), communautaire (Cour de justice des Communautés européennes/CJCE) et internationale (Organisation mondiale du commerce/OMC notamment), révélant une dynamique de maturité et d'homogénéisation en la matière. L'affirmation peut étonner, car de prime abord, c'est plutôt le sentiment d'une opposition qui domine. L'OMC n'a-t-elle pas en effet jusqu'ici déclaré illégales toutes les mesures adoptées au nom d'un principe de précaution qu'elle ne reconnaît pas ? Pourtant, une analyse plus détaillée des décisions illustre une vraie perméabilité de l'OMC sinon au principe de précaution lui-même, du moins à une logique de précaution. Parallèlement, ce sont aussi les jurisprudences française et communautaire qui ont évolué, mais dans le sens inverse (si l'on fait exception des quelques jugements, très atypiques, relatifs aux antennes de téléphonie mobile), en prenant leurs distances par rapport à une version maximaliste du principe, en lui fixant des bornes pour éviter qu'il ne soit appliqué de façon inconsidérée. D'où la dynamique d'homogénéisation évoquée plus haut 2.

Or, qui prend soin de disséquer ce corpus de décisions de justice y identifie la trame d'un mode d'emploi fait de procédures concrètes, d'organisations, de critères à satisfaire, de balises à ne pas dépasser, etc. Voilà donc un chemin tracé, qu'il convient de conforter et de préciser, en tout cas de ne pas négliger. Jugeons plutôt, sans sombrer dans un excès de technicité et en retenant les huit points de la trame ainsi formée.

Les huit points clés de la jurisprudence

Premier point. Les juges énoncent que prendre une décision en situation d'incertitude est possible, à la condition que cette décision soit adossée à une évaluation scientifique ; c'est en quelque sorte une condition préalable, un prérequis à la mise en œuvre du principe de précaution. La peur, la simple angoisse d'un risque, une simple élucubration ne suffisent pas. Il faut avoir procédé à une évaluation des risques, d'une part ; il faut que de cette évaluation ressortent des indices de risque suffisamment convaincants, d'autre part. Où l'on voit que contrairement à ce que l'on entend dire souvent, la démarche de précaution renvoie pour le juge à une démarche scientifique. L'urgence peut certes obliger à aller vite et à décider avant d'évaluer ; mais dans ce cas, il convient d'adopter une mesure provisoire et, dans la foulée, de procéder à l'évaluation nécessaire pour l'adapter.

Deuxième point. Le juge accorde tellement d'importance à l'évaluation qu'il vérifie qu'elle ne constitue pas un simple alibi, un habillage pseudoscientifique servant de prétexte à une décision en réalité purement arbitraire. Dans le domaine de la prévention des encéphalopathies spongiformes transmissibles, la Commission avait ainsi adopté, sur le fondement d'un avis de l'Autorité européenne de sécurité des aliments (AESA), une décision visant à assouplir la réglementation. Cette décision avait été contestée devant le juge communautaire. Or, ce dernier dissèque à cette occasion l'avis de l'AESA et estime que la Commission n'en a repris que les aspects optimistes. L'autorité de décision n'est certes pas liée par l'évaluation, à l'égard de laquelle elle peut prendre ses distances, pour être plus sévère ou pour l'être moins. Mais alors, elle doit s'en justifier scientifiquement en fournissant sa propre évaluation des risques, d'un niveau scientifique au moins équivalent à celui de l'avis en question, la science ne devant par servir d'« alibi » à des décisions de nature politique.

Troisième point. La jurisprudence apporte une définition de l'évaluation, de ses étapes (identification et caractérisation du danger, évaluation de l'exposition, caractérisation du risque) et des conditions dans lesquelles elle peut, au-delà des chiffres, comporter des appréciations d'ordre qualitatif.

Quatrième point. L'évaluation doit être rigoureuse et pertinente. Elle doit être spécifique au risque redouté mais également précise, ne se bornant pas à évoquer de manière vague un risque général sans plus de précisions, comme l'avait fait l'Union européenne dans l'affaire des hormones.

Cinquième point. L'évaluation doit prendre en compte l'ensemble des données disponibles. Si elle doit avoir un ancrage local fort - puisqu'elle doit porter sur le risque spécifiquement redouté, à la lumière des particularités géographiques, écologiques, nutritionnelles ou sociétales -, elle ne doit pas s'en tenir aux résultats nationaux, mais intégrer aussi ceux de la recherche internationale. Lorsque les données sont controversées, ce qui est souvent le cas dans les contextes d'incertitude, l'évaluation doit en outre prendre en compte la confrontation des thèses scientifiques existantes.

Sixième point. Toujours pour s'assurer que l'évaluation est de qualité, le juge vérifie celle des experts qui la réalisent ; il exige que les avis scientifiques soient fondés sur les principes d'excellence, d'indépendance et de transparence, au moins sur des « sources qualifiées et respectées », autant de principes directeurs confirmés, en France, par le Conseil constitutionnel à propos de la loi du 25 juin 2008 sur les OGM 3.

Septième point. Au-delà des exigences de méthode, le juge pose des exigences de fond. Les résultats de l'évaluation du risque ne peuvent permettre d'adopter une mesure de précaution que s'ils sont suffisamment convaincants. Non seulement, on le sait, le dommage encouru doit être grave, voire irréversible, mais l'évaluation doit avoir abouti à des éléments suffisamment convaincants pour penser que le risque peut se réaliser, qu'il n'est par une pure conjecture. Si l'on fait exception des jugements récents relatifs aux antennes, le consensus des tribunaux sur ce point est notable : le risque doit être suffisamment documenté par des indications scientifiques solides et précises qui, sans lever totalement les incertitudes, permettent néanmoins de caractériser le risque, en tout cas d'établir que son existence n'est pas farfelue ; la mesure de précaution doit être « suffisamment étayée » par les données scientifiques ; des « indices sérieux et concluants » sont requis, qui « permettent de conclure raisonnablement que la mise en œuvre du principe de précaution est nécessaire ». Et l'on sait que c'est souvent sur ce fondement que les mesures achoppent. Toute la question réside dans le degré de persuasion requis. La jurisprudence reste à cet égard assez flottante, ce qui n'est guère étonnant dès lors qu'il n'y a pas d'algorithme qui permette de dire à partir de quel seuil, automatiquement, il serait justifié d'adopter une mesure de précaution. Mais un peu de clarté serait bienvenu en la matière.

Huitième point. Quand il s'avère que l'évaluation aboutit à des résultats suffisamment concluants et justifie l'adoption d'une mesure de précaution, quelle mesure prendre ? Une chose est ici martelée par les juges : il n'y a pas de réponse mécanique à cette question, l'État devant opérer un choix en fonction du « niveau de risque » qu'il estime « acceptable » ; mais pour éviter tout arbitraire, le juge s'assure que ce choix respecte le principe de proportionnalité. On le sait, cet autre principe oblige les pouvoirs publics à proportionner leurs mesures au risque redouté : en pratique, dans l'éventail de mesures qui s'offrent à eux - financer une recherche pour mieux cerner le risque, retirer provisoirement le produit inquiétant, en assurer le suivi, l'interdire définitivement... -, ils doivent adopter celle qui est la plus adaptée au risque. Bien sûr, en situation d'incertitude, la proportionnalité n'est qu'une vue de l'esprit puisque, par hypothèse, le risque n'est pas quantifiable. Mais si le principe de proportionnalité échappe bel et bien à une application mathématique, le juge en requiert la mise en œuvre, de façon plus subtile. D'abord, la mesure doit être provisoire et révisable : on peut certes retirer du marché un médicament potentiellement dangereux, mais pour un temps seulement, la mesure devant être accompagnée d'évaluations destinées à en savoir davantage et à « rectifier le tir » si nécessaire.

Faire des choix

Ensuite et surtout, le juge invite le décideur à ne pas s'obnubiler sur le seul risque sanitaire et à mettre en balance les avantages et les inconvénients de telle ou telle mesure. Il peut - voire doit - mettre ce dernier dans son contexte, en s'interrogeant sur la possibilité de gérer le risque, sur l'existence de produits de substitution, voire sur l'intérêt à courir le risque. Une affaire Servier tranchée par la CJCE est caractéristique à cet égard. Dans cette affaire, il semblait que l'emploi de substances anorexigènes dans le traitement de l'obésité présentait un risque cardiaque. L'autorité s'était fondée sur l'existence de ce risque potentiel pour retirer le médicament du marché. Or, ainsi que l'énonce le juge, ce n'est pas le risque à lui seul qui compte, mais le bilan risque-bénéfice, chaque patient étant prêt à s'exposer à un risque pour un bénéfice thérapeutique plus grand. L'interdiction sera certes parfois la seule option possible ou acceptable. Mais le principe de précaution n'affranchit pas de la nécessité de faire des choix et, pour les faire, de mettre le risque dans son contexte (solutions de remplacement possibles, enjeux socio-économiques, enjeux éthiques, etc.). Or, là aussi, il faut un mode d'emploi. Qui, notamment, évalue les aspects socio-économiques et selon quelles modalités ?

Un mode de gestion pratique

Une première expérience a été tentée à travers la mise en place d'un comité économique, éthique et social au sein du Haut Conseil des biotechnologies. Donne-t-elle satisfaction à l'autorité publique ? Lui permet-elle de clarifier les enjeux, de mieux mettre en balance les risques redoutés et les avantages potentiels des biotechnologies et, du même coup, de mieux discerner les options en présence ?

On le voit, cette grille de mise en œuvre du principe de précaution reste encore trop sommaire pour constituer en elle-même un bon guide de l'action administrative. Elle n'est qu'une base de départ. Chacun des concepts qu'elle propose doit être défini. Elle n'en est pas moins fort utile : critères concrets et normes pratiques permettent en effet de mieux formaliser un processus de décision aujourd'hui trop arbitraire.

Peut-on gouverner avec des critères et des normes consignés dans un mode d'emploi ? Sans doute pas. On ne peut pas davantage ravaler la dialectique du principe de précaution à un simple débat technique, fait d'évaluation des risques et des bénéfices. On sait en effet que les débats qui mettent en jeu le principe de précaution sont aussi éthiques et ouvrent sur des choix fondamentaux, souvent incommensurables. C'est là que la décision politique trouve toute sa justification. Il reste que, sans mode de gestion pratique, le principe de précaution restera avant tout une simple et potentiellement dangereuse ressource politique, tant pour les associations, qui visent à travers lui à fragiliser l'action publique, que pour l'Administration, qui cherche à se protéger.

  1. Article 5 de la Charte de l'environnement adossée à la Constitution, cité également dans l'article de Jean-Paul Maréchal, page 7.
  2. Sur ce point et pour les références des décisions citées plus bas, voir : Ch. Noiville, « The Judge's Role Concerning Science in Precautionary Measures : A Shift from Guide to Arbitrator », in Coexistence and Traceability of GM and Non-GM Supply Chains, Wiley, 2010, à paraître ; Ch. Noiville, « Science, décision, action : trois remarques à propos du principe de précaution », Les Petites Affiches, 1er-2 novembre 2004, p. 10 et suivantes.
  3. Décision du Conseil constitutionnel du 19 juin 2008, point 22 : http://www.conseil-constitutionnel.fr/general/decision.htm
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2010-11/de-la-ressource-politique-au-mode-d-emploi.html?item_id=3049
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