Henri ATLAN

est biologiste et philosophe. Il dirige le centre de recherche en biologie humaine de l'hôpital universitaire Hadassah à Jérusalem et est directeur d'études à l'EHESS.

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Risques, prudence, précautions... sans principe

Sur des questions pour lesquelles l'expertise est souvent incertaine et parfois divisée, les politiques utilisent le principe de précaution comme « couverture » de leurs décisions. Pourtant, le recours débridé à ce principe conduit à des erreurs et débouche sur la peur, aussi est-il urgent de faire preuve de prudence et de sagesse dans son application.

Le principe de précaution, bien qu'inscrit dans la Constitution et ayant acquis ainsi un statut juridique, est interprété de différentes façons suivant les usages multiples qui en sont faits. Objet souvent d'une invocation incantatoire, il est utilisé pour justifier telle ou telle mesure visant à se protéger contre un danger potentiel. Une première confusion consiste à considérer ces mesures comme s'il s'agissait de prévention. Une autre confusion concerne les possibilités d'évaluation relative du danger et du coût des mesures destinées à se protéger.

Essayant de démêler les sources de ces confusions, nous verrons qu'elles se ramènent à une faute initiale : vouloir instituer la précaution en principe.

Confusion avec la prévention. Notons d'abord que celle-ci n'est pas l'objet d'un principe. Il s'agit plus empiriquement de mesures ou éventuellement de politique de prévention. Et cela pour une raison assez simple. La prévention concerne des dangers réels de dommages ou de catastrophes dont l'existence est certaine et le risque peut être évalué, en amplitude et en fréquence. Les mesures de prévention visent à empêcher leur survenue ou, au minimum, à en atténuer l'amplitude et diminuer la fréquence. Interdire l'alcool au volant, imposer une vaccination obligatoire à l'aide de vaccins éprouvés contre des maladies infectieuses graves et endémiques, effectuer des campagnes sur l'opinion publique pour diminuer le tabagisme et l'alcoolisme, empêcher la contamination de l'eau de rivière et de source par des déchets toxiques connus et repérés sont des exemples de mesures de prévention. Ces mesures sont efficaces et adaptées à des dangers connus dont on sait avec certitude qu'ils seraient beaucoup plus grands en l'absence de prévention.

Que faire face aux dangers potentiels ?

Il s'agit de tout autre chose avec les mesures de précaution et, en particulier, celles qui sont présentées comme des applications du fameux principe. Il s'agit là de dangers potentiels, dont on n'a aucune certitude sur leur réalité et encore moins une estimation plus ou moins chiffrée en amplitude et en probabilité.

Dans tous les cas, le recours à la science est insuffisant. Il s'agit de situations à propos desquelles il existe une incertitude scientifique à la fois sur la réalité du danger et sur sa gravité. Cela ouvre la porte à toutes les incertitudes, comme le montre un exemple extrême et caricatural, parmi d'autres, d'invocation du principe de précaution en médecine.

On avait découvert que le traitement d'enfants par l'hormone de croissance préparée à partir d'hypophyses prélevées sur des cadavres humains avait provoqué l'apparition de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. L'origine de cette maladie était inconnue jusqu'à la découverte des prions, nouvelle classe d'agents infectieux purement protéiques. La conclusion évidente était que les cerveaux et des extraits hypophysaires prélevés sur certains cadavres étaient infectés par le prion sans que personne ait pu le suspecter. Résultat : une circulaire du ministère de la Santé interdisant d'utiliser des tissus ou organes humains dans un but thérapeutique, à moins de prouver qu'ils sont indemnes de tout agent infectieux connu ou inconnu ! Les greffes de cornée furent interrompues pendant plusieurs mois, au grand dam des patients et des ophtalmologues, jusqu'à ce que cette réglementation soit reconnue comme absurde et supprimée.

Les risques du principe de précaution

La nécessaire prise au sérieux de l'obligation de décider en situation d'incertitude aurait dû conduire à une attitude opposée à la recherche d'un principe d'action supposé capable de contourner l'incertitude et de dicter une conduite censée juste en toutes circonstances.

Malgré ses formulations successives et leurs interprétations diverses, le principe de précaution joue ce rôle trompeur, et en tant que tel il souffre du défaut logique irrémédiable de se détruire lui-même. Rien ne dit en effet que les mesures préconisées en application de ce principe, pour éviter un danger dont on ne peut évaluer ni l'amplitude ni la probabilité, n'auront pas comme effet des dangers tout aussi incertains, mais peut-être plus grands et plus probables. En application du principe de précaution, il faudrait donc s'abstenir de prendre ces mesures, et donc s'abstenir d'appliquer le principe de précaution.

Plus récemment, la campagne de vaccination contre la grippe H1N1 est venue apporter une illustration de plus, si besoin était, de ce retournement sur lui-même de ce fameux principe. Devant l'incertitude sur la gravité de cette nouvelle grippe et sur son extension épidémique possible, une campagne de vaccination massive fut décidée par l'OMS, impliquant une fabrication accélérée de doses de vaccin en très grand nombre, évidemment justifiée au nom du principe de précaution.

Comme on sait que les nouveaux vaccins doivent satisfaire un certain nombre de critères de sécurité dont les tests demandent d'habitude un certain temps, un doute s'est introduit dans une partie de l'opinion, y compris médicale, sur l'innocuité de ces vaccins. Autrement dit, on suspectait un danger potentiel dans la vaccination elle-même. Bien que ce danger fût évidemment incertain, le principe de précaution devait conduire à refuser la vaccination. C'est ce qui arriva dans un certain nombre de cas, pas toujours d'ailleurs en application du principe, mais souvent par scepticisme sur la gravité annoncée de l'épidémie elle-même.

L'importance de la formulation

Depuis les premières formulations du principe de précaution à propos de dangers potentiels pour l'environnement, l'incertitude scientifique a toujours joué un rôle déterminant dans son énoncé et ses applications. Il faut reconnaître que les formulations plus récentes, et leurs interprétations notamment par les juristes, ont atténué la nature et le degré de cette incertitude ainsi que le caractère automatique des mesures préconisées pour éviter le danger. Le but était évidemment d'éviter de tomber dans le piège de l'absurde qu'avaient révélé les excès des premières applications du principe.

C'est ainsi que dans sa formulation inscrite dans la Constitution, il est fait mention de mesures proportionnées au danger à éviter. Cela implique que l'on puisse apprécier la gravité et l'ampleur du danger, afin que ce qui est mis en œuvre pour l'éviter ne soit pas disproportionné soit par son coût, soit par d'autres dangers qui pourraient en résulter. Autrement dit, on n'est plus là en situation d'incertitude totale, puisqu'on admet implicitement disposer d'une connaissance au moins en probabilité sur le danger à éviter. Cela veut dire que, bien que l'on continue à parler de « principe de précaution », il s'agit en fait d'un principe de prévention assez ancien, consistant à apprécier le rapport coût-bénéfices pour orienter des prises de décision concernant des risques suffisamment connus pour pouvoir être évalués.

Une autre façon de contourner l'impasse du principe vu comme garantie de décision juste en situation d'incertitude consiste à y voir non pas un principe d'action, mais un principe d'évaluation. Suivant cette interprétation, appliquer le principe consiste à tout mettre en œuvre, dans une situation d'incertitude scientifique sur un danger potentiel, pour évaluer la nature, l'ampleur et la probabilité du danger afin de réduire l'incertitude autant que possible.

Le tournant du sang contaminé

Mais ces interprétations sont en fait, si l'on peut dire, des précautions de la part de spécialistes qui analysent bon gré mal gré les conditions d'application de ce « principe » désormais inscrit dans le droit. Elles passent très peu dans le grand public et les médias, et donc chez les politiques. Il est plus facile de prendre des décisions supposées justes parce que découlant d'un principe inattaquable, résolvant ainsi, croit-on, le problème de l'incertitude. Le principe est donc appliqué de façon beaucoup plus simple et assez brutale. Devant un danger réel ou potentiel, des mesures de précaution sont prises par ceux qui sont au pouvoir, et le principe est invoqué pour les justifier et prévenir des critiques toujours possibles. Il s'agit là d'une attitude dont on peut faire remonter l'origine au scandale du sang contaminé, qui a sans aucun doute marqué un tournant dans les rapports entre experts scientifiques et décideurs politiques. La mise en cause avec poursuites judiciaires de ministres et de conseillers a produit un sentiment d'insécurité chez ceux qui doivent décider et sont comme on dit « aux responsabilités ». D'où un besoin de couverture en se référant systématiquement à l'avis des experts. Et quand celui-ci est incertain, l'invocation du principe de précaution est là pour servir de couverture aux décisions et les justifier devant des critiques éventuelles.

Le règne de la peur irrationnelle

Les conséquences de cet état de chose sont loin d'être négligeables. C'est l'institution du règne de la peur irrationnelle dans ce que j'avais appelé « les trois pouvoirs de la parole 1 » : le pouvoir scientifique, le pouvoir médiatique et le pouvoir politique d'où procède la décision. L'exercice de ces trois pouvoirs est indispensable en démocratie, mais ils doivent être séparés pour être en mesure de se critiquer l'un l'autre, au lieu de s'appuyer l'un sur l'autre dans une spirale d'amplification. Et cela est d'autant plus nécessaire qu'il s'agit de questions sur lesquelles l'expertise scientifique est incertaine et parfois divisée. L'amplification médiatique des avis des experts simplifiés dans leur utilisation politique aboutit à une espèce de consensus de l'opinion qui justifie en retour les décisions ainsi couvertes par le principe de précaution. Notons toutefois, contrairement à ce à quoi on pouvait s'attendre, que pour des raisons tenant à des chocs de croyances et d'idéologies technophiles et technophobes, le principe de précaution n'est en général pas invoqué dans les discussions de bioéthique sur la procréation médicalement assistée. Pourtant, on a ici aussi affaire à des dangers potentiels, plus liés d'ailleurs à l'expérimentation sociale de nouvelles filiations qu'aux techniques biologiques. Mais le désir d'enfant biologique à tout prix fait surmonter la peur ou même l'ignorer.

Par contre, deux exemples d'application du principe sont caricaturaux : les OGM et les nanotechnologies. Les nouvelles technologies sont un domaine par excellence d'incertitudes multiples sur leurs applications possibles et sur les bienfaits et les dangers auxquels elles peuvent exposer. L'attitude raisonnable consiste à analyser chacune des applications concevables au cas par cas pour en évaluer autant que possible les dangers potentiels et les bienfaits qu'on peut en attendre. Mais il faut reconnaître que l'expertise scientifique en situation d'incertitude est difficile. Ni l'opinion ni les politiques n'aiment admettre de rester dans l'incertitude et ils influencent en cela l'exercice de l'expertise. Peu d'experts ont le courage d'annoncer qu'ils ne peuvent pas répondre à la demande d'avis, même en probabilité. La tentation est le plus souvent de donner quand même une réponse, soit pour rassurer, soit pour mettre en garde. Le sang contaminé a été un tournant.

Aujourd'hui, les experts préfèrent de loin être prophètes de malheur ; comme l'avait bien compris le prophète Jérémie, on risque moins à annoncer une catastrophe qu'une bonne chose car, en cas d'erreur, on pourra toujours arguer de ce que la catastrophe a été évitée grâce à ceux qui l'avaient annoncée. Le principe de précaution étant passé par là, émettre des doutes sur la catastrophe annoncée est déjà dangereux pour les experts de qui l'on attend certitudes et recommandations fermes. On invoque toutefois, à tort ou à raison, Hans Jonas et son heuristique de la peur comme fondement philosophique du principe de précaution. Mais le résultat de son application débridée est tout simplement la peur, sans heuristique.

Est-il possible de revenir à la prudence aristotélicienne, au cas par cas, sans la garantie illusoire d'un soi-disant principe ? Principe de couverture plutôt que de précaution, il est temps de faire preuve de sagesse et de prudence dans ses applications.

  1. 1H. Atlan, Tout, non, peut-être : éducation et vérité, Seuil, 1991.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2010-11/risques-prudence-precautions-sans-principe.html?item_id=3052
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