Dominique BOURG

Professeur honoraire à l’université de Lausanne.

Alain PAPAUX

est juriste et philosophe, professeur à la faculté de droit et des sciences criminelles de l'université de Lausanne.

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Cécité versus précaution ?

Les attaques les plus outrancières à l'encontre du principe de précaution nous semblent procéder de deux types d'aveuglement. Pour l'un, étendre sans discernement le principe à toute forme de risque et, pour l'autre, s'acharner sur l'une des rares expressions rationnelles de la mesure dans un monde débridé.

Les gloses critiques à l'endroit du principe de précaution sont devenues en France un sport national. On a commencé par raconter toutes sortes d'incongruités sur son implication - quant à l'interruption du trafic aérien à la suite de l'éruption du volcan islandais Eyjafjöll, au crash du Concorde, à la guerre préventive du gouvernement de Bush contre l'Irak et ses armes de destruction massive, à un épisode neigeux soudain contraignant des automobilistes à séjourner une nuit durant dans leur véhicule dans l'Ouest parisien, en passant par la crise de la fièvre aphteuse du printemps 2001, etc. -, laissant l'absence d'analyse, voire l'incurie intellectuelle, triompher. Libération n'affirmait-il pas, au lendemain de l'adoption de la Charte de l'environnement par le Congrès, qu'avec l'article 5 de la Charte l'exigence de risque zéro faisait son entrée dans la Constitution ?

Un mésusage du principe

Les affaires relatives aux antennes de téléphonie mobile aidant - réglées juridiquement par recours aux règles du droit de voisinage, donc du droit privé, et non au principe de précaution, simplement évoqué -, l'affolement a gagné les esprits, au point même que certains remettent désormais en cause la constitutionnalisation du principe dans la Charte de l'environnement. En d'autres termes, bien des critiques ont été émises, redoublant une même paresse de pensée, puisqu'elles dénonçaient des applications du principe de précaution qui n'en étaient en réalité que des mésusages grossiers.

Qui plus est, ces critiques arrivent à un moment très particulier de l'histoire humaine. Pour le bénéfice de quelques-uns, on est prêt à sacrifier des millions de personnes : développement des subprimes, véritable jeu de l'avion 1 à l'échelle internationale, mais surtout trahison de la fonction même de la banque par refus, à travers la titrisation hors maîtrise de quiconque, de sa responsabilité sociétale ; attaques spéculatives contre l'euro ; pour ne pas parler du climat et, plus généralement, des dégradations de la biosphère joyeusement anonymes dans la mesure où n'existe pas d'imputation individualisée des externalités négatives. Comment faire mieux pour ne pas assumer le risque ? La couardise face au risque ne réside-t-elle pas dans ce refus d'assumer ces responsabilités, plutôt que dans quelques interventions modestes du principe de précaution pour le bien de tous ?

Prendre conscience des enjeux

Quelle communauté entre ces mésusages et les critiques du principe de précaution erronément élaborées à partir de ceux-ci ? Non seulement la faiblesse cognitive des arguments, mais encore leur puérilité : au moment où l'humanité devient l'enjeu, où quelques-uns parient sur ses conditions d'existence ; au moment où la démesure, c'est-à-dire l'absence de règles, devient la règle, on attaque la seule tentative, bien modeste au demeurant, de rationalité incarnée, praticable sur-le-champ et à moindres frais. Le pari scientiste, lui, n'est pas rationnel ; seule la science l'est, mais non le fait que toutes ses productions seraient ipso facto inoffensives et qu'elle nous assurerait à tous coups un avenir radieux.

On manque de surcroît la dimension anthropologique du principe, porteur d'une authentique métaphysique de la finitude humaine, dans le contexte d'une « société du risque 2 » selon l'expression désormais classique : « Il ne suffit pas de savoir pour accepter ce que l'on sait et agir en conséquence », en d'autres termes, « Nous ne croyons pas ce que nous savons. Le défi qui est lancé à la prudence n'est pas le manque de connaissance sur l'inscription de la catastrophe dans l'avenir, mais le fait que cette inscription n'est pas crédible » 3. Le réchauffement climatique d'origine anthropique donne cruellement raison à Jean-Pierre Dupuy. Le principe de précaution n'est donc pas seulement dans l'attente du progrès des connaissances scientifiques toujours plus lucides, conformément à son libellé constitutionnel, passant au reste sous silence la nature inconnaissable de principe d'une grande portion du réel. Il affirme encore la finitude humaine suivant laquelle, bien que sachant, nous n'agissons pas, tant notre responsabilité morale est insupportable : nous connaissons en grande partie les causes du réchauffement, mais nous ne pouvons en assumer les raisons... parce qu'il n'y en a pas ! Comment expliquer, c'est-à-dire rendre raison(s), que nous condamnions nos propres enfants à des conflits armés, que nous produisions des réfugiés (dits climatiques) par millions, et au final une réduction de l'écoumène, avec pourtant, sans en prendre aucunement le chemin, la possibilité de les éviter ?

On ne veut pas voir non plus, ni comprendre la nature paradoxale du principe : plus il réussit, plus il échoue ; le risque ou la catastrophe « bien » anticipé(e), en effet, ne se réalise pas. De sorte que, contrairement à ce que pense la vulgate, les politiques, peut-être plus qu'ils ne se protègent, prennent un certain risque de perte de crédibilité, à moyen terme, en y recourant sans discernement, suivant le raisonnement « s'il est si aisé d'éviter les innombrables "catastrophes" annoncées, sans doute celles-ci n'étaient-elles que virtuelles. On nous a donc menti ». Que la maîtrise de nos actions et de leurs effets sur le monde ne soit plus le ressort premier, à tout le moins exclusif, d'une praxis dont très souvent les résultats et les produits nous échappent, est certainement angoissant et explique bien des réactions émotionnelles, ou corporatistes, face au principe. Pourtant, il a été montré à quel point les analyses coûts-bénéfices, parangons de la « maîtrise » et de la « gestion » du risque, étaient inadéquates et fallacieuses pour l'appréhension des problématiques environnementales 4.

Bien saisir les limites du principe

De surcroît, l'obsession de l'omniprésence prétendue du principe ignore une double restriction constitutive de la précaution. D'une part, l'idée originelle de précaution ne concerne qu'un nombre extrêmement restreint de risques : les seuls risques visés sont ceux dont la réalisation provoquerait, primo, des dommages graves et irréversibles, soit à l'environnement, soit à la santé publique ; et, secundo, dans un contexte de connaissance scientifique partielle. La traversée aérienne d'un nuage volcanique, par exemple, n'ajoute rien aux fondements de la volcanologie ; l'interruption momentanée et localisée du trafic aérien vise à protéger des milliers de vies humaines, non dans le cadre de la santé publique, mais dans celui de l'ordre public. D'autre part, la traduction juridique du principe (à l'art. 5 de la Charte de l'environnement) en limite encore la portée à la seule intervention et responsabilité des autorités publiques. Évidemment, la nature juridique du principe, tout en renforçant l'impact de l'idée de précaution, en constitue simultanément une restriction : seul le principe a valeur contraignante et peut conduire à la saisine d'autorités juridictionnelles.

Ne voir dans le principe de précaution qu'un simple mécanisme de ralentissement, voire de frein au progrès technologique, en manque le ressort incitatif. Le principe conduit, le cas échéant, à une accélération de ce progrès en vue de parer certains risques, à l'exemple des développements du solaire, de l'éolien et autres énergies renouvelables, face à la menace climatique. Rapporté à l'idée de précaution : quel mal d'exiger moralement de certains producteurs qu'ils explorent les risques afférents à leur activité pour, in fine, mettre sur le marché un produit meilleur pour la société dans son ensemble (bien commun) ? Concernant le principe : qu'y a-t-il d'illégitime à contraindre certains entrepreneurs à cette recherche, par exemple dans le domaine des biotechnologies et des OGM, afin de commercialiser des produits plus sûrs ?

Dans l'un et l'autre cas, toujours l'état de la recherche prime et le principe de précaution ne peut fonder des décisions politiques non étayées par un dossier scientifique solidement documenté, comme le fit pourtant le gouvernement avec le MON 810 5. A contrario, le dossier scientifique sur le climat est autrement solide que les décisions prises au nom du principe en la matière, aussi rares que molles.

Les risques de l'abolition

Voulût-on abolir le principe de précaution au nom d'un soi-disant courage d'entreprendre, il faudrait alors en toute cohérence aller jusqu'à supprimer l'idée de précaution et par là abandonner les quelques réussites rationalistes d'endiguement de la démesure moderne : qui voudrait que l'on mette sur le marché des substances chimiques sans les avoir jamais testées au préalable, comme l'impose heureusement l'autorisation de mise sur le marché des médicaments ou la directive REACH ? Rappelons-nous le scandale de l'utilisation du chlordécone dans les bananeraies antillaises, lequel fait retour dans l'actualité 6. Il jette une lumière blafarde sur les attaques à l'encontre du principe de précaution, et ce jusqu'au sein du Parlement lui-même. Cette affaire sonne comme un rappel glacial de l'insensibilité de la « raison » économique quand elle devient exclusive et aveugle, cécité contre laquelle la précaution a tant de mal à lutter. En un temps d'accumulation quasi mécanique des risques, en raison de la multiplicité de nos techniques, l'éloge à peine voilé de la passion du gain, sous le masque de l'audace d'entreprendre, est plus encore médiocre que puéril. Alors que l'insecticide de la famille des organochlorés, le chlordécone, a été interdit dès 1976 aux États-Unis, il a été autorisé et utilisé dans les Antilles françaises jusqu'en septembre 1993 ! Il présente deux caractéristiques dangereuses : il s'accumule dans l'environnement et a été classé comme possiblement cancérigène depuis 1979. En 1968 puis 1969, son homologation avait été rejetée par la commission d'étude de l'emploi des toxiques en agriculture ; le produit en question a fini par être provisoirement autorisé en 1971 grâce à l'intervention zélée de membres influents de cet organisme. Le recours au chlordécone a pu ensuite être maintenu en métropole jusqu'en 1990, puis trois années supplémentaires aux Antilles, grâce notamment à la pression des producteurs et à toutes sortes d'anomalies indignes d'un État de droit.

Et de quelle lumière faut-il être habité pour penser que le principe de précaution saperait les fondements de la société libérale et l'économie même du progrès, alors qu'il n'impose aucun changement dans les fins collectives ? Le principe de précaution n'est en rien contradictoire avec l'accumulation des moyens techniques ; il veille simplement à la sûreté de ces moyens et au fait qu'ils puissent bénéficier au plus grand nombre, et non exclusivement à quelques investisseurs impatients. Aucune contradiction donc entre l'idéologie des sociétés libérales - la recherche du progrès matériel - et la mise en œuvre du principe.

Dans toute cette affaire, le problème ne réside pas tant dans le principe de précaution lui-même, et moins encore dans sa constitutionnalité, que dans l'incurie intellectuelle régnante. Curieusement, seul le principe, dans sa lettre comme dans son esprit, échappe à cette confusion. Certes, on ne peut que reconnaître les difficultés auxquelles nous confrontent son interprétation comme sa mise en œuvre. Mais l'on ne trouve en cela rien de plus inquiétant que dans toute autre notion dite open texture : liberté, égalité, équité, solidarité, souveraineté populaire, ordre public, etc.

Une version courte de cet article a été publiée sur le site Mediapart.

  1. À savoir une forme d'escroquerie qui consiste à enrichir les initiateurs et les premiers entrants au détriment des derniers, les premiers étant effectivement rémunérés par la mise des suivants.
  2. Ulrich Beck, La société du risque : sur la voie d'une autre modernité, Flammarion, coll. « Champs », 2003.
  3. Jean-Pierre Dupuy, respectivement Petite métaphysique des tsunamis, Seuil, 2005, p. 11, et Pour un catastrophisme éclairé : quand l'impossible est certain, Seuil, 2002, p. 142.
  4. Nicolas Bouleau, « Sacro-sainte économie », in D. Bourg et A. Papaux (dir.), Vers une société sobre et désirable, op. cit., p. 102-133.
  5. Il s'agit d'un maïs transgénique produit par la firme Monsanto, préalablement autorisé par les instances européennes et rejeté par le gouvernement dans le cadre du processus du Grenelle. Dans L'inquiétant principe de précaution (PUF, 2010, p. 124, note 1), les plus inquiétants encore Gérald Bronner et Étienne Géhin fustigent par exemple, à juste titre, le refus gouvernemental d'assumer l'absence de risque scientifiquement documentée concernant le MON 810, mais disqualifient « la théorie classique de l'effet de serre » au motif de leur rejet de la pensée unique (sic) : la science n'est donc pas toujours... la science.
  6. Pierre-Benoit Joly, La saga du chlordécone aux Antilles françaises : reconstruction chronologique 1968-2008, INRA/SenS et IFRIS, juillet 2010.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2010-11/cecite-versus-precaution.html?item_id=3051
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