Dominique DEPRINS

est psychanalyste et professeure de statistique et de probabilités aux facultés universitaires Saint-Louis, à Bruxelles, ainsi qu'à l'université catholique de Louvain, en Belgique.

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L'au-delà du principe de précaution

Initialement conçue par Pascal en vue de « travailler pour l'incertain », la probabilité, devenue centrale dans le gouvernement de l'incertain désormais sous la focale du paradigme de précaution, travaille « contre l'incertain ». C'est pourtant dans cet incertain qui s'efface aujourd'hui que s'enracine la confiance que l'homme de la précaution semble appeler de tous ses vœux.

Si la grande horloge de la nature tourne maintenant depuis longtemps sans l'homme, le mutilant dans sa tradition, et si, venant en suppléance, la civilisation industrielle, puis celle de la technologie lui ont infligé des accidents aux allures de catastrophe, on comprend que, dans son désarroi, il ait cherché refuge dans la précaution.

Le principe de précaution est le revers de la démythification du savoir expert depuis que la science inquiète plus qu'elle ne pacifie ; par là, ce principe portait en lui la promesse d'une science enfin libérée de sa mise au secret dans le confinement des laboratoires. Dans un souci de transparence, la science s'est alors mise au service des « sociétés du savoir », dès lors ouvertes à la diversité des formes de connaissance, des savoirs scientifiques et technologiques aux savoirs profanes. Sous l'injonction du principe de précaution, cette libération de la science s'est traduite par son application, dans la plus grande rigueur, à la société tout entière.

D'une nature devenue muette

Avant que naissent les sciences de la nature, l'homme pensait, bien campé dans sa tradition, que ses rituels - en somme, son action - avaient quelque chose à voir avec l'ordre de la nature et le maintien des choses à leur place ; il était pour quelque chose dans cette répétition du même qu'on appelle le « réel ». S'il ne prétendait pas faire la loi de la nature, l'homme pensait cependant « être indispensable à sa permanence ». L'ordre de la science a tout bouleversé ; ce nouvel ordre s'est instauré dès lors que l'homme a pensé qu'il n'était absolument pour rien dans celui de la nature. Alors que jusque-là il célébrait la nature, avec la science il s'est fait son « maître et possesseur » ; il n'a plus fait corps avec elle par ses cérémonies, dès lors qu'il s'en est exproprié, l'expropriant du même coup en la rendant muette.

Quant à l'homme contemporain de la précaution, il s'est fait le chantre repenti d'une science débridée ; et, le plus souvent, il est privé d'une tradition qui lui aurait permis d'être encore « officiant à la Nature ». Il a alors fait de la nature un patrimoine ; c'est dire que, depuis, il s'est mis en devoir de la préserver et de la protéger, tant il aimerait que, comme un paradis enfin retrouvé, elle le protège et veille sur lui en retour, en dépit de l'expropriation qu'il lui a infligée à son profit. Dans un renversement théâtral de la relation d'ordre entre la nature et l'homme, la nature s'est faite sa victime sans crime, étrange « personne physique » devenue sa « requérante juridique ». D'une nature tourmenteuse, ou même faucheuse, au joug de laquelle il devait échapper par la maîtrise, il a fait une nature suppliciée par l'homme, dès lors promis à un immobilisme coupable.

C'est aussi dire que, dans son péché d'orgueil, il prétend désormais être capable d'infléchir la loi même de la nature, fût-ce en la ruinant ou en la restaurant, par sa technique ou par son abstention. Il gouverne la nature... en lui obéissant et en lui prodiguant ses soins. Qu'on ne s'y trompe pas ; plus que jamais, « tel l'esclave, [l'homme] tente de faire tomber son maître, sous sa dépendance, en le servant bien ». Face aux menaces réelles ou supposées, l'homme de la précaution saura-t-il ressusciter ce patrimoine agonisant en nature-providence ? C'est l'idolâtrie d'un rêve. Dans ses excès, il prône une nature délivrée de l'homme, car il est la faute qui cause la ruine du monde et menace sa propre espèce.

La probabilité pascalienne

À l'aube de notre modernité, en lien étroit avec la science, Pascal inaugurait le calcul des probabilités ; plus encore, il traçait de concert les lignes de partage du monde intérieur de l'homme moderne, ouvrant les chemins de la subjectivité. C'est dans cette alliance difficile que se loge le projet des temps modernes, car, une fois le cosmos du Moyen Âge chrétien éclaté, l'homme, atomisé dans un univers infini, n'y trouve plus son lieu. Avec l'infinitisme est née la question du hasard, cet autre nom du réel. En réponse à cette déroute, Pascal essaie désormais de traiter le hasard en le déjouant par son calcul des probabilités, là où la science en a fait son objet en l'externalisant.

Si, par ses coordonnées spatio-temporelles objectivées, Descartes tente d'offrir un point fixe et assuré à l'homme soudain « disproportionné » dans l'univers infini, Pascal invente le sujet moderne, ni fixe ni assuré, dont le cœur - lieu de Dieu - est alors l'origine des coordonnées spatio-temporelles du sujet. Si, en vertu de l'approche cartésienne, la science va tenter de conjurer un hasard en postulant que tout n'arrive pas par hasard, Pascal pense, quant à lui, que rien ne se passe au hasard et qu'aussi bien, quelque chose peut être révélé qui semble confiner au hasard le plus pur. C'est dans ce mode de pensée paradoxale qu'il faut comprendre la probabilité pascalienne ; une union paradoxale de la rationalité du hasard et de la contingence. Sur un versant, la probabilité est rationalité du hasard, c'est dire que le calcul d'une probabilité résultera d'une loi, cet invariant propre à la science - dont la causalité faible qu'elle engage est « sans intention » ; en somme, le hasard comme on peut appeler le réel. Sur l'autre versant, la probabilité est contingence ; cette chance que l'événement se produise - sa rencontre - est au fond « une certaine attente pure », qui confère déjà un minimum de sens en lieu et place d'une nature réduite au silence et, par là, privée de sens.

Avec sa probabilité, Pascal met en tension les deux versants par leur union paradoxale ; la contingence et le hasard rationalisé s'abritent et se concluent alors l'un de l'autre, ouvrant le hasard à l'interprétation et ainsi à la question du sens. En effet, le géomètre joueur ne croit pas à la possibilité d'une synthèse entre les antonymes du couple d'opposition - rationalité du hasard et contingence -, à moins d'un enfermement dans la contradiction elle-même. Une telle synthèse n'est qu'illusion d'un imaginaire autant « superbe puissance trompeuse [que] constitutive » qui dissimule la réalité. Les « sujets de contradiction » sont pris dans les rets de la séduction du binarisme des opposés et des bipartitions irréductibles du monde. Avec sa dialectique ascendante, le rapport de tension et de différence qu'instaure Pascal entre les antagonismes - hasard et contingence - déboute l'homme de toutes ses certitudes ; une ruse par digression qui autorise le dépassement de cette opposition, « quand l'ascension procède du vide ». Le calcul des probabilités est alors « la science de la combinaison des places vides ».

C'est ainsi que, par la probabilité pascalienne, s'ouvrent les possibles, laissant une place vide pour la décision à prendre face à l'incertain. Par son entrée dans le mouvement contingent de la parole, le hasard devient alors Dieu, ce réel incarné, là où le Verbe se fait chair - le cœur -, « château de l'âme » autant que livre de chair ; un réel toujours à la même place dont émerge le sujet... Un réel, non plus objet « objectivé », c'est-à-dire jeté hors de l'homme, mais bien rapatrié en lui jusqu'à être inscrit d'une certaine façon dans le corps. C'est le pari pascalien, quand la question de Dieu, privatisée au niveau du sujet, se conclut d'un calcul de probabilité. C'est le pari du sujet moderne... sauf que depuis lors, « Dieu est mort ». Plus encore, paria de ses promesses, la science doit bien avouer ne pas être ce lieu tant attendu de la vérité.

Probabilité et logique de précaution

Si, par l'union paradoxale, Pascal a su laisser une place vide, lieu de la décision et condition d'un désir utopique, l'homme de la précaution, enfermé dans l'unité contradictoire de sa logique binaire, préfère, dans le doute, « s'abstenir de prendre une décision potentiellement risquée pour se couvrir contre le préjudice ». Dans une funeste désalliance avec le versant de la contingence qui autorise la confiance nécessaire à l'acte même de juger, sa probabilité s'est refermée sur le versant d'une rationalité étroite que l'on dit aussi objectif ; ce dernier versant est celui d'un réel désincarné par lequel on pourrait appeler la norme statistique, quand la fréquence fait le décompte des places non vides. Une façon de projeter l'insupportable du réel à l'extérieur, quand le hasard sauvage devient la racine d'une causalité sans intention. C'est que l'homme assujetti à la précaution a horreur du vide qu'habilement, Pascal déjouait par sa ruse pour mieux lui échapper ; le précautionneux lui préfère la certitude que confère ce réel ainsi exilé de lui, l'exilant de lui-même. À la certitude de l'action arrachée à l'angoisse quand « agir, c'est connaître le repos », il préfère le régime de certitude du trop-plein, l'angoisse elle-même, ce phénomène « qui ne trompe pas » sur l'impuissance à tromper son destin ; ce phénomène toujours au rendez-vous...

Aujourd'hui, la probabilité est au cœur des débats contemporains sur la maîtrise du risque et de l'incertain à laquelle exhorte la logique de précaution. La connaissance des risques non évaluables, ni même parfois identifiables que le principe de précaution vise pourtant à prévenir peut alors « aussi bien s'appeler "savoir" qu'"ignorance". Le principe de précaution revient en réalité à recommander une approche proactive de l'ignorance ». Plutôt que de considérer la probabilité comme « le dernier refuge du savoir », posant d'emblée l'existence d'une limite au savoir et d'un futur s'ouvrant sur des possibles, la probabilité sous la précaution n'est pas une « vraie » probabilité dans sa façon d'assimiler le savoir à l'ignorance, jusqu'à son achèvement. Les prévisions que réclame, dans l'urgence, la logique de précaution visent la certitude d'un savoir sur le futur, en vertu d'un (problématique) principe d'induction qui assimile le futur au passé dans une temporalité circulaire assurant le retour du même, à la même place... ce hasard sauvage promu roi des cieux. L'homme de la précaution fait alors l'épreuve d'un temps sans véritable ouverture sur l'avenir à cause d'un présent sans importance depuis que la raison le pense à partir du futur. Pourtant destinée au gouvernement de l'incertain pour lequel travaille Pascal dès lors que ses deux versants - contingence et rationalité - sont tenus dans une tension ouverte, la probabilité mutilée sous le régime de la précaution se meurt, vidée de sa substance, quand s'efface l'incertain.

Défiance et certitude

Et quand l'incertain s'efface, la tolérance ne suffit plus à voiler l'intolérable de la dissymétrie des relations humaines, la sécurité se démultiplie en dispositifs, la vulnérabilité prend des allures de dangerosité, la peur appelle une âpre résistance, les doutes creusent les trous noirs de l'esprit, le lien social se déchire, le corps s'évide, décomposé par le numérique, puis recomposé avec minutie sous « l'impondérable [devenu] soupçon », la confiance vacille... Cette confiance que notre époque de défiance de principe appelle de tous ses vœux, depuis qu'elle applique son principe de précaution aux dommages individuels plutôt qu'aux dommages collectifs extrêmes initialement visés, on lui accorderait bien le pouvoir de conjurer le sort, du moins, de rendre possible un consensus, là où l'affrontement est stérile.

Pourtant, c'est de la confiance que naît la trahison. La science, entachée aujourd'hui de doutes et d'ignorance, est née de l'enthousiasme diabolique du vide intérieur propre à la pensée occidentale soudain comblé : le néant cognitif est devenu intolérable selon un principe de connaissabilité appliqué à la société tout entière en vertu d'une logique de précaution, pour servir l'illusion d'un savoir pléthorique, suturant l'abîme auquel l'homme est inexorablement adossé. De cette ferveur retombée est née l'angoisse et la défiance, quand la logique binaire est une manière rationnelle et méthodique de se tromper en toute confiance. Difficile d'accepter qu'il n'y ait pas de grand Autre, lieu attendu de la vérité ; ni Dieu, ni science, ni Providence pour venir offrir une garantie qui viendrait habiller l'abîme. Comment avoir confiance, alors ? Comment se faire confiance, si l'on préfère l'aveuglement ? Il y a toutes les raisons de ne pas se faire confiance. Mais « si [...] je ne me fais pas confiance, pourquoi devrais-je faire confiance au jugement d'autrui ? [...] Ne dois-je pas commencer quelque part à faire confiance ? C'est-à-dire, quelque part je dois commencer à ne pas douter [...] ; cela fait partie de l'acte de juger ». De cet acte de juger, nécessaire pour combattre les normes qui verrouillent la pensée, peut naître la prudence qui détermine le rythme de la marche à suivre et s'interroge sur les conséquences de ce qui est tenté. La prudence qui n'exclut pas le risque n'est pas la précaution.

L'acte de juger en question

Pour l'homme de la précaution mis en demeure de concilier une heuristique de la peur à l'exercice actif d'un doute sans fin, c'est l'acte même de juger qui est touché ; sa probabilité désormais privée du versant de la contingence - celui qui « travaille pour l'incertain » et concerne la croyance et la confiance en la vérité d'une proposition compte tenu d'un jugement - s'est réduite à la certitude objective d'une norme statistique. « Ainsi déconnectée d'une problématique de la décision, l'action se voit elle-même placée sous le signe de la fatalité [- le hasard sauvage -], laquelle est l'exact opposé de la responsabilité » ; cette responsabilité au principe même de son éthique de l'incertitude et du risque pour la civilisation technologique.

Loin des chemins qui mènent à cet autre en soi, tapis de l'autre côté du miroir, loin de la confiance que la réflexivité occulte de toute sa réverbération, notre société « Eyes Wide Shut » se porte garante d'une intolérance du visible qui l'exonère d'une politique de solidarité, dès lors que voyant ce qu'il voit, l'œil croit voir le réel. Si l'on fait disparaître les Roms ou les SDF, alors, ne les voyant plus, on agit comme s'il n'y avait plus ni Roms, ni SDF, exactement comme si seuls existaient les risques maîtrisés par la probabilité et ceux qu'on ne maîtrise pas, simplement, n'existaient pas. Ce qui revient à se leurrer que tout est maîtrisable et prévisible. Dans l'allégresse myope d'une angoisse traversée de doutes, l'homme soumis à la précaution connaît alors une « paralysie de l'intelligence qui se confond avec la plus lumineuse des certitudes » : ce qu'on appelle la fascination, cette preuve - incontrôlable, pourtant discutable - d'une ligature du jugement et de l'entendement, quand, porté à sa limite, le regard piégé nous offre le monde dans la toute-puissance et le ravissement de la servitude imaginaire. Les faits avec leur évidence de surface et leur invincible force d'inertie - ces fétiches que le précautionneux adore dans le secret des alcôves de la certitude - sont le miroir aux alouettes de la réflexivité et le plus brûlant tison d'une rationalité étroite par laquelle il épuise la question de la vérité. Aux lisières de l'angoisse, il n'est nul autre côté du miroir pour y découvrir l'« action au véritable sens, celui d'une parole » ; un acte de parole, une parole incarnée qui puisse alors être donnée, seul véritable don et assise de la confiance. À défaut, aux mots toujours douteux, l'homme préférera le régime de certitude de l'angoisse. Se faire confiance pour pouvoir faire confiance au jugement de l'autre ensuite, c'est faire le procès des certitudes auxquelles nous sommes enjugués ; de ces certitudes dont « le premier fou venu en possède une bien plus grande dans le domaine de sa folie ». Faire confiance à l'autre à défaut de pouvoir se faire confiance, c'est la doléance du voyage au bout de la nuit où « faire confiance aux hommes c'est déjà se faire tuer ». Les politiques de la peur - toile de fond du précautionnisme - sont les symptômes de la « paranoïa sociale » contemporaine avec sa certitude d'être visé par l'Autre méchant.

Si la confiance est double, il n'est qu'une seule certitude fondamentale : celle de l'angoisse, avec sa certitude de la précarité de l'existence et d'une incertitude fondamentale, comme dimension essentielle de la condition humaine. Ne pas renoncer à la Jérusalem céleste revient à s'abonner à cette précarité et à la certitude qui la porte ; y renoncer revient à arracher à « l'affreuse certitude de son angoisse » et à ses clairières imaginaires enclavées de doutes sans fin qui ne sont pas même des doutes, ces certitudes fondamentales tout en acte, arrimées au corps, et qui permettent qu'on se fasse confiance. Elles sont alors les « gonds » du vantail qui ouvre sur la connaissance, ses questions et le doute comme certitude afin que nous puissions penser, chercher et raisonner avec le paradoxe, l'étrangeté et l'envers des choses.

L'homme de la précaution a forclos le risque par la probabilité prédictive aux certitudes mathématiques, l'exilant des certitudes en actes, arrachées à l'angoisse qui lui conféreraient la confiance qu'on se fait. Emporté par la trahison d'une confiance aveugle donnée à un Autre qui n'existe pas, il soigne son horreur du vide et de l'incertain avec un enthousiasme désespéré ; ses nouveaux arpentages de la maîtrise du monde - par exemple, l'évaluation normative - l'escortent dans la défiance et la précarité où il n'est nulle foi dans le monde.

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