Catherine DELACOUR

est conservateur en chef au musée national des Arts asiatiques Guimet.

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Taoïsme et principe de précaution

La philosophie et les préceptes taoïstes préconisent un comportement moral, sociétal et « écologique » particulièrement développé dès le IVe siècle avant notre ère. Curieusement, certaines de ces valeurs ne sont pas sans faire écho à la définition du principe de précaution. Il convient cependant de se garder d'une assimilation, car elles se fondent sur une autre conception du monde et, de plus, appartiennent à une autre époque (1).

« [...] Lorsqu'on trouble l'ordre du monde, offensant la nature des êtres, le vaste ciel ne peut plus agir. Les animaux se dispersent, les oiseaux crient la nuit. Des calamités sans nombre s'abattent sur les plantes et déciment jusqu'aux insectes [...]
« [...] Quels désordres ne provoque pas dans l'univers le culte de la science [...] Nous avons perdu la sérénité du non-agir pour nous délecter dans les vaticinations de la pensée ; et ces vaticinations ont mis le monde à feu et à sang. »

IVe siècle avant notre ère, Zhuang zi, chap. XI, trad. Jean Levi 

« ... [...] Qui se conforme au dao avance vers la longue vie ; celui qui agit de façon contraire au dao prend le chemin inverse [...] »

XIIe siècle de notre ère, Ganying pian, trad. Vincent Goossaert

Dans le concept du principe de précaution interviennent trois facteurs principaux : la notion d'un danger possible « pour l'environnement ou la santé humaine, animale ou végétale », celle de son évaluation et, enfin et surtout, dirais-je, celle d'une autorité compétente qui prend la décision d'agir ou de ne pas agir.

Ces notions ont des échos taoïstes indéniables pour les spécialistes d'une doctrine au sein de laquelle le non-agir est érigé en principe de sagesse et les préoccupations environnementales profondément ancrées dans les comportements humains. Ce seront donc les deux pôles de cette étude, qui ne peut être qu'un survol, vu son ampleur, mais dont nous espérons néanmoins qu'ils apparaîtront aux lecteurs dans l'essentiel de leurs caractéristiques.

Dao et daoïsme/taoïsme

Le dao, le ciel, la terre et l'homme

Le taoïsme est une doctrine polymorphe, tout à la fois philosophique et religieuse, en même temps qu'art de vivre et de culture de soi. Née au cours d'une période troublée, dite des « Royaumes combattants » (c. 481-220 av. notre ère), elle n'a cessé d'évoluer jusqu'à nos jours, tout en ne s'écartant jamais de sa dévotion à la Voie 2 (chin. dao) et à sa vertu (ou efficience, chin. de).

Trois livres fondateurs en exposent les concepts fondamentaux : le Laozi ou « Livre de la Voie et de son efficace », (chin. Daode jing) ; le Zhuang zi, et le « Livre du prince de Huainan » (chin. Huainan zi). Ces textes, dont la rédaction s'échelonne du IVe au IIe siècle avant notre ère, présentent un panorama complet de la façon dont l'homme taoïste se conçoit au sein de l'univers, lequel est tout entier traversé par le dao - « si vaste qu'il ne comporte pas de fin, si ténu qu'il s'insinue partout. [...] complet et diffus dans les dix mille êtres. [...] », (Zhuang zi, # 13) -, et qu'il appartient au saint, au sage ou encore à l'homme véritable d'embrasser, devenant alors un modèle pour toutes les créatures, tandis que la « Voie prend modèle sur ce qui est tel par soi-même », à savoir le « spontané » ou le naturel, ziran (Laozi, # 22).

Le dao est cette réalité ultime, ineffable, dont tout procède : « Le Dao engendra l'Un / L'Un engendra le Deux / Le deux engendra le Trois / Et le Trois les dix mille êtres / Les Dix mille êtres adossés au yin tiennent le yang embrassé / De l'union de leurs souffles (qi) naît l'harmonie » (Laozi, # 42). Le « Un » est assimilé au souffle indifférencié originel, yuanqi, le « Deux » à sa polarisation en énergies yin et yang, et le Trois à la transformation des dix mille êtres que symbolise la triade Ciel, Terre, Homme. « Le spontané » est assimilé au cours naturel des choses, à la nature foncière de tout être et toute chose qu'il convient précisément de ne pas entraver, la nature étant en quelque sorte l'« efficace » (chin. de ) du dao.

Le système des correspondances : la cosmologie corrélative

C'est donc par le souffle et ses énergies opposées et complémentaires que s'accomplissent toutes les transformations de l'univers. À l'instar du dao, il est présent partout : ainsi les êtres humains partagent-ils tous une communauté d'être avec le reste du monde. Les transformations induites par le yin et le yang, mises en relation avec le temps (les quatre saisons), l'espace (les quatre orients et le centre) et la matière (les cinq éléments, eau, feu, bois, métal et terre) ont constitué un système de correspondances particulièrement vaste, reliant entre eux divers phénomènes regroupés selon leurs affinités et susceptibles d'agir l'un sur l'autre en résonance : orient, planète, saison, couleur, saveur, note de musique, vertu, émotion, viscère, etc.

Ces spéculations, qui appartiennent au fonds commun de la pensée chinoise, occupent une place privilégiée dans la représentation des cieux, des figures de l'espace et du temps constitutive de la culture taoïste ainsi que dans ses liturgies et pratiques de longue vie, en particulier l'alchimie intérieure.

Le « non-agir »

L'énoncé brut...

Le « non-agir » (chin. wuwei), traduit aussi par « non-faire », est un concept dont la traduction, tout en lui conférant une certaine notoriété, lui ôte les multiples et significatives nuances dont il est porteur en chinois.

En première lecture, c'est en effet l'image d'un quiétisme, d'une paresse ainsi que d'une complète indifférence au monde que suscitent les énoncés :

« Le sage connaît sans bouger / Comprend sans voir / Œuvre sans faire », Laozi # 47 ;

« [Le saint...] demeurant silencieux sans agir, il n'est rien qu'il n'accomplisse, détaché sans intervenir, il n'est rien qu'il ne mette en ordre », Huainan zi, # I-4b.

Il est dit aussi que le saint « préserve sa vie » quand le monde est en désordre et que s'il attire les hommes, lui n'a, en revanche, « aucune raison de s'occuper d'eux ».

... et ses modulations

Mais, entre-t-on un peu plus avant dans les textes, que s'impose une autre image, toute de bienveillance, d'amour et de compassion à l'égard des êtres, tandis que le non-agir se révèle au contraire pleinement en phase avec le monde :

« Le sage sait venir en aide aux hommes et c'est pourquoi il n'en écarte aucun », Laozi, # 27 ; compatissant, id. # 67, en paroles il choisit « la vérité », en politique, « le bon ordre », en affaires, « l'efficacité » et dans l'action, « l'opportunité » ; id. # 8.

« Il sait discerner le danger, rester calme dans l'adversité [...] se plier aux nécessités, agir en tout de façon appropriée », Zhuang zi, # 17. Et, « [...] comme il fait preuve de circonspection dans l'action, c'est pourquoi toutes ses entreprises sont couronnées de succès », aussi, « en ne négligeant pas la part céleste qui est en l'homme, ni d'un autre côté sa part humaine, l'humanité parviendra à renouer avec l'authenticité / sa vraie nature... », id. # 23, 26 et 19. Le prince de Huainan ajoute enfin que l'homme véritable, « en résonance créatrice et transformatrice avec l'univers tout entier », apprend à observer, « afin de reconnaître les moments appropriés pour entreprendre ou renoncer, choisir ou rejeter [...] », # 21- 6a, « [...] répond aux changements [...]... se refuse à suivre le tracé d'une seule route, à s'enfermer dans l'angle étroit d'une seule idée, à se laisser lier par l'implacabilité des choses [...] », # 21-10a.

Il est faux d'affirmer, dit-il, que le non-agir est silence, immobilité, indifférence : les grands saints de l'Antiquité qui ont tant œuvré pour les hommes 3 n'ont-ils pas fait autre chose que de suivre ce principe ? « [...] lorsque l'intention individuelle ne vient pas interférer avec le dao commun, que désirs et convoitises ne viennent pas distordre le droit chemin, lorsqu'on entreprend les choses en fonction de leur principe interne [...] en conformité avec leur nature propre », c'est cela le non-faire, # 19-4b.

Et sur le plan purement éthique, le sage œuvre : « pour le bien des hommes », # 3a ; « par souci de leur être bénéfique et de les débarrasser de leurs maux », et « non pour son intérêt propre et particulier », # 5a et 6b.

Les préceptes

Définition

Cette autre facette du taoïsme, moins connue, figure en ordre dispersé au sein des grands textes fondateurs et l'on y reconnaît quelques éléments des « Observances saisonnières », (chin. Yueling) des Xia 4. Elle sera codifiée en divers règles ou interdits répondant au terme général de préceptes (chin., jie) au sein de listes rédigées à l'intention des adeptes laïques et/ou religieux, au fil des siècles et de la création des différentes écoles qui constituent le taoïsme.

Ces listes, révélées à différentes époques, comportent près de 80 textes d'une lecture austère. Elles offrent, canalisées sous forme de règles de conduite et dans une vision synthétique, tout l'éventail des préoccupations morales, sociétales et environnementales déjà abordées dans les trois ouvrages fondateurs précédemment évoqués. Réunies sans ordre apparent, elles visent les adeptes des communautés laïques, les libateurs 5 des différentes écoles ou les membres de communautés monastiques.

La tonalité est donc variable, mais en dépit de cela et des modifications ou adjonctions faites au cours des deux millénaires de leur histoire, on constate une remarquable continuité. Ainsi, le Taishang ganying pian, « Traité sur la résonance des actes par le Très Haut », petit cahier de moralité, d'origine taoïste, mais conçu à l'usage de tous, régulièrement réimprimé, est un compendium de ces préceptes et contient l'essentiel de ce que tout Chinois doit savoir et faire s'il souhaite obtenir longue vie et prospérité pour lui et ses descendants et ne pas susciter la colère du ciel 6.

Les proscriptions générales contre le vol, le mensonge, l'assassinat, l'ambition, la débauche des sens et les incitations à des comportements vertueux et altruistes sont mises sur le même plan que l'énoncé des règles visant à la préservation des sols, des eaux, des montagnes, de la vie animale et végétale ainsi que de la santé humaine.

Les cent quatre-vingts préceptes du seigneur Laojun, Laojun yibai bashi jie

Compilés définitivement au Ve siècle, ils ont dû être mis en forme dès le IIIe siècle de notre ère 7. C'est un texte fondateur dont les règles seront reprises sous une forme ou sous une autre dans les deux autres collections majeures de cette nature, y compris les plus récentes.

En voici quelques extraits liés à l'écologie au sens large :

« [...] Ne pêchez ni ne chassez, blessant et tuant la foule des êtres vivants / Ne consommez pas de la viande d'animaux que l'on aurait tués pour vous / N'élevez ni cochon ni mouton / Ne frappez aucun des animaux domestiques / En hiver ne creusez pas la terre où des animaux hibernent / Ne montez pas aux arbres dénicher les oiseaux et gober les œufs [...] »

« [...] Ne mettez le feu ni aux champs, ni aux terres en friche, ni aux montagnes, ni aux forêts / N'abattez pas les arbres sans raison / Ne ramassez ni fleurs ni simples sans raison / Ne creusez pas d'excavations qui détruiront montagnes et rivières / N'asséchez pas les marais et voies d'eau / N'obstruez ni les puits ni les mares / Ne jetez pas de substances empoisonnées dans les lacs, les puits, les rivières et la mer / Rien de sale ou de souillé dans les puits publics [...] »

« [...] Ne jetez pas de nourriture au feu / N'utilisez pas de papier pour écrire, sans raison / Ne fabriquez pas de poison, ni n'en gardez chez vous [...] »

Ressemblances et dissonances

Ainsi qu'on a pu le découvrir à travers ces lignes, les « ingrédients » de base du principe de précaution - existence de préoccupations de type écologique et étude subtile du mécanisme de la prise de décision - sont bien présents dans le taoïsme. Cependant, les deux phénomènes ne sont jamais mis en relation et pour cause : d'une part, l'action non intrusive et réfléchie qu'est le non-agir ne relève d'aucune instance politique ou gouvernementale et, au lieu d'être une procédure d'exception, se doit au contraire d'être la règle ; d'autre part, la survenue du risque humain ou environnemental est absente des préoccupations 8, du seul fait que les préceptes sont des comportements conseillés qui s'adressent à des adultes responsables sachant pertinemment ce à quoi ils s'exposent s'ils y contreviennent : temps de vie écourté selon un barème progressif, malheurs et calamités pour soi, sa famille ou ses descendants et, la théorie des correspondances aidant, mise en route d'une réaction en chaîne qui déborde les simples liens familiaux.

Sans compter le plus terrible des châtiments, celui de se priver à jamais de parvenir à faire retour au dao, d'atteindre à cet état de sage, d'homme véritable ou de saint qui n'est autre que la plus haute transformation de l'être, celle du transcendant, autrement dit l'immortel 9 taoïste.

Bibliographie

  • Lao-Tzeu, La Voie et sa vertu, Tao-tê-king, texte chinois présenté et traduit par François Houang et Pierre Leyris, Seuil, 1979.
  • Lao tseu, Le Daode jing, « Classique de la Voie et de son efficience », traduit par Rémi Mathieu, Entrelacs, 2008.
  • Tchouang-Tseu, Œuvre complète, traduction, préface et notes de Liou Kia-hway, Gallimard/Unesco, 1969.
  • Les œuvres de Maître Tchouang, traduction de Jean Levi, Éditions de l'Encyclopédie des nuisances, 2010.
  • Huainan zi, Philosophes taoïstes II, texte traduit, présenté et annoté sous la direction de Charles Le Blanc et Rémi Mathieu, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2003.
  • Livia Kohn, Cosmos and Community : The Ethical Dimension of Daoism, Dunedin (Floride), Three Pines Press, 2004.
  • Kristofer Schipper, La religion de la Chine : la tradition vivante, Fayard, 2008.
  • Vincent Goossaert et Caroline Gyss, Le taoïsme, la révélation continue, Gallimard, 2010.
  1. Même si l'on peut raisonnablement espérer qu'après le choc de la révolution culturelle et l'essor économique sans précédent qui l'a suivie, cette sagesse plurimillénaire, peu à peu, ne reste plus confinée aux seules communautés taoïstes renaissantes.
  2. Le mot dao, à l'origine, signifie « chemin, manière de faire une chose ou manière dont une chose se comporte ».
  3. Héros civilisateurs, ils auraient vécu aux temps mythiques de l'âge d'or de la Chine. Ils sont considérés comme les parangons du non-agir et de l'adaptation à la nature.
  4. Sorte d'almanach agricole et rituel supposé avoir été élaboré sous la dynastie des Xia (2207-1766 av. notre ère).
  5. Le libateur est le chef laïque des communautés taoïstes non monastiques.
  6. L'introduction expose les différents maux et calamités auxquels s'exposent les fautifs. C'est une sorte de récapitulatif de toutes les croyances chinoises en la matière. Cf. Vincent Goossaaert et Carolyne Gyss, 2010, p. 113-114.
  7. Cf. Kristofer Schipper, 2008, p. 164.
  8. Le seul risque évoqué nommément est la guerre, fustigée et que l'on ne fait qu'en dernier ressort ; seulement cette calamité n'est pas prise en compte dans l'actuel principe de précaution.
  9. Traduction minimale du terme chinois xian. Il est ici question d'un état particulier d'énergie cosmique auquel atteint le transcendant, en lequel il peut entrer à loisir et qu'il peut quitter de même.
     
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