Daniel LEBEGUE

est président de l'Institut français des administrateurs.

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Retour aux réalités pour l'industrie financière

Dans son interview à Constructif, Daniel Lebègue, ancien directeur général de la Caisse des dépôts, aujourd'hui président de l'Institut français des administrateurs, explicite le mécanisme de la crise financière par les dérives du système et anticipe une remise en cause du modèle économique des grandes banques.

Comment qualifiez-vous la crise financière actuelle ?

Daniel Lebègue. Le système financier international traverse une crise très grave qui comporte quatre dimensions majeures :

  1. une crise du système de régulation ;
  2. une crise de la gouvernance des entreprises financières ;
  3. une crise de l'éthique collective des acteurs de la finance ;
  4. et une crise du modèle économique des grandes banques internationales.

Expliquez-nous d'abord les problèmes du système de régulation...

Le système public de régulation et de surveillance des acteurs, des marchés et des produits de la finance - c'est-à-dire les gouvernements, les banques centrales et les autorités de régulation - a révélé de graves déficiences.

D'abord, dans le système mondial de régulation, il existait des « trous noirs » qui de facto échappaient à la régulation, par exemple les marchés de gré à gré de produits dérivés, une grande partie des centres financiers offshore, de nombreux fonds d'investissement et « hedge funds »... La communauté internationale a accepté ces « trous noirs » en pensant que les acteurs financiers seraient capables de s'autoréguler, ce qui, à l'évidence, n'a pas été le cas.

Ensuite, deux phénomènes se sont combinés :

  1. d'une part, les régulateurs ont eu des difficultés à maîtriser la complexité des produits et des marchés ;
  2. d'autre part, une discordance s'est créée entre la mondialisation des grands acteurs du marché - et de la circulation des produits financiers - et le fait que les fonctions de régulation et de contrôle restent, pour l'essentiel, organisées au niveau national.

Sur quels points la gouvernance des entreprises financières a-t-elle failli ?

La gouvernance, c'est le système de direction et de contrôle des entreprises qui compte trois acteurs principaux : le management, qui dirige au quotidien ; le conseil d'administration qui oriente et contrôle ; et les actionnaires, qui sont les propriétaires de l'entreprise et contrôlent l'action des managers et du conseil d'administration.

En pratique, il y a eu des situations différentes suivant les banques ; toutes n'ont pas été défaillantes, mais la crise a révélé de sérieuses insuffisances de la gouvernance de nombre d'entre elles :

  • en matière de gestion des risques : tant au niveau des directions générales que des conseils d'administration, il y eu de graves insuffisances dans les dispositifs d'identification, de suivi et de prévention des risques. Or prendre des risques, c'est au coeur même du métier de l'assurance et de la banque, mais cela suppose des savoir-faire, des outils et un contrôle efficaces ;
  • dans la stratégie d'un grand nombre d'établissements, on a privilégié des objectifs de développement et de rentabilité à court terme au détriment des résultats à long terme. Cela vaut d'ailleurs aussi bien pour des entreprises financières que pour des entreprises non financières. La présence importante et l'influence de certains investisseurs financiers ayant eux-mêmes des objectifs de rentabilité à très court terme a aggravé ce phénomène ;
  • les conseils d'administration n'ont pas toujours bien exercé leur responsabilité, qui est de choisir de bons dirigeants, de définir leur système de rémunération, de bien évaluer leurs performances et d'assurer leur relève quand c'est nécessaire ;
  • enfin, le système de rémunération des dirigeants s'est révélé gravement inadapté avec des rémunérations excessives qui heurtent le sens commun, un lien insuffisant entre la rémunération du dirigeant et la performance à long terme de l'entreprise et, parfois, une récompense financière des échecs avec les « parachutes dorés »...

Peut-on dire qu'il y a eu une sorte d'aveuglement général ?

Oui, il y a eu un aveuglement sur le modèle économique de référence : on pensait pouvoir maintenir un niveau de performance complètement déconnecté des réalités économiques et financières. Il y a encore deux ans, les patrons de beaucoup de grandes banques annonçaient qu'ils assureraient à leurs actionnaires une rentabilité sur fonds propres de 15 à 25 % ! Barack Obama a raison de parler d'irresponsabilité et de cupidité...

On en arrive donc à l'éthique...

Une éthique collective doit exister dans toute entreprise : il s'agit des valeurs partagées que le management porte avec force et de manière exemplaire.

Parmi les valeurs que l'on ne doit jamais perdre de vue, figurent la transparence, l'intégrité, la primauté de l'intérêt social collectif sur l'intérêt individuel, la priorité donnée à l'intérêt du client et à sa protection, et la collégialité du projet d'entreprise. Sur tous ces points, il me semble qu'il y a eu des défaillances graves.

La crise du modèle économique des banques et des compagnies d'assurance traduit-elle la fin d'une époque ?

La grande banque repose sur un modèle économique des années 80 avec quatre moteurs d'activité et de rentabilité principaux : la banque de détail, celle des entreprises et des particuliers ; le métier de la gestion d'actifs financiers (asset management) ; la banque d'investissements et de marché et, enfin, l'activité « compte propre ».

Début 2009, les deux premiers moteurs continuent à fonctionner, certes avec des ratés, mais dès que l'économie redémarrera, ils retrouveront leur place. Par contre, les deux autres moteurs, qui représentaient parfois 40 à 50 % des revenus des grandes banques sont en panne et ce, durablement.

Les marchés de capitaux ne retrouveront pas de si tôt la place importante qui était la leur car les acteurs sont devenus précautionneux sur la prise de risque. Idem pour le quatrième moteur.

Le modèle économique des grandes banques doit donc être remis à plat. Il faut reconstruire un modèle dans lequel on mette au coeur de l'activité financière les activités classiques de dépôt, de gestion de fonds et de crédit. « Back to basics », en somme.

Pour le moment, aucune grande banque n'a reformulé clairement sa stratégie économique, mais il va bien leur falloir atterrir. Les actionnaires ne pourront plus avoir les mêmes perspectives de rentabilité. Cela veut dire que la stratégie et toute l'organisation commerciale des banques doivent être adaptées à la situation nouvelle. De facto, elles ont déjà commencé ce travail de recentrage sur leurs activités de banque commerciale et de gestion d'actifs...

Comment le financement des entreprises peut-il « se sortir » de cette situation ?

Dans la situation actuelle du financement des entreprises, il y a plusieurs éléments.

D'abord, un aspect conjoncturel lié à la récession économique. Celle-ci implique mécaniquement une forte baisse de la demande de crédit de la part des ménages comme des entreprises. Ensuite, en période de récession, la banque hésite à prendre des risques (rappelons que le soutien abusif d'une entreprise par une banque est sanctionné par la loi), donc il y a contraction de l'offre.

Ensuite, il y a une composante structurelle : l'accès à des financements de marché - notamment la titrisation - est devenu difficile. La crise de la titrisation étant durable et structurelle, il faut recréer les conditions d'un marché assaini et de plus faible volume.

La crise de la banque d'investissement est pour partie conjoncturelle et, pour partie, structurelle. Dans l'avenir, l'industrie financière fera moins de place à toutes les activités à haut risque, financements structurés ou « hedge funds » notamment. Elle fera un autre arbitrage entre recherche de rentabilité et prise de risque. Ce sera un des changements majeurs induits par la crise pour les acteurs financiers et, plus largement, pour tous les agents économiques.

Les entreprises pourront-elles refinancer leur dette ?

Il y a un risque que toutes ne puissent pas le faire, et il en va de même pour les États. Donc, il y a des limites à l'intervention publique. Si l'État, prêteur en dernier ressort, n'avait plus la capacité d'emprunter, il ne resterait plus que l'ajustement par la baisse de la demande et des revenus ou par la création monétaire et l'inflation.

Les marchés et les épargnants n'accepteront pas de financer les États à livre ouvert. Pour traverser la crise et en sortir, la reprise de l'intermédiation des banques et des compagnies d'assurance est vitale. Cela ne veut pas dire que la titrisation va disparaitre mais elle retrouvera un niveau moins extravagant et... plus de transparence.

Toute une partie de la croissance économique était fictive et reposait sur une finance tout aussi fictive.

Comment, avec une inflation de 3 % et un taux de croissance de l'économie du même ordre, pouvait-on promettre et servir des rendements de 15 à 25 % ? L'équation n'était pas tenable. Il est temps de revenir aux réalités et de reprogrammer le logiciel de l'économie de marché.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2009-3/retour-aux-realites-pour-l-industrie-financiere.html?item_id=2936
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