Jacques GENEREUX

est professeur à Sciences Po et secrétaire national à l'économie au Parti de gauche (PG).

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Retour de l'État ou démocratisation ?

L'affaire paraît entendue : la défaillance désormais manifeste du capitalisme autorégulé par les marchés serait déjà en train de provoquer un retour en force de l'État dans le contrôle de l'économie. Certes, bien des événements récents semblent conforter ce diagnostic : banques nationalisées, déficits publics massifs, promesses politiques d'une re-régulation de la finance, etc. Cette lecture des conséquences immédiates de la crise financière recèle en vérité un grave contresens, à moins qu'il ne s'agisse d'une manipulation.

Pour parler justement d'un « retour » de l'État, encore faudrait-il que le poids et l'intervention de ce dernier aient précédemment et sensiblement reculé. Or, il n'en est rien. Au plus fort de ce que l'on a communément appelé la « mondialisation libérale », du début des années 1980 au début des années 2000, le poids des dépenses publiques et des prélèvements obligatoires n'a cessé d'augmenter dans la quasi-totalité des grands pays industriels, y compris dans les pays réputés les plus libéraux comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne. Et cette période, qui fut aussi celle de la multiplication des crises financières, a connu une inflation rare de réglementations visant à toujours plus de transparence, de surveillance, de prudence des acteurs financiers. Depuis les années 1980, donc, nous n'avons certainement pas assisté à un recul de l'État ; nous avons en réalité assisté à sa privatisation. La crise actuelle ne résulte pas d'un désengagement des États, qu'il suffirait de corriger par une intervention plus forte de ces derniers. Elle résulte d'un engagement croissant des États dans la défense prioritaire des intérêts des détenteurs de capitaux, au détriment de l'intérêt général des peuples. Ce n'est donc pas d'un État plus fort dont nous avons urgemment besoin, c'est d'un État démocratique au service de la société, et par conséquent déterminé à sortir enfin de la logique mortifère du capitalisme.

Un État au service des intérêts du capital

Après un premier âge de non-régulation, le capitalisme s'est effondré une première fois dans la grande dépression des années 1930. Ce chaos économique et social, puis la guerre, ont conduit les démocraties occidentales à mettre en place, à partir de 1945, une nouvelle économie, partiellement socialisée, fortement réglementée et largement pilotée par des politiques publiques. Ce deuxième âge du capitalisme régulé a pris fin à la charnière des années 1970 et des années 1980.

À la faveur d'une crise de croissance amorcée dés les années 1960 - aggravée par les chocs pétroliers des années 1970 -, puis de l'effondrement progressif du bloc soviétique dans les années 1980, une droite néolibérale a pris les commandes dans la plupart des grands pays industriels. Depuis lors, les gouvernements néolibéraux sont déterminés à rompre tous les compromis de l'après-guerre, à rendre le pouvoir au capital et à étendre la logique marchande à l'ensemble des activités humaines. De même que la stabilité et la prospérité relative des trente glorieuses résultaient largement des limites imposées au capital et de l'amorce d'une redistribution moins inégalitaire des richesses, la nouvelle crise contemporaine du capitalisme résulte directement de la nouvelle liberté donnée au capital et d'une redistribution à l'envers, « au profit des profits ».

Les gouvernements néolibéraux ont redonné un pouvoir inédit aux détenteurs des capitaux en actionnant deux leviers majeurs : la libéralisation des mouvements de capitaux et l'extension du libre-échange.

La libre-circulation internationale des capitaux a donné aux détenteurs du capital le pouvoir d'exiger des taux de rendement immédiats exorbitants, sous peine de délocalisation de leurs placements et investissements. Cette exigence ne pouvait être satisfaite que par l'intensification du travail, la compression de la masse salariale, la spéculation, la réduction des charges fiscales et sociales et, finalement, quand s'épuisaient les profits extractibles par ces moyens nationaux, les délocalisations vers des pays émergents. La généralisation du libre-échange exerce la pression nécessaire pour imposer la stagnation ou la baisse des salaires, ainsi que les réformes sociales et fiscales conformes aux intérêts du capital. En effet, le dumping fiscal et le dumping social, inhérents à la libre concurrence sans harmonisation des réglementations imposées aux compétiteurs, entraînent la remise en cause du droit du travail et la privatisation rampante de la protection sociale. La concurrence ne porte plus seulement sur les produits, elle porte sur les systèmes sociaux et fiscaux ; ces derniers, dont la définition relèverait en démocratie du choix souverain des peuples, voient désormais leur évolution commandée par les marchés ; le pouvoir de l'argent se substitue à celui du citoyen.

Une crise mondiale inéluctable

Fort de ce bouleversement du rapport de force, à partir des années 1980, le patronat restructure radicalement l'organisation de la production pour maximiser le taux de rendement du capital : recentrage sur le « cœur de métier » et externalisation des activités périphériques, développement de la sous-traitance, délocalisations, production à flux tendus pour éliminer les stocks, « qualité totale », etc. Ce nouveau mode de production induit une révolution dans la gestion de la main-d'oeuvre. Celle-ci est soumise à la flexibilité, l'intensification du travail, l'exigence d'une performance accrue avec des moyens plus limités, la précarité des contrats, la généralisation de la concurrence interne entre salariés (individualisation des carrières et des salaires), entre ateliers ou entre services. Le tout bien sûr accompagné par la baisse des salaires réels, compétitivité oblige.

Ce pouvoir inédit du capital a mis en place tous les leviers d'une crise économique inéluctable.

Les exigences de rentabilité financière, la pression de la compétition internationale, la peur du chômage et la menace des délocalisations ont entraîné la baisse ou la stagnation des salaires de la plupart des travailleurs, l'explosion des inégalités de revenus, et un transfert massif des revenus du travail vers les revenus du capital. Cette redistribution à l'envers a été accentuée par les réformes fiscales allégeant continuellement les impôts pesant sur le capital et les plus hauts revenus et reportant la charge fiscale sur la masse des salariés. Ce faisant, le capitalisme réactive sa contradiction interne fondamentale en réprimant le pouvoir d'achat des masses qui constitue pourtant la source première de la croissance. Alors, parce qu'il fallait bien soutenir artificiellement la demande (et éviter l'explosion sociale), on a eu recours au surendettement des ménages (développement du crédit hypothécaire et des crédits revolving), et/ou à l'endettement des États pour financer les minima sociaux, les allègements de cotisations sociales et autres dépenses qui reportent sur les fonds publics les coûts du travail que le capital ne veut plus supporter.

Pas de changement en vue

La crise financière et la crise économique qui s'ensuit sont la conséquence prévisible et inéluctable de ce modèle de croissance insoutenable. La libéralisation financière et le libre-échange ont à la fois nourri l'extension des revenus du capital au détriment des revenus du travail, permis l'explosion des activités spéculatives nécessaires à l'emploi des revenus du capital, et laissé libre cours aux banques pour piéger les ménages dans la dette. La fuite en avant par des crédits dont le remboursement n'est pas garanti par la croissance du revenu réel des emprunteurs n'est jamais soutenable à long terme. Il a suffi du retournement du marché de l'immobilier américain pour que le château de cartes artificiel de la croissance s'effondre et emporte le système financier mondial dans sa chute. Ce n'est pas la conséquence de quelques comportements déviants de « mauvais capitalistes » qui auraient perverti le fonctionnement d'un « bon capitalisme ». C'est le destin nécessaire d'une politique qui a redonné le pouvoir au capital et dès lors organisé le fonctionnement de l'ensemble de la société en fonction de l'exigence de rentabilité du capital.

Les manifestations présentes d'un soi-disant « retour de l'État » ne laissent pour l'instant entrevoir aucune volonté de changer radicalement la nature et l'orientation des politiques publiques. Les discours comme les actes des gouvernements engagés dans la lutte contre la crise indiquent sans ambiguïté leur volonté de sauver le système qui a engendré cette crise et non d'en sortir. Les nationalisations de banques en faillite sont temporaires. Les gouvernements n'ont pas l'intention de reprendre le contrôle durable du financement de l'économie pour le mettre au service de l'intérêt général, à savoir : la satisfaction des besoins matériels essentiels qui fait toujours défaut à des milliards d'êtres humains, le développement des services collectifs, la révolution écologique nécessaire dans nos modes de production, nos sources d'énergie, nos réseaux de transports, etc. Les gouvernements n'annoncent pas davantage une nouvelle répartition des revenus plus égalitaire (organisée par le droit social et une fiscalité très progressive). Ils n'entendent donc pas s'attaquer aux racines de la crise.

Enfin, réunis en G20, les chefs d'État ont réaffirmé à l'unisson qu'il n'est pas question de remettre en cause le libre-échange et la libre-circulation des capitaux, c'est-à-dire le pouvoir exorbitant des actionnaires et la guerre économique qui fait passer les exigences de productivité et de compétitivité avant toute préoccupation sociale ou écologique. En bref, les États ne sont pas de retour, ils sont toujours là et dans le même camp : celui du capitalisme, celui de la guerre économique qui fait les profits d'une minorité, le mal-vivre du plus grand nombre et le délabrement de notre écosystème. Ce n'est pas entre plus d'État et moins d'État qu'il nous faut aujourd'hui choisir ; c'est plus que jamais entre capitalisme et démocratie, entre un État au service des profits privés et un État républicain et social, au service de l'intérêt général et du progrès social.

Un défi pour les politiques publiques

Le défi à relever n'est pas - comme un contresens très courant à gauche l'a donné à croire - de remettre l'économie sous le contrôle des politiques, puisqu'en réalité elle n'a jamais cessé de l'être. Le défi est de remettre les politiques publiques au service de tous les citoyens et sous leur contrôle effectif. Cette exigence est aujourd'hui singulièrement méprisée au sein de l'Union européenne : entre 50 et 75 % des lois et règlements adoptés dans un pays membre transcrivent des directives européennes sur lesquelles le vote des citoyens ne peut avoir aucune incidence ! Et quand les gouvernements se risquent à soumettre un traité au référendum populaire, c'est seulement une occasion supplémentaire de manifester cyniquement leur intention de gouverner sans les peuples et contre eux, puisqu'on ne leur reconnaît que le droit de dire « oui ».

Cette dérive antidémocratique est d'autant plus redoutable qu'une Europe démocratique aurait pu mettre en oeuvre un modèle de développement alternatif à celui du capitalisme anglo-saxon. Mais, depuis vingt ans, les néolibéraux sont parvenus à désarmer cette puissance potentielle en diluant la dynamique historique de constitution d'une union politique dans une vaste zone de libre-échange. De plus, les néolibéraux ont mené une bataille culturelle efficace et leur idéologie a contaminé la plupart des responsables politiques de la gauche européenne. L'Europe est ainsi doublement désarmée pour affronter la crise du capitalisme : elle l'est institutionnellement, par des traités anéantissant la possibilité d'une puissance politique européenne et démocratique ; elle l'est politiquement, par une social-démocratie qui, loin de combattre les méfaits du néolibéralisme, en est devenue l'instigatrice zélée.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2009-3/retour-de-l-etat-ou-democratisation.html?item_id=2938
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