Xavier TIMBEAU

Directeur principal de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et professeur à Centrale Supélec et à l'École nationale des ponts et chaussées.

Partage

Ne faisons pas de l'immobilier un coupable facile !

Réduire la fiscalité des actifs financiers sans vraiment toucher à celle de l'immobilier est un changement radical de philosophie fiscale. Pourtant l'immobilier n'est pas ce qui tue l'investissement dans les PME et, plus généralement, le dynamisme de l'économie française.

La réforme de la fiscalité du patrimoine et des revenus du capital a été au cœur de la loi de finances 2018 et de la mise en œuvre du programme d'Emmanuel Macron. L'introduction d'un prélèvement forfaitaire (et proportionnel) unique sur les revenus du capital et la transformation de l'impôt de solidarité sur la fortune en impôt sur la fortune immobilière bouleversent la taxation du capital et de ses revenus. Cette approche contraste de façon saisissante avec la doctrine des gouvernements précédents, qui voulaient taxer les revenus du capital comme ceux du travail.

Conséquence de cette réforme, la fiscalité de l'immobilier, revenus comme patrimoine, va être presque inchangée ou augmentée. Plus précisément, l'impôt sur la fortune immobilière n'a plus comme base que les biens immobiliers nets d'un endettement « normal » et garde le même taux que l'ISF. L'IFI pèsera donc moins, pour les contribuables au portefeuille diversifié, puisque le barème ne s'appliquera qu'au seul patrimoine immobilier.

L'ISF sur les biens immobiliers était en 2016 de 1,2 milliard d'euros, l'IFI devrait avoir un rendement de l'ordre de 800 millions d'euros 1. Mais la hausse de la CSG sur les revenus du patrimoine immobilier, qui ne sera pas amortie par le prélèvement forfaitaire unique — lequel plafonne le taux, prélèvements sociaux compris, à 30 % —, conduira à alourdir la fiscalité des propriétaires bailleurs. Dans le grand chamboule-tout de la fiscalité du patrimoine et de ses revenus, peu de niches fiscales ont été supprimées. Ainsi, les dispositifs en faveur de l'immobilier locatif, aujourd'hui limités à la construction neuve en zone tendue, sont maintenus.

La « rente immobilière » en question

Réduire la fiscalité des actifs financiers sans vraiment toucher à celle de l'immobilier est un changement radical de philosophie fiscale. Il s'accompagne de la dénonciation récurrente de l'immobilier comme symptôme d'une mauvaise allocation de l'épargne et une des causes du mal français, c'est-à-dire son éternelle (et supposée) difficulté à entrer dans la modernité économique. L'immobilier serait une « rente », il serait « improductif », traduirait le manque de culture financière et le peu d'appétit pour le risque des épargnants français. Il serait surtout un obstacle à la compétitivité et à l'investissement risqué, en particulier dans les fonds propres des PME, chevilles essentielles de la croissance et de l'innovation en France. Le diagnostic et les choix politiques du nouveau gouvernement sont clairs et relayés dans différentes manifestations, dont le « Grand Rendez-Vous de l'investissement productif », en janvier dernier à l'Assemblée nationale, où l'objectif a été précisé : mobiliser 5 milliards d'euros supplémentaires pour le financement des PME, actuellement de 5 milliards d'euros par an. L'enjeu est, pour le gouvernement, de faire en sorte que ce qui est perçu comme un cadeau fiscal aux plus riches se traduira bien en investissement et en activité. Sinon, il sera tentant de désigner l'immobilier comme le coupable.

Il est donc nécessaire de préciser le diagnostic et de débusquer quelques vieilles croyances. Nous allons ici essayer de montrer que l'immobilier n'est pas ce qui tue l'investissement dans les PME et, plus généralement, le dynamisme de l'économie française. Il est ainsi illusoire de vouloir réduire son importance dans l'épargne et d'en espérer, par simples vases communicants, un boom d'investissement et d'innovation. Le développement spectaculaire des patrimoines immobiliers a cependant des conséquences majeures, qui entrent en résonance avec le fonctionnement de l'économie et, surtout, participent à générer des inégalités, de l'entre-soi, et donc une forme de ségrégation, que le modèle méritocratique ne peut pas justifier.

Le poids du patrimoine immobilier

Le patrimoine immobilier résidentiel détenu par les ménages en France atteint des niveaux spectaculaires. Il est au total d'un peu moins de 7 000 milliards d'euros en 2016 2, soit plus de 100 000 euros par habitant. En Allemagne, la valeur moyenne des habitations (bâti et foncier) est un peu supérieure à 82 000 euros par habitant. Mais, bien que le patrimoine des Allemands soit moins concentré sur l'immobilier, cela n'empêche pas les Français d'investir plus en actions que les Allemands. Comme l'ont montré Luc Arrondel et André Masson 3, en matière de portefeuille, la France se situe dans la moyenne, et il est difficile d'attribuer son déficit de compétitivité ou d'investissement à la structure de l'épargne.

Bien que le patrimoine des Allemands soit moins concentré sur l'immobilier, cela n'empêche pas les Français d'investir plus en actions que les Allemands.

L'augmentation de la valeur de l'immobilier en France a été spectaculaire au cours des quinze dernières années (le patrimoine immobilier est passé de 2,9 années de revenus en 2000 à 4,8 en 2016), mais c'est l'augmentation des prix qui l'explique en grande partie. Et ce n'est pas leur épargne que les ménages mobilisent pour acheter des logements anciens, mais l'endettement des générations entrantes. Cela procure aux générations sortantes (celles qui réduisent la taille de leur logement ou qui quittent les grands centres urbains et réalisent alors leur patrimoine) des fonds qui leur servent soit à solvabiliser leurs descendants (par les donations anticipées), soit à financer l'économie. L'assurance-vie joue un rôle majeur, et les montants importants qui y sont investis témoignent de cette chaîne intergénérationnelle. L'épargne des ménages français ne se limite pas à la valorisation du patrimoine immobilier : l'assurance-vie bénéficie d'un régime successoral particulier qui en accroît l'attractivité en fin de vie. On comprend dès lors son succès, en particulier lorsqu'elle est garantie en capital et très liquide.

L'épargne des ménages français ne se limite pas à la valorisation du patrimoine immobilier l'assurance-vie bénéficie d'un régime successoral particulier qui en accroît l'attractivité en fin de vie.

La logique d'ensemble est que la valorisation de l'immobilier crée un collatéral sur lequel la dette des ménages jeunes s'appuie. Le collatéral, la valeur des biens immobiliers apportée en garantie, pourrait bien être le produit d'une bulle spéculative massive. Son éclatement aurait de lourdes conséquences, mais jusqu'à maintenant cette valorisation résiste à tout et la France n'est pas dans une situation exceptionnelle, puisque l'on retrouve des phénomènes comparables au Royaume-Uni ou en Australie 4. Toujours est-il que la dette ainsi créée est captée par les ménages en fin de cycle de vie et est utilisée à différentes fins, dont de l'investissement productif, mais avec un fort besoin de sécurité et de liquidité. La garantie est essentielle pour l'investissement. Au niveau microéconomique, la spécificité française est aussi qu'il est mis en oeuvre par un circuit très indirect. Mais il est impossible d'en conclure que cela empêche d'investir.

L'endettement des jeunes générations

La hausse des prix de l'immobilier n'entraîne donc pas l'assèchement de l'épargne, mais la concentre sur les ménages les plus riches en endettant une partie des plus jeunes générations. Cela ne signifie pas leur paupérisation systématique, puisque leur endettement initial conduit à la constitution de leur patrimoine ensuite, lors de la réalisation de la plus-value immobilière. Comme l'accès au crédit est très différencié et que la somme minimale pour accéder au marché immobilier est élevée, cela entraîne la formation d'inégalités au sein de chaque génération puisque, contraints financièrement, les ménages en deçà du cinquième décile de la distribution de revenu ne peuvent que louer. Si cela conduit à des inégalités de patrimoine, cela conduit aussi à des inégalités de localisation. On ne choisit donc pas l'endroit où l'on habite, ce qui produit encore d'autres inégalités, comme celles d'accès à l'éducation. C'est par ce canal que la bulle immobilière peut avoir un impact sur l'économie, parce qu'elle limite les effets d'agglomération. Elle réduit aussi les possibilités d'une partie de la population 5, et donc le potentiel de croissance, et mine la cohésion sociale. Mais plus encore, elle conduit sans doute à un sous-investissement dans le logement qui limite la contribution du secteur de la construction, freine la mobilité des ménages ou encore les pousse à des choix cruels, entre temps de transport, localisation et qualité de l'habitat.

En termes de financement de l'économie, une conséquence est qu'une part notable de l'épargne financière est « intermédiée » par l'assurance-vie. L'assurance-vie est aujourd'hui surtout détenue par les plus âgés, à la recherche à la fois d'un régime sûr, liquide et à la fiscalité de la transmission avantageuse. Les produits très liquides (les dépôts ou l'épargne réglementée) sont également très attractifs, par la sécurité dont ils bénéficient ou leur fiscalité très avantageuse (voir à ce propos le récent rapport du Conseil des prélèvements obligatoires 6) et, au fil des dispositions réglementaires, totalisent un plafond d'encours considérable (100 000 euros par individu). La baisse récente des taux d'intérêt et de l'inflation — ainsi que des taux réels — en a encore accru l'attractivité relative de produits financiers à rémunération nette d'impôt positive et capital garanti. La clé du financement de l'économie du côté de la structure de l'épargne repose sans doute plutôt dans la capacité du système financier, c'est-à-dire l'ensemble des banques, des assureurs et des fonds d'investissement, à transformer une épargne abondante mais caractérisée par un profil d'épargnant plutôt âgé et à la recherche de sécurité. La liquidité qu'il est nécessaire de garantir à l'assurance-vie est une différence majeure avec les fonds de pension. L'épargne dans ces fonds de pension est peu liquide avant la date de maturité et permet pour les gestionnaires des stratégies d'allocation plus souples.

De ce point de vue, de nombreuses analyses (voir par exemple le rapport d'information Carré et Caresche sur l'investissement productif de long terme 7 ou encore le rapport Chertok, Malleray et Pouletty pour le Conseil d'analyse économique de 2009 8) pointent l'importance de la régulation macroprudentielle, de la nature des produits financiers et, en particulier, de l'offre d'une épargne à capital garanti mais à fonds bloqués, de la simplification de la fiscalité dérogatoire, pour limiter les niches et leurs effets d'aubaine, mais aussi de la législation des faillites et donc des créances. Aussi, plutôt que de chercher à diriger l'épargne vers des financements spécifiques, en utilisant des dispositifs fiscaux dont on maîtrise mal l'efficacité et les effets d'aubaine, chercher à reproduire dans l'assurance-vie quelques-unes des propriétés des fonds de pension est sans doute une voie pertinente.

Les critères du financement des entreprises

Il ne suffit pas d'arroser une plante pour qu'elle pousse. Au-delà de ce qui dirige l'épargne vers le financement des entreprises, la demande de financement (qui donc tire l'épargne) par les entreprises dépend de nombreux facteurs qui peuvent être plus importants que la disponibilité ou le fléchage de l'épargne. L'enquête Safe de la Commission européenne 10 montre que les entreprises françaises déclarent une facilité d'accès égale aux financements que les entreprises des autres États membres. Le taux de refus des demandes de crédit bancaire y est beaucoup plus faible qu'ailleurs. En revanche, les entreprises françaises se distinguent nettement en Europe par le fait qu'elles n'utilisent que très peu (5 %) les financements externes pour l'innovation, alors que la moyenne européenne se situe à 14 % et que les entreprises allemandes destinent leurs financements externes au développement de nouveaux produits dans 22 % des cas.

La France fait partie des quelques pays dans lesquels une bulle immobilière s'est développée et se maintient. De la même façon qu'il est difficile d'établir un lien entre la bulle immobilière et la compétitivité 11, l'investissement dans l'immobilier n'a pas directement de raisons de peser sur l'investissement productif. Pourtant, les entreprises françaises semblent se distinguer à la fois par leur démographie, leur capacité à exporter et leurs façons de financer l'investissement. La transformation de l'ISF en IFI a fait disparaître le dispositif ISF-PME, qui était un moyen de donner un statut fiscal avantageux et comparable à ce qui se fait à l'étranger aux investisseurs providentiels (business angels). Ces investisseurs jouent probablement un rôle important dans le cycle de vie des entreprises, en ne procurant pas simplement des capitaux mais aussi en s'investissant personnellement dans les projets entrepreneuriaux, au point d'intervenir sur le management des jeunes pousses. Au lieu de chercher dans l'immobilier un coupable facile, c'est une des pistes qu'il faudrait explorer.

  1. D’après le Rapport économique, social et financier du projet de loi de finances pour 2018 (www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2017/10/03/publication-du-rapporteconomique-social-et-financier-plf-pour-2018).
  2. Somme des actifs non financiers « logements » et des terrains bâtis dans les comptes de patrimoine de l’Insee, 2016.
  3. Luc Arrondel et André Masson, « Épargne et espérance de vie. Quels produits, quelle fiscalité ? » Opinions et débats, no 14, Labex-Louis Bachelier, 2016.
    Voir aussi le texte «
    Patrimoines immobiliers : diversité européenne » de Luc Arrondel dans ce numéro.
  4. Xavier Timbeau, « Les bulles “robustes” : pourquoi il faut construire des logements en région parisienne », Revue de l’OFCE, no 128, 2013.
  5. Xavier Timbeau, « Prêter aux riches pour les enrichir : l’entre soi et la bulle robuste » in J.-C. Driant et P. Madec, les Crises du logement, la Vie des idées-PUF, 2018, à paraître.
  6. « Les prélèvements obligatoires sur le capital des ménages », Conseil des prélèvements obligatoires, janvier 2018.
  7. Olivier Carré et Christophe Caresche, rapport d’information no 3063 du 16 septembre 2015, Assemblée nationale.
  8. Grégoire Chertok, Pierre-Alain de Malleray et Philippe Pouletty « Le financement des PME », rapport du CAE, la Documentation française, 2009.
  9. C’est un euphémisme, et malgré de nombreuses incantations ces dispositifs sont rarement évalués. La complexité de l’évaluation ainsi que le flou des objectifs et des scénarios contrefactuels n’ont que la force des lobbys comme contrepoids.
  10. Survey on Access to Finance of Enterprises, https://ec.europa.eu/growth/access-to-finance/data-surveys_fr
  11. http:www.constructif.fr/bibliotheque/2013-6/l-immobilier-est-il-responsable-de-la-baisse-de-la-competitivite-francaise.html?item_id=3321.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2018-3/ne-faisons-pas-de-l-immobilier-un-coupable-facile.html?item_id=3633
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article