Philippe CREVEL

Économiste, directeur du Cercle de l'épargne et de Lorello Ecodata.

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Histoire de pierre

Depuis des milliers d'années, la pierre est tout à la fois une source de rêve, de passion, de conflit, une valeur refuge, une œuvre d'art. Elle a toujours fait tourner les têtes, des temples grecs aux gratte-ciel, en passant par les châteaux de la Loire.

Athènes, Rome, Paris, Londres, New York existent par leurs bâtiments, leurs monuments, symboles de leur puissance artistique, culturelle ou militaire présente ou passée. La pierre, source de toutes les convoitises et de tous les plaisirs, fait et défait la croissance et les fortunes des pays. Rappelez-vous la crise des subprimes ! Mais déjà, 2 570 ans avant notre ère, le pharaon de la IVe dynastie d'Égypte, Khéops, souhaitant faire ériger la plus belle pyramide jamais construite, mit en danger son pays et dut se résigner à prostituer sa propre fille pour faire face aux échéances. Bien plus près de nous, en 1819, les États-Unis connurent une récession d'une rare violence, provoquée, déjà, par un recours excessif à l'emprunt destiné à financer des acquisitions foncières. Quelques années plus tard, en 1836, afin de freiner la hausse des prix, le président américain obligea les acheteurs de terrains à payer avec des métaux précieux, ce qui fit éclater la bulle immobilière. Dans la seconde partie du XIXe siècle, la construction des réseaux ferrés dans les pays industrialisés s'accompagna de mouvements spéculatifs suivis de violentes corrections sur les prix.

Au cœur de la vie économique, l'immobilier n'est pas un bien comme les autres. Pourtant peu de livres relatent, en France, son histoire, son importance. Cette relative indifférence livresque est, peut-être, liée à l'omniprésence de l'immobilier qui s'impose à nous comme une évidence. Parfois dénigrée, parfois contestée au niveau économique, la pierre, le béton, le ciment, le bâtiment rythment notre vie. Une entreprise comme Apple, aussi digitale soit-elle, a dépensé 5 milliards de dollars pour se doter d'un siège de béton et de verre à la hauteur de sa puissance, l'Infinite Loop. Que retenons-nous des villes que nous visitons ? Leurs murs, car comme l'écrivait Braudel, une ville, c'est un mur, un mur pour se protéger des intempéries et des envahisseurs. Paris, la Ville Lumière, c'est Notre-Dame, le Louvre, l'Arc de Triomphe, la tour Eiffel Dubai, Burj Khalifa Londres, le palais de Westminster ou Big Ben.

Objet de désir et de frustration

La pierre est donc un havre, tout à la fois un toit et un placement, une valeur refuge, une source de revenus, de plus-values. À la fois objet de désir et de frustration, elle suscite chez les Français des sentiments mêlés. La propension à l'égalité, mais aussi à l'individualisme, se matérialise à travers l'accès à la propriété immobilière. La passion française pour la pierre est complexe. Elle s'inscrit dans le long mouvement du temps. Avant l'attachement à la pierre, il y a celui à la terre. Si, de génération en génération, les liens avec les terroirs se distendent, les Français ne se lassent pas d'avancer leurs origines paysannes lors des repas de famille ou entre amis. Même s'ils ne se rendent que très rarement dans les régions évoquées, ils aiment se référer à leurs origines bourguignonnes ou normandes. Est-ce la prégnance de ces racines qui explique notre appétence jamais désavouée pour la pierre ? Est-ce pour cela que la France est le pays des résidences secondaires ? Quelles que soient les raisons, l'immobilier est assorti de nombreux atouts qui bravent les affres du temps. Il est le paratonnerre censé protéger les familles face aux aléas de la vie, mais aussi un produit d'assurance contre la précarité, pour la retraite. Avoir un toit à soi, c'est le signe même de la maturité, de l'entrée dans le monde des adultes, c'est le symbole de la respectabilité.

Une partie de notre imagerie sociologique s'est construite autour de la propriété. Le logement a une valeur quasi sacrée. Il renvoie à la protection, à la maîtrise du feu avec l'âtre. Le foyer désigne tout à la fois la famille et le lieu dans lequel elle vit. L'administration des impôts a longtemps utilisé l'immobilier pour apprécier la richesse des contribuables. Les taxes foncières et la taxe d'habitation en sont encore l'illustration. De 1798 à 1926, l'État prélevait un impôt sur les portes et fenêtres, ce qui incitait les propriétaires à en réduire le nombre. L'immobilier est une source permanente d'inspiration pour tout fiscaliste qui se respecte.

Une partie de notre imagerie sociologique s'est construite autour de la propriété. Le logement a une valeur quasi sacrée.

Si au XVIIIe siècle, la propriété était l'apanage de la noblesse, du clergé et de quelques bourgeois et paysans fortunés, sa diffusion au sein de la population progresse depuis selon un rythme fluctuant au gré des circonstances économiques et politiques. Au moment de la Révolution, une centaine de milliers de personnes sont propriétaires, quand aujourd'hui 58 % des Français le sont.

Un outil de transmission

Se transmettant de génération en génération, le logement apparaît comme le témoin du temps. Jean-Paul Sartre, dans son roman La nausée, ne soulignait-il pas que « on ne met pas son passé dans sa poche il faut avoir une maison pour l'y ranger » ? Acheter un logement est un acte réalisé pour soi, mais aussi pour ses enfants et ses petits-enfants. Avec l'urbanisation, avec les migrations au sein du territoire, cette idée de léguer un bien physique perd certes un peu de son sens, mais demeure forte au sein de la population.

Acheter une maison, un logement est un acte important qui n'a pas d'équivalent. Le passage devant le notaire témoigne de l'importance de cet acte.

En France, pays longtemps rural, à l'urbanisation rapide et récente, la quête pour l'accès à la terre, autrefois au coeur des revendications paysannes, s'est muée en lutte pour l'obtention de logements au sein de villes de plus en plus grandes. Au cours du XIXe siècle, avec l'industrialisation et les débuts de l'urbanisation, les ouvriers et les employés éprouvaient les pires difficultés à se loger. L'inadéquation entre offre et demande était de mise. Le marché comprenait trop d'appartements bourgeois et peu compatibles avec les capacités financières de la classe ouvrière. Dans les romans d'Honoré de Balzac, combien de personnages sont contraints de vivre en pension dans des établissements sans lustre ? Balzac souligne dans son roman Les employés que Vimeux, scribouillard de l'administration « déjeunait d'une simple flûte et d'un verre d'eau, dînait pour vingt sous et logeait en garni à douze francs par mois ». Émile Zola décrit les conditions de vie déplorables des Parisiens, à la perfection, dans ses romans Le ventre de Paris, L'assommoir, Au bonheur des dames, ou, dans La curée, les bouleversements que connaît la ville avec les chantiers du baron Haussmann. À partir du XIXe siècle, l'amélioration des conditions de vie passe de plus en plus par celle de l'habitat. Notre rapport à son égard change, comme l'indique parfaitement Le Corbusier : « L'architecture actuelle s'occupe de la maison, de la maison ordinaire et courante pour hommes normaux et courants. Elle laisse tomber les palais. Voilà un signe des temps. »

L'intervention de l'État

L'Église, les communes, les Bourses du travail, les associations mutualistes ont joué un rôle majeur pour venir en aide aux plus déshérités, aux sans-logis. L'État a été amené très tôt à intervenir afin de réguler le marché de la location et de l'accession à la propriété. La loi Siegfried de 1894 autorisait l'État à se porter garant dans le financement des logements des classes populaires. En 1912, les offices publics communaux et départementaux d'habitations à bon marché furent créés. En 1922, la loi Ribot donna à ces organismes des facilités financières.

En 1918, après la Première Guerre mondiale, pour soulager les familles des soldats, l'État autorise les locataires à retarder le paiement de leurs loyers. Il décide, par ailleurs, de les geler. Ces mesures, d'une manière ou d'autre, ont été reconduites jusqu'en 1948, année de la fameuse loi sur les loyers, loi généreuse mais malthusienne qui aboutit à une dégradation du parc immobilier.

Après 1918, durant les Années folles, l'industrie change de dimension. Les grands entrepreneurs de l'époque, en s'inspirant des techniques d'organisation américaine, créent des usines aux pourtours des grandes villes, dont Paris. Entre 1929 et 1934, Louis Renault installe ainsi son usine de production de voitures sur l'île Seguin, à Boulogne-Billancourt. L'usine Citroën de Javel, dans le 15e arrondissement de Paris, emploie en 1928 plus de 30 000 personnes. La même année, la loi Loucheur institua un programme d'aides à la construction de logements. À cette époque, l'aspiration des Français à posséder un petit pavillon, déclinaison urbaine de la ferme d'antan, était déjà forte. Les lotissements constitués de petites maisons en brique se multiplièrent dans les banlieues.

Avec la crise de 1929 et l'augmentation de la pauvreté qu'elle engendre, la demande d'intervention de l'État s'accroît. Ainsi, sous le Front populaire, une loi du 11 juillet 1936 prévoyait la réquisition de locaux pour cause d'utilité publique.

Après la Seconde Guerre mondiale, la question de l'accès au logement devint encore plus problématique. Un septième du bâti avait alors été détruit. Des villes entières furent rasées, comme Dunkerque, Brest, Caen, Évreux, Le Havre ou Cherbourg. À la sortie du conflit, plus du quart des logements étaient surpeuplés, 63 % des immeubles n'avaient pas l'eau courante et seuls 5 % étaient équipés d'une salle de bains. Moins de la moitié des Français étaient propriétaires, plus de 50 % des ouvriers étaient encore logés par leur patron.

L'impact de la reconstruction

En quelques années, la France dut, tout à la fois, se reconstruire, accueillir les enfants du baby-boom et loger les rapatriés des anciennes colonies. Quelques années plus tard, l'arrivée d'immigrés nécessita également l'adoption de nouvelles mesures. C'est dans ce contexte que l'abbé Pierre lança son appel durant l'hiver 1954 afin de venir en aide aux sans-abri. À l'époque, moins de 70 000 logements étaient construits chaque année. En 1972, ce nombre dépassait 550 000. Longtemps, les grandes agglomérations ont compté des bidonvilles à leurs portes, celui de Nanterre, l'un des 89 de la région parisienne, abritait alors plus de 14 000 personnes. Leur disparition fut progressive et n'intervint que dans les années 1970.

Face à la crise du logement, après-guerre, la France se lança dans un vaste programme de construction de logements sociaux, qui représentent désormais plus de 16 % du parc total. Notre pays est le premier en Europe pour les logements de ce type. Les pouvoirs publics ont fait preuve d'imagination en affectant les ressources du livret A au logement social. Dans les années 1960, ils menèrent également d'importantes opérations foncières et immobilières sous l'autorité de Paul Delouvrier, avec notamment la création de plusieurs villes nouvelles.

Durant les années 1980, l'accent fut mis sur les droits des locataires, notamment avec la loi Quilliot de 1982. En 1990, la loi Besson réaffirma le droit inaliénable au logement. L'article 1er précise que « garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour l'ensemble de la nation ».

En soixante-dix ans, l'état du parc de logements a connu une réelle amélioration. En 2013, moins de 1 % des logements ne disposaient pas du minimum sanitaire. Sur les 200 000 logements concernés, 60 000 n'avaient l'eau qu'à l'évier de la cuisine, 77 000 n'avaient pas de chauffage, 120 000 pas d'équipement pour se laver. Et 8,4 % des logements étaient en surpeuplement, contre 16 % en 1984.

Malgré ces efforts, avec la pierre, il faut toujours se remettre à l'ouvrage. Ainsi, dès le milieu des années 1980, la question de la réhabilitation des cités occupe le devant de la scène, pour ne plus le quitter jusqu'à aujourd'hui. Même si les évaluations en la matière ne sont pas unanimes, de 4 à 12 millions de Français, selon les critères retenus, seraient mal logés.

De multiples défis

Souvent décriée pour son efficience relative, la politique du logement absorbe plus de 40 milliards d'euros, ce qui constitue un record en Europe. Ce montant est aussi le signe d'importants problèmes et de leur récurrence. La France a été confrontée, ces dernières années, à une lourde chute de la construction malgré une forte demande. Seulement 297 000 logements avaient été, en 2014, mis en chantier, soit le plus bas niveau de ces dix dernières années. Le précédent point bas, en 1997, était intervenu en pleine crise immobilière. En 2017, les mises en chantier ont été supérieures à 400 000, se rapprochant ainsi de l'objectif de 500 000 assigné depuis des années par les différents gouvernements.

Après la loi Alur, la loi Elan, pour « évolution du logement et aménagement numérique », est censée simplifier les règles d'urbanisme, réformer le secteur des habitations à loyer modéré (HLM), revitaliser les centres-villes et faciliter l'intégration du numérique dans les logements.

La France peut s'enorgueillir de posséder un puissant secteur du bâtiment, qui repose tout à la fois sur des sociétés de taille internationale et sur un réseau dense de PME, et qui demeure, malgré les vicissitudes du temps, un secteur clé de l'économie française avec plus de 400 000 entreprises employant 1,4 million de salariés. Il doit désormais relever un triple défi, environnemental, digital et social. Car la force d'un pays, sa foi dans l'avenir, passent encore, et certainement pour de nombreuses années, par la capacité de bâtir des maisons, des immeubles, des monuments d'exception.

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