est sociologue et directeur de recherche au CSTB (Centre scientifique et technique du bâtiment)
L’enjeu social de l’accessibilité
Les projections démographiques du vieillissement
en France sont connues. De même sont connus les changements profonds
qui s’opèrent dans les modes de vie, dans la place accordée
à l’individu dans la société, dans les comportements
et les attentes des personnes. Le vieillissement est de moins en moins
vécu/souhaité comme une mise en retrait de la vie active,
sociale, indépendante et autonome. Avec l’âge se développe
une grande diversité de pratiques sociales, de modes de consommation
et de déplacement, le plus longtemps possible, jusqu’à
des phases plus ou moins avancées d’entrée en dépendance.
Dans les années soixante-dix, une nouvelle désignation
de personnes âgées s’est imposée : les personnes
dépendantes. La dépendance désigne l’incapacité
à accomplir certains actes de la vie quotidienne. Sont dites dépendantes
les personnes qui ont besoin de l’aide effective d’une tierce
personne pour accomplir les actes essentiels de l’existence ou d’une
surveillance constante en raison d’une grave altération de
leurs facultés intellectuelles ou mentales.
Reprise dans une logique du handicap et de critères
liés à la normalité sanitaire, elle-même renvoyant
à la capacité de travailler, la dépendance tend à
être assimilée à une incapacité fonctionnelle,
sans que soient véritablement pris en compte les facteurs environnementaux
physiques et sociaux. Cette conception sanitaire du handicap a évolué
vers une conception plus sociale, ouvrant sur des approches localisées
qui consistent à identifier des besoins spécifiques et à
promouvoir des solutions palliatives plus ou moins adaptées.
Depuis le début des années quatre-vingt-dix,
cette approche sociale de la dépendance et du handicap est progressivement
réinterrogée : le handicap et la dépendance sont
considérés comme le résultat de relations étroites
entre l’évolution des capacités physiques et intellectuelles
de la personne et son environnement physique et social. Ainsi, de toute
déficience peut naître une situation de handicap suivant
la nature de l’environnement et des moyens pour agir sur lui. Plus
même, un environnement donné peut générer des
situations de handicap chez des personnes valides. Cette conception socio-environnementale
ouvre sur des perspectives d’actions préventives globales
conduisant à devoir repenser les relations entre logement, urbanisme
et services, en intégrant toutes les composantes de la population.
Approches socio-sanitaires de l’habitat
: un maître mot, l’adaptation
La fin des années quatre-vingt a été
marquée par deux volontés : l’humanisation des hospices
et le maintien à domicile.
L’humanisation des hospices a engendré
une multitude d’initiatives et de concepts visant à
promouvoir une approche sociale et faiblement médicalisée
d’établissements pour personnes âgées :
logements foyers, Mapa, Cantous, etc. Petites et moyennes structures
se sont développées, recherchant diversement autour
de la notion de « projet de vie » un difficile équilibre
entre vie privative, vie collective et services incorporés,
et entre personnes relativement autonomes et personnes dépendantes.
A présent, le développement des services
à domicile, la volonté des personnes âgées
de conserver un logement indépendant et le poids démographique
croissant de la grande dépendance obligent à repenser le
fonctionnement de ces structures qui se voient de plus en plus devoir
accompagner la fin de vie de personnes devenues fortement dépendantes,
avec incorporation de sections de cure médicale et de services
d’accompagnement affectif, social et psychologique. Il convient donc
de ne pas augmenter le nombre de ces structures mais de réadapter
leur fonctionnement suivant cette évolution de besoins spécifiques.
Pour des raisons à la fois économiques
et sociales, le maintien à domicile est devenu l’enjeu
majeur des politiques locales, régionales et nationales.
Les coordinations gérontologiques, les articulations entre
services d’aide à la vie quotidienne, services sociaux
et médicaux se développent en recherchant des solutions
adaptées aux situations personnelles. La création
des Clic1 et des Sav2, guichets
uniques locaux conçus comme centres de ressources et d’information,
d’expertise et d’aide au montage de dossiers pour les
personnes handicapées et les personnes âgées,
devrait largement contribuer à promouvoir des mesures d’offres
adaptées. De même, l’effort que font certains
organismes d’habitat pour promouvoir des logements adaptés
et adaptables contribue au maintien de personnes âgées
dans leur cadre de vie, à défaut d’un maintien
dans le domicile d’origine. Ces efforts doivent toutefois être
complétés par le développement, à l’échelle
du quartier, de structures intermédiaires entre le maintien
à domicile et le placement en institution (accueil de jour,
hébergement temporaire).
En dépit des difficultés de mise en œuvre,
ces lignes d’actions sont de mieux en mieux soutenues par les dispositifs
législatifs et par les acteurs de l’action sociale et médicale
ainsi que par certains représentants de l’habitat public.
Elles constituent des voies de progrès en faveur du soutien à
l’autonomie et de la prévention contre la dépendance.
Il s’agit toutefois d’initiatives relativement sectorisées
et inégalement réparties sur le territoire qui viennent
souvent compenser des déficits de services et d’équipements
urbains immédiatement accessibles et qui contribuent à caractériser
les personnes âgées en perte d’autonomie comme une population
spécifique.
Approches socio-environnementales : un maître
mot, l’accessibilité
Certes, la fourniture de services à domicile a
sensiblement progressé3. Mais n’est-ce
pas trop souvent pour compenser les déficits récurrents
du cadre bâti dont la conception et la gestion répondent
rarement aux besoins des personnes souffrant de déficiences ? Là
où se vivent des déficiences physiques, sensorielles ou
mentales, durables ou temporaires, le cadre bâti ne construit-il
pas trop souvent des handicaps ?
Penser le soutien à l’autonomie en adoptant
une approche socio-environnementale globale conduit à changer de
paradigme : abandonner la notion de « valide » comme critère
de normalité et considérer que toute personne vit ou vivra
avec des déficiences (accident, maladie, âge, etc.), subit
ou subira des situations handicapantes dans sa vie quotidienne. Cela conduit
à changer d’échelle d’action et d’acteurs.
L’enjeu n’est plus seulement de coordonner des services à
la personne plus ou moins bien liés au logement ou à la
structure d’hébergement, mais de mettre en relation différentes
échelles de territoire (logement, équipement, commerces,
quartier, transports, ville, etc.), de ménager l’autonomie
en aménageant l’accès aux espaces, aux lieux et aux
services de la vie quotidienne.
Pour développer des approches opératoires
de l’aménagement « pour tous » des lieux, on dispose
de deux grands concepts, celui d’«adaptabilité»
et celui d’«accessibilité». Ils doivent être
distingués.
- Le concept d’adaptabilité caractérise
les ressources d’un lieu et de ses équipements en aménagements
particuliers pour pallier une déficience donnée, à
moindre coût et moindre incidence sur l’environnement
bâti et sur la vie alentour. La référence est
la personne, suivant sa situation, ses besoins propres. Ce concept
permet un emploi lieu par lieu, objet par objet, en respectant la
hiérarchie et la segmentation des territoires et des autorités
qui les conçoivent ou les gouvernent (logement, immeuble,
lieu de travail, transports, etc.). Définie comme ressource
de l’espace et des équipements, l’adaptativité
rejoint l’évolutivité.
- Le concept d’« accessibilité
» caractérise le fait que tous les lieux et moyens
permettant d’y accéder4 sont accessibles
à toute personne, quelle que soit sa déficience. La
référence n’est plus la personne, mais tout le
monde. Ce concept, lui, concerne tous les lieux et tous les espaces,
particulièrement au point névralgique des articulations
entre eux. Il est par essence transterritorial et renvoie directement
à la capacité des acteurs de l’habitat et de
la ville à coordonner leurs approches de l’aménagement.
L’enjeu social premier est l’accessibilité
comme critère du bien commun, interrogeant la relation entre les
territoires, les lieux et les services. L’adaptabilité en
est un corollaire, indispensable mais second, qui concerne des segments,
des parties de l’ensemble suivant leurs spécificités
d’usage.
Si l’on considère l’état actuel
de l’habitat et de l’aménagement urbain, on observe que
les approches de l’adaptabilité, plus simples à mettre
en œuvre car plus contextuées, se développent trop
souvent sans lien avec celles de l’accessibilité. Des logements
sont ainsi adaptés, mais pas l’immeuble, des trottoirs sont
aménagés mais pas l’accès aux commerces, etc.
Il en résulte que l’adaptation d’un logement sans aménagement
de son environnement urbain revient à faire du maintien à
domicile un consignement à domicile. Il apparaît en effet
plus simple d’adapter le logement seul, puis de pallier l’enfermement
par des services livrés à domicile, que de favoriser l’accessibilité,
et par là l’autonomie.
Le risque d’une partition urbaine et sociale
entre les secteurs public et privé de l’habitat
Le secteur privé fait peu pour rendre accessibles
ses logements existants. Or, nombre de personnes très âgées
ou en situation de handicap sont souvent en situation économique
précaire. Il en résulte que, pour éviter le placement
en maison spécialisée, ces personnes sont de plus en plus
destinées à rejoindre le secteur public, seul à même
de développer des offres de logements adaptés.
On assiste ainsi à une confluence vers le secteur
public de nombreuses personnes se trouvant en situation fragilisée
ou précaire : ménages en difficultés économique
ou sociale, familles monoparentales, familles issues de l’immigration,
personnes âgées, personnes handicapées, etc. Compte
tenu de la disparité des stratégies d’acteurs entre
public et privé et de la capacité des politiques à
les mobiliser, le processus de déplacement des personnes en situation
de handicap vers le secteur public risque de s’accentuer fortement
dans les années à venir, organisant par là un renforcement
des partitions spatiales et sociales.
On comprend dès lors l’importance qu’il
y aurait à développer des mesures à la fois réglementaires
et financières pour encourager le secteur privé (parc existant
et neuf) à mettre en œuvre des aménagements permettant
une accessibilité pour tous, des immeubles et de leurs abords.
L’habitat pour tous, une revalorisation
patrimoniale
L’idée d’espaces et d’équipements
publics « pour tous » fait son chemin. Une large majorité
de citoyens apprécie les aménagements réalisés
dans ce sens par certaines collectivités et par des services publics.
Pour que cette valeur du « pour tous » gagne la sphère
du privé, une démarche volontaire devrait être engagée
à plusieurs niveaux liés les uns aux autres.
- Faire de l’accessibilité « pour
tous » une obligation de mise en œuvre pour tous les
équipements ouverts au public (commerces, lieux de travail,
espaces culturels, etc.) ainsi que pour toutes les constructions
neuves et rénovations5.
- Soutenir l’accès à des services de proximité
dans les zones urbaines et rurales mal desservies.
- Rendre cohérente la réglementation de la construction
et de l’urbanisme, en insistant plus sur les objectifs à
atteindre que sur les moyens.
- Modifier le cadre juridique et administratif de façon à
faciliter le traitement des relations entre territoires à statuts
différents.
- Valoriser les techniques et les systèmes constructifs permettant
la réalisation de ces aménagements.
- Développer et valoriser les bonnes pratiques professionnelles
et institutionnelles en les enrichissant de savoir-faire et d’expériences
étrangères.
- Intéresser les propriétaires et leurs
syndicats à construire une revalorisation de leur patrimoine
à partir d’aménagements capables de faciliter
la vie de tous, suivant les âges et situations de vie.
De la cohérence et de la détermination
dans la mise en œuvre de ces orientations dépend la crédibilité
qui pourra être accordée au projet social et politique d’une « cité pour tous », prévoyante et prévenante.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2002-11/l-enjeu-social-de-l-accessibilite.html?item_id=2445
© Constructif
Imprimer
Envoyer par mail
Réagir à l'article