Philippe DARD

est sociologue et directeur de recherche au CSTB (Centre scientifique et technique du bâtiment)

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L’enjeu social de l’accessibilité

Les projections démographiques du vieillissement en France sont connues. De même sont connus les changements profonds qui s’opèrent dans les modes de vie, dans la place accordée à l’individu dans la société, dans les comportements et les attentes des personnes. Le vieillissement est de moins en moins vécu/souhaité comme une mise en retrait de la vie active, sociale, indépendante et autonome. Avec l’âge se développe une grande diversité de pratiques sociales, de modes de consommation et de déplacement, le plus longtemps possible, jusqu’à des phases plus ou moins avancées d’entrée en dépendance.

Dans les années soixante-dix, une nouvelle désignation de personnes âgées s’est imposée : les personnes dépendantes. La dépendance désigne l’incapacité à accomplir certains actes de la vie quotidienne. Sont dites dépendantes les personnes qui ont besoin de l’aide effective d’une tierce personne pour accomplir les actes essentiels de l’existence ou d’une surveillance constante en raison d’une grave altération de leurs facultés intellectuelles ou mentales.

Reprise dans une logique du handicap et de critères liés à la normalité sanitaire, elle-même renvoyant à la capacité de travailler, la dépendance tend à être assimilée à une incapacité fonctionnelle, sans que soient véritablement pris en compte les facteurs environnementaux physiques et sociaux. Cette conception sanitaire du handicap a évolué vers une conception plus sociale, ouvrant sur des approches localisées qui consistent à identifier des besoins spécifiques et à promouvoir des solutions palliatives plus ou moins adaptées.

Depuis le début des années quatre-vingt-dix, cette approche sociale de la dépendance et du handicap est progressivement réinterrogée : le handicap et la dépendance sont considérés comme le résultat de relations étroites entre l’évolution des capacités physiques et intellectuelles de la personne et son environnement physique et social. Ainsi, de toute déficience peut naître une situation de handicap suivant la nature de l’environnement et des moyens pour agir sur lui. Plus même, un environnement donné peut générer des situations de handicap chez des personnes valides. Cette conception socio-environnementale ouvre sur des perspectives d’actions préventives globales conduisant à devoir repenser les relations entre logement, urbanisme et services, en intégrant toutes les composantes de la population.

Approches socio-sanitaires de l’habitat : un maître mot, l’adaptation

La fin des années quatre-vingt a été marquée par deux volontés : l’humanisation des hospices et le maintien à domicile.

L’humanisation des hospices a engendré une multitude d’initiatives et de concepts visant à promouvoir une approche sociale et faiblement médicalisée d’établissements pour personnes âgées : logements foyers, Mapa, Cantous, etc. Petites et moyennes structures se sont développées, recherchant diversement autour de la notion de « projet de vie » un difficile équilibre entre vie privative, vie collective et services incorporés, et entre personnes relativement autonomes et personnes dépendantes.

A présent, le développement des services à domicile, la volonté des personnes âgées de conserver un logement indépendant et le poids démographique croissant de la grande dépendance obligent à repenser le fonctionnement de ces structures qui se voient de plus en plus devoir accompagner la fin de vie de personnes devenues fortement dépendantes, avec incorporation de sections de cure médicale et de services d’accompagnement affectif, social et psychologique. Il convient donc de ne pas augmenter le nombre de ces structures mais de réadapter leur fonctionnement suivant cette évolution de besoins spécifiques.

Pour des raisons à la fois économiques et sociales, le maintien à domicile est devenu l’enjeu majeur des politiques locales, régionales et nationales. Les coordinations gérontologiques, les articulations entre services d’aide à la vie quotidienne, services sociaux et médicaux se développent en recherchant des solutions adaptées aux situations personnelles. La création des Clic1 et des Sav2, guichets uniques locaux conçus comme centres de ressources et d’information, d’expertise et d’aide au montage de dossiers pour les personnes handicapées et les personnes âgées, devrait largement contribuer à promouvoir des mesures d’offres adaptées. De même, l’effort que font certains organismes d’habitat pour promouvoir des logements adaptés et adaptables contribue au maintien de personnes âgées dans leur cadre de vie, à défaut d’un maintien dans le domicile d’origine. Ces efforts doivent toutefois être complétés par le développement, à l’échelle du quartier, de structures intermédiaires entre le maintien à domicile et le placement en institution (accueil de jour, hébergement temporaire).

En dépit des difficultés de mise en œuvre, ces lignes d’actions sont de mieux en mieux soutenues par les dispositifs législatifs et par les acteurs de l’action sociale et médicale ainsi que par certains représentants de l’habitat public. Elles constituent des voies de progrès en faveur du soutien à l’autonomie et de la prévention contre la dépendance. Il s’agit toutefois d’initiatives relativement sectorisées et inégalement réparties sur le territoire qui viennent souvent compenser des déficits de services et d’équipements urbains immédiatement accessibles et qui contribuent à caractériser les personnes âgées en perte d’autonomie comme une population spécifique.

Approches socio-environnementales : un maître mot, l’accessibilité

Certes, la fourniture de services à domicile a sensiblement progressé3. Mais n’est-ce pas trop souvent pour compenser les déficits récurrents du cadre bâti dont la conception et la gestion répondent rarement aux besoins des personnes souffrant de déficiences ? Là où se vivent des déficiences physiques, sensorielles ou mentales, durables ou temporaires, le cadre bâti ne construit-il pas trop souvent des handicaps ?

Penser le soutien à l’autonomie en adoptant une approche socio-environnementale globale conduit à changer de paradigme : abandonner la notion de « valide » comme critère de normalité et considérer que toute personne vit ou vivra avec des déficiences (accident, maladie, âge, etc.), subit ou subira des situations handicapantes dans sa vie quotidienne. Cela conduit à changer d’échelle d’action et d’acteurs. L’enjeu n’est plus seulement de coordonner des services à la personne plus ou moins bien liés au logement ou à la structure d’hébergement, mais de mettre en relation différentes échelles de territoire (logement, équipement, commerces, quartier, transports, ville, etc.), de ménager l’autonomie en aménageant l’accès aux espaces, aux lieux et aux services de la vie quotidienne.

Pour développer des approches opératoires de l’aménagement « pour tous » des lieux, on dispose de deux grands concepts, celui d’«adaptabilité» et celui d’«accessibilité». Ils doivent être distingués.

  • Le concept d’adaptabilité caractérise les ressources d’un lieu et de ses équipements en aménagements particuliers pour pallier une déficience donnée, à moindre coût et moindre incidence sur l’environnement bâti et sur la vie alentour. La référence est la personne, suivant sa situation, ses besoins propres. Ce concept permet un emploi lieu par lieu, objet par objet, en respectant la hiérarchie et la segmentation des territoires et des autorités qui les conçoivent ou les gouvernent (logement, immeuble, lieu de travail, transports, etc.). Définie comme ressource de l’espace et des équipements, l’adaptativité rejoint l’évolutivité.
  • Le concept d’« accessibilité » caractérise le fait que tous les lieux et moyens permettant d’y accéder4 sont accessibles à toute personne, quelle que soit sa déficience. La référence n’est plus la personne, mais tout le monde. Ce concept, lui, concerne tous les lieux et tous les espaces, particulièrement au point névralgique des articulations entre eux. Il est par essence transterritorial et renvoie directement à la capacité des acteurs de l’habitat et de la ville à coordonner leurs approches de l’aménagement.

L’enjeu social premier est l’accessibilité comme critère du bien commun, interrogeant la relation entre les territoires, les lieux et les services. L’adaptabilité en est un corollaire, indispensable mais second, qui concerne des segments, des parties de l’ensemble suivant leurs spécificités d’usage.

Si l’on considère l’état actuel de l’habitat et de l’aménagement urbain, on observe que les approches de l’adaptabilité, plus simples à mettre en œuvre car plus contextuées, se développent trop souvent sans lien avec celles de l’accessibilité. Des logements sont ainsi adaptés, mais pas l’immeuble, des trottoirs sont aménagés mais pas l’accès aux commerces, etc. Il en résulte que l’adaptation d’un logement sans aménagement de son environnement urbain revient à faire du maintien à domicile un consignement à domicile. Il apparaît en effet plus simple d’adapter le logement seul, puis de pallier l’enfermement par des services livrés à domicile, que de favoriser l’accessibilité, et par là l’autonomie.

Le risque d’une partition urbaine et sociale entre les secteurs public et privé de l’habitat

Le secteur privé fait peu pour rendre accessibles ses logements existants. Or, nombre de personnes très âgées ou en situation de handicap sont souvent en situation économique précaire. Il en résulte que, pour éviter le placement en maison spécialisée, ces personnes sont de plus en plus destinées à rejoindre le secteur public, seul à même de développer des offres de logements adaptés.

On assiste ainsi à une confluence vers le secteur public de nombreuses personnes se trouvant en situation fragilisée ou précaire : ménages en difficultés économique ou sociale, familles monoparentales, familles issues de l’immigration, personnes âgées, personnes handicapées, etc. Compte tenu de la disparité des stratégies d’acteurs entre public et privé et de la capacité des politiques à les mobiliser, le processus de déplacement des personnes en situation de handicap vers le secteur public risque de s’accentuer fortement dans les années à venir, organisant par là un renforcement des partitions spatiales et sociales.

On comprend dès lors l’importance qu’il y aurait à développer des mesures à la fois réglementaires et financières pour encourager le secteur privé (parc existant et neuf) à mettre en œuvre des aménagements permettant une accessibilité pour tous, des immeubles et de leurs abords.

L’habitat pour tous, une revalorisation patrimoniale

L’idée d’espaces et d’équipements publics « pour tous » fait son chemin. Une large majorité de citoyens apprécie les aménagements réalisés dans ce sens par certaines collectivités et par des services publics. Pour que cette valeur du « pour tous » gagne la sphère du privé, une démarche volontaire devrait être engagée à plusieurs niveaux liés les uns aux autres.

  • Faire de l’accessibilité « pour tous » une obligation de mise en œuvre pour tous les équipements ouverts au public (commerces, lieux de travail, espaces culturels, etc.) ainsi que pour toutes les constructions neuves et rénovations5.
  • Soutenir l’accès à des services de proximité dans les zones urbaines et rurales mal desservies.
  • Rendre cohérente la réglementation de la construction et de l’urbanisme, en insistant plus sur les objectifs à atteindre que sur les moyens.
  • Modifier le cadre juridique et administratif de façon à faciliter le traitement des relations entre territoires à statuts différents.
  • Valoriser les techniques et les systèmes constructifs permettant la réalisation de ces aménagements.
  • Développer et valoriser les bonnes pratiques professionnelles et institutionnelles en les enrichissant de savoir-faire et d’expériences étrangères.
  • Intéresser les propriétaires et leurs syndicats à construire une revalorisation de leur patrimoine à partir d’aménagements capables de faciliter la vie de tous, suivant les âges et situations de vie.

De la cohérence et de la détermination dans la mise en œuvre de ces orientations dépend la crédibilité qui pourra être accordée au projet social et politique d’une « cité pour tous », prévoyante et prévenante.

  1. Centres locaux d’information et de concertation : 136 en 2001 et plus de 250 en 2002
  2. Sites pour la vie autonome
  3. Voir l’article de Jean-Noël Lesellier.
  4. Voirie, trottoirs, transports, seuils, etc.
  5. Voir l’article de Régis Herbin.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2002-11/l-enjeu-social-de-l-accessibilite.html?item_id=2445
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